Madame Bovary XXX ou les tribulations
d´une « baisade »
Antonio Domínguez Leiva
Dès l´origine, Madame Bovary est
traversée par la hantise du cul. Un montage très cru, volontiers polémique et
quasi surréaliste (nous sommes en 1949) des brouillons préparatoires réalisé
par J. Pommier et G. Leleu dans leur édition critique montre cette obsession
physiologique à l´œuvre dans la genèse du texte:
« L’habitude de baiser la rend sensuelle, coup avec Rodolphe, vie du
cul, le coup se tire dans la chambre, sur cette causeuse où ils ont tant causé,
noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne, après les foutreries va
se faire recoiffer, Emma un peu putain, [Léon] prend un gant, regarde ça comme
hardi se monte la tête la dessus, faire comprendre qu’il se branle avec ce
gant, le passe à sa main et dort la tête posée dessus, sur son oreiller,
toilette putain, cul d’un main. Emma rentre à Yonville, dans un état d’âme, de
fouteries normales, Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle
ne l’en aime que mieux, manière dont elle l’aimait profondément cochonne, à
propos des excitations de cul dont elle prenait au coït journalier de Charles,
elle l’aime comme un godemichet, tour à tour putain et chaste selon qu’elle
voit que ça lui plaît, - et c’est au moment de tirer un coup qu’Emma lui
demande de l’argent ».
Certaines notes ont toute la fulgurance du fantasme : « sang au
doigt de Léon qu'elle suce / amour si violent qu'il tourne au sadisme »
(folio 14). Grand lecteur du Divin Marquis, Flaubert évoque l´hématophilie de
maintes libertines sadiennes et transforme Emma en vampiresse, devançant La Vampire de Paul Féval (1861) et la Carmilla de Le Fanu (1871) et
préfigurant un motif-clé du cinéma vampirique (alors que Jonhatan Harker se
coupe en se rasant dans le Dracula de
Stoker, Hutter dans Nosferatu de
Murnau et Renfield dans le Dracula de
Browning se coupent le doigt, attisant la soif du prédateur).
De ce notes au
texte final il y aura mille remaniements (4500 pages de brouillon au total,
produites sur 5 ans de travail, à raison de 18 heures par jour), toute la
torture du style flaubertien que l´on connaît et aussi, bien entendu, le poids
intériorisé de l´interdit social qui pèse sur ces expressions des choses de
l´amour, au point que peu de lecteurs de cette œuvre devenue canonique qui
constitue, désormais, une des rares bribes de la littérature du XIXe siècle
encore transmises par l´institution scolaire, s´attendent à cette liberté de
ton si crue de la part du « grand auteur » consacré.
Yvan Leclerc
n´hésite pas à parler à ce sujet d´une véritable « autocensure »
(p.140), au moment même où le Second Empire se livre à une grande campagne de
« moralisation » de l´art ; non seulement on s´attaque aux
auteurs contemporains (le célèbre feuilletoniste Xavier de Montépin pour Les filles de plâtre en 1855) mais on se
met à interdire les grands classiques libertins du XVIIIe (Les liaisons dangereuses, l´Erotikon
Biblion de Mirabeau, etc.). En écho de la double morale sexuelle qui domine
la société bourgeoise du temps, le clivage entre ce que l´on peut écrire dans
l´intimité (comme en témoigne la savoureuse correspondance de Flaubert, où il
se complaît dans un rapport quasi-charnel à sa créature : « J’en suis à
leur Baisade, en plein, au milieu », écrit-il, « On sue et on a la gorge
serrée», ou encore « ma Bovary est sur
le point immédiat d’être baisée»),
ce que l´on peut faire circuler sous le manteau et ce que l´on peut imprimer
dans le circuit du champ littéraire légitime se rigidifie.
Une lettre à sa
maîtresse Louise Colet au sujet du roman de Lamartine Graziella (1852)
est significative à plusieurs titres (outre l´agacement à l´égard de la
castration de l´œuvre par la censure, l´interpénétration, avant Freud, de la
curiosité lectrice et sexuelle, le sexe comme secret ultime, avant Foucault,
des êtres et enfin la lassitude face à la béatification victorienne de la
féminité, ancêtre de notre gynéphilie politiquement correcte): «Et d'abord,
pour parler clair, la baise-t-il ou ne la baise-t-il pas? Ce ne sont pas des êtres humains, mais des mannequins.
Que c'est beau, ces histoires d'amour où la chose principale est tellement
entourée de mystère que l'on ne sait à quoi s'en tenir, l'union sexuelle étant
réléguée systématiquement dans l'ombre comme boire, manger, pisser, etc.! Le
parti pris m'agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme
qui l´aime et qu'il aime, et jamais un désir! Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuátre! O hypocrite! S'il
avait raconté l'histoire vraie, que c'eût été plus beau! Mais la verité demande
des mâles plus velus que M. de Lamartine. II
est plus facile en effet de dessiner un ange qu'une femme: les ailes cachent la
bosse» (24 avril 1852).
Or « tout
se passe comme si Flaubert éprouvait la nécessité de noter ces mots
crus », écrit Y. Leclerc, « d´imaginer ces situations franches pour
se « monter le bourrichon », comme il dit, et donner en dedans une
orgie et une débauche de mots, « se faire des harems dans la tête »
avant d´écrire un texte chaste en surface, mais tout brûlant par-dessous de ce
qui a été volontairement autocensuré et qui continue » (p. 141).
Plutôt que
« Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime
que mieux », nous lirons donc dans le texte final : « [Rodolphe]
jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose
de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot, plein
d’admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l’engourdissait
; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le
duc de Clarence dans son tonneau de Malvoisie ». Tout, des périphrases à
cette dernière référence historique et cocasse (puisée justement dans le
chapitre 33 du Quart livre de
Rabelais, auteur fétiche du « grotesque » romantique dont hérite, le
détournant, Flaubert), est là pour jouer, comme jadis La Fontaine, à la fois
sur la puissance sensuelle du dit et le pouvoir fantasmatique du non-dit.
Mais à cette
intériorisation des interdits du sexe écrit qui régissent les différentes
sphères du discours social s´ajoute, chez Flaubert, une autre exigence, marquée
par sa volonté d´une écriture nouvelle jusque dans l´érotisme dont il fait état
dans ses lettres : « J’ai une baisade qui m’inquiète fort et
qu’il ne faudra pas biaiser, quoique je veuille la faire chaste, c’est-à-dire
littéraire, sans détails lestes, ni images licencieuses ; il faudra que le
luxurieux soit dans l’émotion » (2 juillet 1853) ». C´est à
ce titre que Patrick Née entre en désaccord avec l´idée même d´autocensure
avancée par Yvan Leclerc, « car dans le blanc de l´acte sexuel lui-même se
révèle le problème du style de l´éros (…). Loin d´y lire un effet de sourdine
qui empêcherait que ne retentisse dans le livre l´éclat du sexe qui
flamboierait dans la correspondance, nous y voyons l´impératif même de l´art de
Flaubert: faire que cette "émotion" contienne en le faisant vibrant
le transfert du sujet aux objets, de l´idée de l´acte (avec ses associations
conventionnelles) à son surgissement métonymique au sein de la
description » (Née, p. 138). Le procureur impérial ne se trompera pas à ce
compte, affirmant dans son réquisitoire : « la couleur générale de
l´auteur, permettez-moi de vous le dire c’est
la couleur lascive ».
Vargas Llosa
reprend volontiers cette idée, en en faisant non seulement la clé secrète de
l´oeuvre mais la raison même de son succès esthétique inégalé:
“En ningún otro tema es tan patente la maestría de Flaubert como en la
dosificación y distribución de lo erótico en Madame Bovary. El sexo está en la
base de lo que ocurre, es, junto con el dinero, la clave de los conflictos, y
la vida sexual y la económica se confunden en una trama tan íntima que no se
puede entender la una sin la otra. Sin embargo, para sortear las limitaciones
de la época (…) y la amenaza de irrealidad, el sexo está presente a menudo de
manera emboscada, bañando los episodios desde la sombra de sensualidad y
malicia (Justin contempla tembloroso las prendas íntimas de Madame Bovary, Léon
adora sus guantes, Charles una vez muerta Emma desahoga sus ansias en los
objetos que a ella le hubiera gustado poseer), aunque, a veces, irrumpe
triunfal: inolvidable escena de Emma desanudándose los cabellos como una consumada
cortesana ante Léon, o cuidando su persona para el amor con el refinamiento y
la previsión que debió tener la egipcia Ruchiuk Hânem. El sexo ocupa un lugar
central en la novela porque lo ocupa en la vida y Flaubert quería simular la
realidad. A diferencia de Lamartine, no disolvió por eso en espiritualidad y
lirismo lo que es también algo biológico, pero tampoco redujo el amor a esto
último. Se esforzó en pintar un amor que fuera, de un lado, sentimiento,
poesía, gesto, y, del otro (más discretamente), erección y orgasmo” (1975,
pp. 31-32).
« Ce brave
organe genital est le fond des tendresses humaines; ce n'est pas la tendresse,
mais c'en est le substratum comme diraient les philosophes », écrit
Flaubert à Louise Colet (17 septembre 1852), s´inscrivant dans le pansexualisme
paradoxal de l´âge victorien dont héritera, comme l´a démontré Foucault, la
pyschanalyse qui en est le parachèvement. Et c´est cette obsession omniprésente
mais souterraine (comme dans la société toute entière qui la distille) qui
domine l´œuvre : « Esta filosofía, que con Freud alcanzaría dignidad
científica, contamina la historia de Emma Bovary. Efectivamente, el "bravo
órgano genital" esclarece las conductas y psicologías de los personajes y
es con frecuencia el combustible que mueve la intriga. El desánimo, el
desasosiego que, poco a poco, convierten a Emma en una adúltera, son
consecuencia de su frustración matrimonial y esta frustración es principalmente
erótica. El temperamento ardiente de Emma no tiene un compañero a su altura en
el agente de sanidad y esas insuficientes noches de amor precipitan la caída.
En cambio, a Charles le ocurre lo contrario. (…) Su felicidad sexual explica en
buena parte su ceguera, su conformismo, su pertinaz mediocridad » (Vargas
Llosa, 1975, pp. 32-33). La quête d´Emma sera,
essentiellement, celle d´une “libération sexuelle” héritée des héroïnes
libertines: “Convirtiendo el vicio en
virtud, la regla en excepción, [Emma] rompe los condicionamientos que pesan
sobre su persona (su sexo) e inicia un proceso que es, sin la menor duda, un
oscuro, instintivo proceso de liberación. Es imposible no admirar la aptitud de
Emma para el placer; una vez estimulada y educada por Rodolphe, supera a su
maestro y al segundo amante y envuelve de cálido erotismo la novela a partir
del capítulo IX de la segunda parte” (id, p.33).
“En Madame Bovary lo erótico
es fundamental, pero, aunque Flaubert quería contarlo todo, se vio obligado a
tomar precauciones para sortear los escollos de la censura”, poursuit
Vargas Llosa. “Pero que lo sexual sea más
implícito que explícito no significa que esos datos escondidos, esos hechos
narrados por omisión, sean menos eficaces. El climax erótico de la novela es un
hiato genial, un escamoteo que consigue, justamente, potenciar al máximo el
material ocultado al lector. Me refiero al interminable recorrido por las
calles de Rouen del fiacre en el que Emma se entrega a Léon por primera vez”
(id, p. 34). En effet, la
scène du fiacre constituera le sommet de cette écriture, et par extension une
des scènes de coït les plus réussies de la littérature française. Rien ne
semble l´annoncer, toutefois, dans les premières notes, comme le montre Le
Calvez qui trace l´évolution génétique de ce morceau de bravoure dans ses Genèses flaubertiennes : à
l´origine il y a la symétrie entre les deux grandes « baisades »,
celle, forestière (ou contre-bucolique), avec Rodolphe, et celle, domestique
(ou contre-conjugale), avec Léon. On lit ainsi dans la note sur « Leopold
II » : « leo qui a été déjà aimé et qui le sait (et plus vieux
de trois ans n´a donc pas gd chemin à faire -le coup se tire dans la chambre
sur cette Causeuse où ils ont tant
Causé- délices d´Emma qui enfin trouve son rêve réalise, plein -indignation de
voir son mari s´asseoir sur les mêmes meubles » (f° 12). Si l´on retrouve
là « un principe de récurrence ou de reconnaissance spatiale
fréquent dans les scénarios flaubertiens » (Calvez, p. 234), il est ici
mis en œuvre pour signaler une parfaite « profanation » de l´image de
« l´ange du foyer » et, analogiquement, du microcosme conjugal
bourgeois. La scène se précise dans une
version ultérieure : « Leon a trois ans de plus -il a gagné quelque
hardiesse il veut ravoir Me Bovary qu´il a maintenant sous la main et qu´il a
ratée autrefois elle l´excite plus que jamais- Emma expérimentée par une première
déception ramenée par vertu à son mari résiste longtemps -elle finit par céder
cependant un soir dans sa chambre sur ce même fauteuil où se donna la première unique
langue -Coup exquis, ému, fiévreux -Délices d´Emma qui trouve enfin son rêve
réalisé, plaint son mari rentre indignation de voir son mari s´asseoir sur les
mêmes meubles » (folios 10 v° et 14).
Puis ce fantasme de profanation domestique s´évanouit,
ouvrant la porte à une autre mise en scène du désir. Ainsi lit-on au bas du folio 20 : « au spectacle à
Rouen. – rencontre de Leon. visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous
rappelez-vous ? Ah je vous ai bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en
parlons plus. – très calme _ sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un
coup ». Ce coup sera, momentanément, maritime ; comme pour Rodolphe,
les grands espaces l´emportent lorsqu´il est question de baiser Madame Bovary :
« Sur le port- chaleur- tente de coutil de voiliers- coup sain pas de
description du coup mais s´etendre sur avant et apres. Difference avec
Rodolphe. Leon plus emu et jeune qu´elle. Emma rentre à Yonville dans un bon etat
physique de fouterie normale" (folio 29 v°). Mais ce fantasme va lui aussi
s´éclipser ; est-ce, comme le suppose Le Calvez, « parce que Flaubert
est gêné par la similitude potentielle des deux scènes de baisade (encore
peu éloignées dans le récit scénarique, rappelons-le) » (p. 238) ? Ou
bien Flaubert change-t-il soudainement de « script » érotique, mu par
son désir à la façon capricieuse des rêves éveillés sexuels, voire agi par le
propre désir du texte ?
Toujours est-il que
survient, d´un coup, l´ébauche qui sera finalement retenue : «Visite de
Leon à son autel. souvenirs etc. - elle resiste un peu -donne rendez-vous dans
la cathedrale.-en fiacre. trimballement du fiacre, partout. boule du
cocher. – rien que la boite » (f° 33). « Indépendamment du superbe
lapsus (« Visite de Leon à son autel »), on remarque l’apparition impromptue de
nouveaux éléments essentiels », écrit Le Calvez : « Le
rendez-vous a trouvé sa localisation (« cathédrale »), ainsi que le coup («
en fiacre »), qui n’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait
dès lors à en assurer le récit en creux. Le déroulement de la scène est
implicite, « trimballement», « partout », avec la notation de la « boule du
cocher » pour marquer comiquement la réaction d’une partie du public Rouennais.
Enfin, la focalisation externe balbutie sous la forme d’une nouvelle
auto-injonction déguisée se substituant à la précédente : « rien que la boite
» » (Calvez, p. 238). Mais rien ne permet de saisir, dans la généalogie du
texte, les raisons de cette transformation.
Un détail
révélateur de l’interligne du dernier scénario ponctuel (et qui passera dans la
version publiée, sous une forme tout aussi énigmatique) peut toutefois nous
servir d´indice : « attente du fiacre. elle veut s’en aller. ce
n’est pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottes décident
il vient. – ils montent dedans » (f° 79). Cette allusion, qui sert à
ironiser sur le culte niais des « hardiesses » parisiennes par cette
pauvre provinciale (ainsi que sur le ridicule des grands « transports »
amoureux en général), fait écho à une lettre à Louise Colet qui enferme
peut-être la clé de la transposition...
« As-tu
réfléchi quelquefois à toute l´importance qu´a le Vit dans l´existence
parisienne? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant au
coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d'aimant qui dirige
toutes les navigations. Il y a de quoi devenir chaste par contraste. Je ne hais
pas Vénus, mais quel abus ! J'aime dans ce monde-là deux choses : la chose
d'abord, en elle-même, la chair ; puis la passion, violente, haute, rare, la
grande corde pour les grands jours. C'est pourquoi le cynisme me plaît, tout
comme l'ascétisme. Mais j'exècre la galanterie. On peut bien vivre sans cela,
parbleu ! Cette perpétuelle confusion de la culotte et du coeur me fait vomir»
(29 novembre 1853).
Le ton amer de
cette diatribe annonce la complexité de la distanciation mise en œuvre dans
l´écriture de la scène finale, où, sous le ridicule apparent, percera toute la
tristesse de ces « transports » galants (tout en feignant d´ignorer
que Louise, ironiquement, devint sa maîtresse après un tour de calèche au bois
de Boulogne, calèche qu´il se propose, dans un rare sursaut de romantisme à
l´eau de rose, de lui offrir en souvenir). Flaubert
reprend en fait un véritable topos érotique intronisé par la littérature
libertine (et ratifié par les mœurs). Comme l´écrit Robert Melançon dans son
savoureux article « Faire catleya au XVIIIe siècle », « les
scènes amoureuses dans un véhicule hippomobile ont fasciné de très nombreux
romanciers du Siècle des lumières » ; « en littérature, le
fiacre, la voiture, le carrosse, la calèche, le chariot, la chaise de poste, le
cabriolet, la vinaigrette, le wiski, le coche, la berline, le coupé, la
désobligeante, le sapin — ou, pour le dire plus simplement, le véhicule
équimobile —, n'est pas seulement un moyen de transport; c'est aussi le lieu de
multiples transports.” (Melançon, p. 66).
Après Casanova
(Flaubert a-t-il lu la célèbre scène de la diligence dans le premier volume de
son Histoire de ma vie ? Aucune
mention n´est toutefois faite au grand aventurier dans son œuvre, et on n´en a pas
trouvé de trace dans sa bibliothèque), Marivaux, Crébillon fils, Prévost,
Laclos ou Vivant Denon, sans oublier L’Histoire de Guillaume, cocher, du
comte de Caylus ou les Folies d´un conscrit (où l´on retrouve cette synthèse claire et distincte: "les soubresauts de la voiture nous aident à faire les soubresauts de l´amour"), le motif va se banaliser, comme en témoigne le livre d´un
dénommé M. Vélocifère (en fait le graphomane J.-P.-R. Cuisin), L´amour
au grand trot, ou la gaudriole en diligence: manuel portatif et guide très
précieux pour les voyageurs offrant une série de voyages galants en France et à
l'étranger, ainsi qu'une foule de révélations piquantes de tous les larcins
d'amour, bonnes fortunes, espiègleries, aventures extraordinaires dont ces
voitures sont si souvent le théâtre (chez les principaux libraires du
Palais-Royal, an du plaisir au galop, 1820). Dans cet opuscule dédié « à
tous les joyeux voyageurs, et surtout à ces aimables Friponnes qui, dans leurs
courses voluptueuses, traitent l´intérieur d´une diligence absolument comme un
matelas nuptial » on pouvait ainsi lire que « rien n´est plus traître
à la chasteté qu´un voyage en diligence » (p. 31), ce qui aurait pu
figurer, tel quel, dans le Dictionnaire
des idées reçues, dont Madame Bovary
est déjà comme une amorce.
Plus près de
Flaubert, le très honorable Prosper Mérimée y avait eu recours, comme le
rappellera justement l´avocat à la défense Maître Senard. Dans sa Double méprise (1833), intertexte plus
que probable de la scène étudiée, une jeune épouse déçue (Julie) se donne en un
carrosse à un homme (Darcy) qui fut attiré par elle quelques années plus tôt et
qu´elle vient de retrouver quelques heures auparavant. Alors qu´elle rêve de
refaire sa vie avec lui partageant un intense sentiment amoureux, Darcy est
plus ou moins agréablement surpris par la conquête trop facile de cette belle
épouse, décalage tout flaubertien qui déclenche le drame final
(irrémédiablement déçue et, de surcroît, honteuse, Julie s'enfuira chercher
refuge chez sa mère, mourant au cours du voyage sans que Darcy ait compris son
drame).
La comparaison,
évoquée par Senard, est éloquente, mais non pas dans le sens moralisateur voulu
par l´avocat. Mérimée a recours, après une longue mise en scène du dialogue à
l´intérieur de la voiture, à une ellipse on ne peut plus conventionnelle,
signée par la fin du chapitre (« Darcy la serra
dans ses bras avec transport, cherchant à arrêter ses larmes par des baisers.
Elle essaya encore de se débarrasser de son étreinte, mais cet effort fut le
dernier qu’elle tenta »), insistant surtout sur « l´après-coup »
et le divorce des êtres confinés dans cet espace devenu étouffant. Flaubert,
quant à lui, réussit un véritable tour de force en s´astreignant à suivre la
scène de l´extérieur du fiacre, jouant sur toutes les virtualités du
déplacement (du point de vue, des objets dans l´espace, du désir du lecteur
lui-même, titillé dans sa volonté de « voir » et de
« savoir »).
Encadrée dans la visite à la cathédrale, la scène
prend de suite une couleur ironique, en parfait décalage avec la pastorale de
la peur chrétienne («
Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté
sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le
roi David, et les Réprouvés dans les flammes d'enfer »), plaçant l´acte
adultère qui s´annonce sous le signe de l´incroyance (ce qui sera l´objet de la
double accusation pour « outrage à la morale
publique et religieuse et aux bonnes mœurs »).
Renonçant à la crudité de ses notes, l´auteur
transforme la trajectoire apparemment anodine de ce mobile (au point que
l´avocat à la défense citera la scène en entier pour preuve de sa
moralité !) en une parfaite mécanique érotique in absentia. “Using the estranged point of view, Flaubert produced an
excellent example of indirect erotic writing. Every element in the text is made
to evoke a succession of sexual acts”, écrit Angela B. Moorjani dans "Madame
Bovary´s Eroticized Vehicle”; “The motion of the cab simulates the action
the reader is invited to imagine within. Or more precisely, the flow of the
sentences, imitating the rhythm of the vehicle, evokes the moves of seduction
inside the carriage. The motion of the cab around Rouen suggests first a
repetition of the progressive rhythm of seduction, followed by an adagio of
relief, giving way to a crescendo of sweeping waves of motion and finally
discordant frenzy before subsiding in fatigue. The sentences pulsate with
intensity, flow smoothly, or precipitate their rhythm in accordance with the
motion described. The text itself functions like an
eroticized vehicle” (Moorjani, 50).
Machinerie
qui peut toutefois se gripper… Genette analyse ainsi la scène dans
« Silences de Flaubert » en fonction de l´apparition dans le récit
d´une remarque discordante ; Flaubert, soudain plante là cette
« baisade ambulatoire » qui ne « l´intéresse pas beaucoup »
(jugement qui est, à la lumière de tout ce que l´on vient d´évoquer, fort
discutable) et « pense à autre chose », à savoir à ces
« vieillards en veste noire [qui] se promènent au soleil, le long d´une
terrasse toute verdie par des lierres ». Et Genette analyse le trait
d´écriture en termes « d´effet microscopique, mais, si l´on veut bien le
considérer de près, capable à lui seule, comme un grain de sable bien placé,
d´arrêter tout un mouvement romanesque ».
On peut, a contrario, y voir l´effet de contraste ironique entre la fougue du
double « transport amoureux » et le calme plat de la vie provinciale
dont Emma tente, par tous les moyens, de s´arracher, fut-ce dans l´espace exigu
de ce fiacre qui est déjà comme une promesse de tombeau.
L´accumulation des toponymes signale la durée et les
intensités de l´acte, érotisant de façon ironique la topographie de cette
« honnête » ville provinciale avec laquelle Flaubert règle ses
comptes (« Elle remonta
le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le
Mont-Riboudet jusqu'à la côte de Deville.// Elle revint ; et alors, sans parti
pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint- Pol, à
Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue
Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou,
Saint-Nicaise, - devant la Douane - à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et
au Cimetière Monumental »). L´ironie vire à la farce avec la figure du
cocher, qui, contrairement à la tradition libertine qui en fait un
personnage-clef versé, tout autant que les filles publiques, dans l’art de la
divagation et connaissant tout des rues, des ruses et du commerce érotique dont
il est si souvent complice, est ici tout aussi naïf que les autres provinciaux
de cette ville léthargique (« De temps à autre, le cocher sur son siège
jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur
de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s'arrêter. Il
essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations
de colère »).
Cette machinerie
textuelle du fiacre, où les joies de l´Eros sont déjà teintes par l´approche de
Thanatos, ferait d´Emma et Léon des « machines désirantes » par
analogie : « Although they will the seduction, the characters progressively
turn into the plaything of erotic machinery. Having passed through the seduction
according to pre-coded rituals, they are caught up in the whirlwind of
uncontrollable motion and impersonal forces (…). The entire passage may then
well be considered an example of indirect discourse, of the metaphoric style
which, as Paul de Man puts it "seems to be Flaubert´s natural idiom",
or an instance of Flaubert´s grotesque and mocking view of human sexual
alienation, as Sartre finds” (Moorjani,
pp. 51-52). Toutefois, si la nouveauté de l´écriture
flaubertienne n´est pas à contester, il est intéressant de voir que l´auteur
s´inscrit encore une fois dans la tradition érotique préexistante des amours équimobiles.
« À l’image de la
circulation frénétique des corps et de la course souvent désordonnée du désir,
ces moyens de transport permettent de faire de l’intervalle entre le point de
départ et l’arrivée, un espace hautement érotisé, un motif et un prétexte à la
manifestation violemment expressive du transport amoureux », écrit Roger
Blin dans son compte-rendu du Traité du transport amoureux de
Patrick Wald Lasowski, entièrement dévolu à cette topique. « Ferveur qui
est l’occasion du déploiement de toute une stratégie allant de la science des
déplacements à la relance du désir en passant par la sauvegarde des apparences
et la maîtrise de tout ce qui gouverne les effusions clandestines. Il y a
d’ailleurs souvent symétrie entre les allures “ On va, on vient, on ralentit
“ qu’adopte le cocher (…) et ce qui se joue à l’abri des regards
indiscrets. Usage artiste du temps et de l’ici/maintenant (car il s’agit aussi
pour la femme de céder dans les règles “ comme il se doit “, et “ au
moment nécessaire “) qui marque le triomphe de la théâtralité et du
libertinage ».
Il n´est jusqu´au
dispositif elliptique qui ne s´inscrive
dans cette tradition. “Led on by the indirect discourse, readers fill the vacant place of the
narrator peeking through the shades of the carriage”, écrit Moorjani, “lured
into an indirect erotic experience by the materiality of the text (...) for the
text not only simulates but functions like an erotic vehicle or sex-textual
machine” (Moorjani, 52). Or, dès l´âge libertin, une esthétique de l´ellipse est
associée à ces fictions érotico-mobiles, comme le montrent des textes tels que Léandre
fiacre, parade attribuée à Thomas-Simon Gueullette (1756):
« Si la voiture de Léon et Emma [sera] «ballottée comme un navire», celle
de Léandre et Isabelle «va bien», tout en ne circulant pas. Par ailleurs, aux
«stores tendus» de Flaubert, répondent les «glaces de bois [...] bien fermées»
de Gueullette. Dans les deux cas, le lecteur-spectateur n'a guère de doutes sur
les activités qu'accueille le véhicule de location ; pourtant, il n'est pas
convié à y monter. C'est ce genre de descriptions que l'on dira relever d'une
esthétique de l'ellipse : le contexte est tout, il donne sens seul à ce qui
n'est pas représenté (…) De telles mises en récit, excluant l'exposition
directe de l'événement, font appel à l'imagination des lecteurs » (Melançon,
pp. 67, 69).
La vision finale,
qui confine au fantastique (jouant, encore une fois sur l´ironie de cette
« défamiliarisation » érotique), pousse jusqu´au bout le jeu signalé
par Lasowski par lequel « fiacres
et carrosses constituent ce lieu paradoxal, visible aux yeux de tous, circulant
au milieu des regards, où bourdonnent tant de secrets dérobés et de plaisirs
défendus », y ajoutant le décalage de l´étroitesse d´esprit
provinciale : « Et sur le port, au milieu des camions et des
barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de
grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une
voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close
qu'un tombeau et ballottée comme un navire ». On reconnaît dans cette
image maritime l´écho des « navigations », « stores
baissés », évoquées dans la lettre à Louise Colet, tandis que
l´association entre le tombeau et le navire prend des connotations sexuelles
qui, en féminisant le mobile, en font une image réifiée d´Emma (réactualisant
sur le mode ironique le vieux topos de l´homo
viator).
Flaubert réussit
donc à transformer la dissimulation textuelle libertine en une machine
textuelle de dissémination érotique qui se greffe à l´ironie généralisée de la
narration, amplifiant ses effets de lecture tout en effaçant toute trace qui
offrirait une « prise » à la censure. Toutefois son ami, confident et
éditeur, Maxime du Camp ne sera pas dupe, exigeant de l´expurger lors de sa
publication en épisodes dans La Revue de Paris (où l´on compte par
ailleurs une trentaine de suppressions liée à la question sexuelle), déjà dans
le collimateur impérial pour ses sympathies républicaines : « Il ne s´agit pas de plaisanter. Ta
scène du fiacre est impossible, non
pour nous, qui nous en moquons, mais
pour moi qui signe le numéro, mais pour la police correctionnelle qui nous
condamnerait net, comme elle a condamné Montépin pour moins que cela. Nous
avons deux avertissements, on nous guette et on ne nous raterait pas à
l´occasion. On monte en fiacre et plus tard on en descend, cela peut
parfaitement passer, mais le détail est réellement dangereux, et nous reculons
par simple peur du Procureur impérial » (lettre du 19 novembre).
Flaubert va se
plier à contrecœur à cette censure « amicale », exigeant en
contrepartie une insertion signée de Maxime du Camp lui-même : « La
direction s´est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne
pouvait convenir à La Revue de Paris ;
nous en donnons acte à l´auteur ». Mais il restera profondément indigné,
comme en témoigne sa lettre à Laurent-Pichat du 7 décembre, refusant toute
nouvelle suppression : « En supprimant le passage du fiacre, vous
n´avez rien ôté de ce qui scandalise, et en supprimant, dans le sixième numéro,
ce qu´on me demande, vous n´ôterez rien encore. Vous vous attaquez à des
détails, c´est à l´ensemble qu´il faut s´en prendre. L´élément brutal est au
fond et non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on ne change pas le
sang d´un livre. On peut l´appauvrir, voilà tout ».
Par une double
ironie c´est cette insertion qui d´un côté va enflammer l´imagination des
lecteurs, poussant les ventes de la revue (la tartufferie de Maxime du Camp,
qui faisait jadis la virée des bordels avec Gustave,
ne cacherait-elle d´ailleurs pas un « truc » bien connu des impresarios
avertis ?), et de l´autre mettre la puce à l´oreille des censeurs, ce qui
déclenchera, in fine, le procès, comme le signalera l´avocat à la
défense : « Eh bien ! Cette malheureuse suppression, c'est le procès
c'est-à-dire que, dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison,
de surveiller tous les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on
a vu cette coupure, on s'est tenu en éveil. Je suis obligé de l'avouer, et
messieurs de la Revue à Paris me permettront de dire cela, ils ont donné le
coup de ciseaux deux mots trop loin ; il fallait le donner avant qu'on montât
dans le fiacre ; couper après, ce n'était plus la peine. La coupure a été très
malheureuse ; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la
Revue, assurément vous l'expiez bien aujourd'hui. On a dit dans les bureaux :
prenons garde à ce qui va suivre ; quand le numéro suivant est venu, on a fait
la guerre aux syllabes ».
Le substitut du procureur
impérial, Ernest Pinard, ne pourra toutefois s´attaquer à cette scène,
puisqu´elle est absente de la publication incriminée (« Nous savons
maintenant, messieurs, que la chute n'a pas lieu dans le fiacre. Par un
scrupule qui l'honore, le rédacteur de la Revue a supprimé le passage de
la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du
fiacre [notons ici l´ironie involontaire, puisque ce geste est précisément
celui qui isole le couple adultère dans leur transports], elle nous laisse
pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous… »). Pourtant, elle
illustre parfaitement ce qui le tourmente dans cette œuvre, sa charge
d´érotisme indéfinissable dont il peine à trouver les traces incriminatoires.
En ce sens il est le premier à tomber dans le piège de l´écriture
flaubertienne, qui le mène pour ainsi dire en bateau (ou devrait-on dire,
filant la comparaison citée, en fiacre ?). Il ne peut, dès lors, que
dénoncer « une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une
peinture exécrable au point de vue de la morale ».
La défense de
maître Senard va, au contraire, postuler qu´il s´agit d´« un livre honnête
(…) [régi par] une pensée éminemment morale et religieuse pouvant se traduire
par ces mots : l'excitation à la vertu par l'horreur du vice ». Pour
preuve, suprême ironie, il va lire l´intégralité de la scène qui a été
supprimée par La Revue de Paris
(« Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une
épreuve, que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer ») ; on
peut imaginer Flaubert savourant tout le comique de cette lecture publique,
preuve ultime de son « crime parfait ». Brandissant le texte comme un
brevet de bonne conduite, l´opposant aux fantasmes que sa « rature »
avait suscités, Senard va le comparer avec un de ses intertextes déjà cités, La Double Méprise de Mérimée, auteur
canonique: « On a supposé beaucoup de choses qui n'existaient pas, comme
vous l'avez vu par la lecture du passage primitif. Mon Dieu, savez-vous ce
qu'on a supposé ? Qu'il y avait probablement dans le passage supprimé quelque
chose d'analogue à ce que vous aurez la bonté de lire dans un des plus
merveilleux romans sortis de la plume d'un honorable membre de l'Académie
française, M. Mérimée ». Si dans La
Double Méprise le lecteur a « le détail de ce qui se passa dans le
fiacre » (bien que, comme nous l´avons vu, le régime de l´ellipse
court-circuite l´érotisme de la scène, ce que Senard feint d´ignorer),
« [son] client, lui, s'était contenté de faire une course et que
l'intérieur ne s'était révélé que par «une main nue qui passa sous les petits
rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier qui se dispersèrent au
vent et s'abattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trèfles rouges
tout en fleurs » ; c´est le fantasme collectif des lecteurs qui devient,
dès lors, l´embrayeur du procès (« personne n'en savait rien et tout le
monde supposait - par la suppression même - qu'il avait dit au moins autant que
le membre de l'Académie française. Vous avez vu qu'il n'en était rien »).
Formidable tour de
force que de soumettre la scène comme preuve de sa chasteté ; doit-on y
voir une stratégie parfaitement cynique ou la myopie d´une singulière
« mélecture », pour reprendre le terme avancé par Harold Bloom
(« misreading ») ?
Toujours est-il que le procès fut, jusqu´au jugement lui-même, le révélateur de
« l´inextricable noeud d´arguments où s´empiège un regard institutionnel
et collectif dès qu´il s´affronte à l´oeuvre moderne -pour ne pas voir la
charge transgressive d´inconnu, d´inassignable que celle-ci s´efforce de mettre
au jour » comme l´écrit Patrick Née (p. 122). Le spectre de la
« baisade ambulatoire » se situe dès lors au cœur du singulier
paradoxe: « à la fois Pinard sent
que le style fait échapper à la moralisation; et si le procès lui échappe (avec
l´acquittement) c´est que Senard, lui, ne verra pas cette révolution
stylistique, réinjectant la morale courante (c´était de bonne guerre, mais
l´essentiel était manqué); ainsi attribuera-t-il à une "pensée
chaste" la description "des scènes de l´union des sens chez l´homme
et chez la femme", sans s´apercevoir que l´ambition flaubertienne œuvrait
de telle sorte que les choses, le décor, l´avant et l´après des scènes d´amour
fussent tout gorgés de sexualité, et que cette sexualité fût enfin
objective » (Née, p. 127).
Ce paradoxe préside
au texte même du jugement, tiraillé entre ces deux visions contradictoires
jusque dans ses attendus. Derrière la
hantise des limites dépassées on sent par ailleurs poindre le spectre d´une
nouvelle littérature, dont Flaubert (et, en poésie, Baudelaire, jugé comme lui
en cette année décisive) sera, de fait, un des phares : « Attendu
qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur
locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des
personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre ; qu'un pareil
système, appliqué aux oeuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts,
conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui,
enfantant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit,
commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes
mœurs… ».
On voit là annoncée
la logique qui va mener aux multiples scandales du « naturalisme
cochon » (de Nana à Chair Molle de Paul Adam ou Charlot s´amuse de Paul Bonnetain) et
aux constantes provocations des forcenés de la Décadence (des explorations de
la sexualité « hors-nature » de Rachilde aux textes les plus extrêmes
tels que Rage charnelle de
Jean-François Elslander, ou, dans un registre parodique, Le tutu de Léon Genonceaux). Plus généralement, c´est toute la
littérature moderne qui va s´affirmer comme le négatif (plus bataillien que
hégélien) du discours social dit « bourgeois ».
Le procès devient in fine l´emblème de l´affranchissement
de la littérature « des normes sociales jusqu´alors régnantes, opinion
publique, sentiment religieux, morale publique (…) [qui] n´ont plus compétence
pour en juger », comme le signale Hans Robert Jauss;
tel est « l´effet insoupçonné produit par une nouvelle forme
artistique », cette distanciation flaubertienne aux antipodes du narrateur
omniscient balzacien, encore garant de normativité discursive, dont la scène du
fiacre est à plusieurs titres exemplaire. Proust déjà évoquait en 1910, la «
révolution de vision, de représentation du monde » qu´entraînait cette
esthétique,
lui qui reprendra à son tour l´érotique ambulatoire lorsque Charles Swann et
Odette de Crécy découvrent pour la première fois les délices de « faire
catleya » dans la voiture de cette dernière.
Plus prosaïquement, le procès
lance le succès du roman, publié dans son intégralité et tiré à 20.000 exemplaires, succès que Flaubert vit comme un
véritable malentendu (« Ce tapage fait autour de mon premier livre me
semble tellement étranger à l´Art qu´il me dégoûte et m´étourdit »,
écrit-il à Louise Pradier, maîtresse occasionnelle et un des modèles
biographiques d´Emma), voire une prostitution (« je me fais l´effet d´une
prostituée. En un mot le tapage qui s´est fait [est tel] que je suis dégoûté de
moi », confesse-t-il à Frédéric Baudry), malentendu qui va persister,
provoquant un divorce avec l´horizon d´attente des lecteurs (« La Bovary
m´embête. On me scie avec ce livre-là- Car tout ce que j´ai fait depuis n´existe
pas »), dont Zola se fera écho : « la vérité triste est
celle-ci : les livres de Gustave Flaubert sont trop convaincus et trop
originaux pour le public parisien. Les lecteurs frivoles des journaux de
boulevard n´y voient que des sujets de plaisanterie ; la charge s´empare
des situations, la caricature, des personnages ; et c´est bientôt un rire
universel, à propos des choses les moins risibles du monde ». C´est
ainsi que la scène du fiacre, devenue célèbre suite à sa censure et sa lecture
lors de la plaidoirie, va rester un référent durable de polissonnerie souvent
sujet à railleries, comme en témoigne notre illustration d´en-tête, parue à
l´occasion de la publication de Salammbô.
Le geste du cocher matant le cul de « mademoiselle Salammbô » montant
dans le fiacre est sans ambiguïté, se promettant sans doute de se substituer à
l´amant selon la tradition des cochers libertins (d´autant que le gros numéro
répété sur le fiacre et son cocher semble signaler un indicatif de maison
close) ; le parallélisme signalé par la critique du temps entre la femme
fatale carthaginoise et la provinciale adultère devient ici une véritable
fusion.
La modernité,
toutefois, ne s´y trompera pas, qui fera de Flaubert une de ses figures
tutélaires. Dans son étude primordiale qui est aussi un panégyrique où Vargas
Llosa s´éloigne des formulations déjà réductrices du « réalisme
magique » pour se placer sous l´égide de l´« orgie perpétuelle »
du réalisme intégral flaubertien, l´érotisme prend significativement (contre L´idiot de la famille de Sartre et la
tradition scolaire) un rôle prépondérant dont témoigne ce passage
manifestement fantasmatique: “ce ne sont pas seulement les silences érotiques
qui constituent mes meilleurs souvenirs de Madame Bovary. Je pense aux jeudis à l´hôtel de Boulogne, au port de
Rouen, où ont lieu les rencontres avec Léon (…) Bien des fois je l´ai attendue
dans cette chambre douillette, je l´ai toujours vue arriver "plus
enflammée, plus avide", j´ai entendu le sifflement couleuvrin du lacet de
son corset, je l´ai épiée courant sur la pointe des pieds voir si la porte
était fermée, et ensuite, avec quelle joie, je l´ai vue se dévêtir et avancer,
pâle et sérieuse, vers les bras de Léon Dupuis” (1975, pp. 34-35).
Et si le parfum de scandale de la
« baisade » du fiacre sera vite éventé, au point de devenir, aux yeux
des lycéens qui peinent désormais à le lire un parfait exemple de la
pudibonderie du temps où, comme diraient Beavis et Butt-head, « les gens
étaient cons », Emma reste, elle, éternellement parée de son aura
sulfureuse (pour preuves cette Emma B.
libertine, réécriture par Lucie Clarence qui réintroduit justement les
scènes évoquées dans les notes préparatoires, ou l´hommage rendu par Playboy
qui en fit la playmate du mois d´octobre 2010). Quant aux « transports amoureux », plus discrets,
ils continuent eux aussi leur bonhomme de chemin, dussent-ils délaisser les
équimobiles traditionnels, jadis évoqués par Zola, Anatole France ou le
chansonnier populaire Xanrof (dans ce féroce conte cruel qu´est «Le fiacre»,
chanté par Yvette Guilbert), pour leurs avatars plus modernes, tels que le
train (de l´anonyme Raped on the Railway: a True Story of a Lady who was
first ravished and then flagellated on the Scotch Express à L´Inconnu du
Nord-Express de Hitchcock, en passant par Les onze mille verges d´Apollinaire), l'automobile (de Lolita au malencontreux incident qui
inaugure Le monde selon Garp), le
camion (Des camions de tendresse, de
Françoise Rey), l'avion (que l´on songe à l´ouverture célèbre d´Emmanuelle ou aux exploits du High Mile
Club), voire la capsule spatiale, dont témoigne cette liste des meilleures scènes de « sexe sans
gravité » filmiques.
Rien n´arrête le progrès, selon l´idée reçue dont la bêtise torturait l´ermite
de Croisset, encore moins en ce qui concerne l´amour en mouvement.
Bibliographie
sélective
Éric Le
Calvez, Genèses flaubertiennes,
Amsterdam/New-York, Rodopi, coll. « Faux Titre »
Benoît
Melançon, "Faire catleya au XVIII e siècle", Études françaises, Volume 32, numéro 2, automne 1996, p. 65-81
Angela B. Moorjani, "Madame Bovary´s Eroticized Vehicle”; Neophilologus, Janvier 1980, Volume 64,
Issue 1, pp 48-53
Patrick Née,
“1857: Le double procès de Madame Bovary
et des Fleurs du mal” in Pascal Ory
(dir.), La Censure en France,
Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 119-143
Vargas Llosa, La orgía perpetua: Flaubert y Madame Bovary, Barcelona, Seix Barral, 1975
Le procès en ligne :
Le réquisitoire et le jugement :
http://www.bmlisieux.com/curiosa/epinard.htm
Plaidoirie :http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/articles/files/PlaidoirieSenard_procesflaubert1857.asp
Correspondance II, éd. Jean Bruneau, coll. La Pléiade, Gallimard, Ligugé, 2008, p. 486
La baise forestière est déjà « fixée » dans le
folio 24 : « soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens _ soupirs
entremelés dans le dialogue… hein ?… voulez-vous… quoi ? (Voile noir oblique
sur sa figure, comme des ondes.) montrer nettement le geste de R. qui lui prend
le cul d’une main et la taille de l’autre… et elle s’abandonna. – renature
bourdonnement des tempes d’Emma – Rodolphe allume un cigarre elle rentre
fière à Yonville son cheval piaffe sur les pavés »
« Darcy s’était trompé
sur la nature de son émotion : il faut bien le dire, il n’était pas amoureux.
Il avait profité d’une bonne fortune qui semblait se jeter à sa tête, et qui
méritait bien qu’on ne la laissât pas échapper. D’ailleurs, comme tous les
hommes, il était beaucoup plus éloquent pour demander que pour remercier.
Cependant il était poli, et la politesse tient lieu souvent de sentiments plus
respectables. Le premier mouvement d’ivresse passé, il débitait donc à Julie
des phrases tendres qu’il composait sans trop de peine, et qu’il accompagnait
de nombreux baisements de main qui lui épargnaient autant de paroles. Il voyait
sans regret que la voiture était déjà aux barrières, et que dans peu de minutes
il allait se séparer de sa conquête. Le silence de Mme de Chaverny au milieu de
ses protestations, l’accablement dans lequel elle paraissait plongée, rendaient
difficile, ennuyeuse même, si j’ose le dire, la position de son nouvel
amant » (P. Mérimée, La Double
méprise, Paris, Calmann Lévy, 1885, pp. 103-4).
« Le carrosse est bien à la porte comme je viens de
vous le dire ; les glaces de bois sont bien fermées, le fiacre va bien, mais
les chevaux ne marchent point. [...] Par le masque de mon derrière, je crois
qu'ils faisaient le manège dans le carrosse. [...] Le manège se fait là sans
éperons, et les écuyers n'ont besoin que d'une baguette de six ou sept pouces
de long » (dans Théâtre du XVIIIe siècle, textes choisis,
établis, présentés et annotés par Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», n° 241, 1972, vol. I, p. 1314)
H. R. Jauss, Pour
une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, "Tel", 1978, p.
77-79
Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913),
édition de Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, coll. «Folio», n°
821, 1976, p. 280.