samedi 7 mai 2011
Baudelaire et ses cervelles d´enfant 4
Pour ce qui est de la boutade anthropophagique elle-même, extrait significatif de « l´œuvre » vitale baudelairienne (et écho de toutes ces cervelles qui prolifèrent dans les Fleurs du Mal), W. T. Bandy (Baudelaire judged by his contemporaries, p. 127) a montré que Baudelaire (ou son hagiographe involontaire le peintre Léon Fauré) avait pu emprunter cette plaisanterie de croquemitaine à Swift dont Léon de Wailly traduit précisément en 1859 les Opuscules humoristiques.
Il s’agit bien entendu de la Modeste Proposition, et peut-être, plus concrètement, du passage suivant:
"Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu, m'a certifié à Londres qu'un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l'âge d'un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l'étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu'il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût" (pp. 164-165).
La satire swiftienne (à la fois des projets utopiques chers aux Lumières et du colonialisme qui en constitue la « dialectique cachée » selon l´analyse de Horkheimer et Adorno) se réincarne ainsi dans la figure du poète comme ogre.
Les accusations du repas infanticide remontent par ailleurs, comme l´on sait, aux plus anciennes polémiques religieuses de l´Antiquité, tel que l´a étudié Norman Cohn dans son incontournable Les démons familiers de l´Europe. Tertullien rend compte, dans sa célèbre Apologétique de l´accusation lancée par les Romains contre la secte des Chrétiens :
« Nous sommes, dit-on, de grands criminels, à cause d'une cérémonie sacrée qui consisterait à égorger un enfant, à nous en nourrir, à commettre des incestes après le repas (…). Ceux qui veulent être initiés ont coutume, je pense, d'aller trouver d'abord le « père des mystères » et de fixer avec lui les préparatifs à faire. Il leur dit alors : « Il te faudra un enfant, encore tendre, qui ne sache pas ce que c'est que la mort, qui sourie sous ton couteau; et puis, du pain, pour recueillir le sang coulant; en outre, des candélabres, des lampes et quelques chiens avec des bouchées de viande, pour les faire bondir et renverser les lumières. Surtout, tu devras venir avec ta mère et avec ta sœur. » (…) Viens, plonge le fer dans le corps de cet enfant, qui n'est l'ennemi de personne, qui n'est coupable envers personne, qui est le fils de tous; ou bien, si un autre accomplit cet office, toi, va voir cet homme qui meurt avant de vivre; attends que cette âme toute neuve s'échappe, recueille ce jeune sang, trempes-y ton pain, rassasie-toi avec délices » (VIII, 1-6)
Ironiquement, l´accusation sera reprise par les Chrétiens contre leurs ennemis dès leur arrivée au pouvoir, à commencer par les Juifs (le premier infanticide rituel imputé aux Juifs remonte à 1144 à Norwich, lançant une vague d´émeutes antijuives et de massacres sur tout le royaume). Symptomatiquement, l´antisémite Drumont qui se prononce contre la statue de Baudelaire rédige aussi la préface au livre de son collaborateur Albert Monniot Le crime rituel chez le Juif (1914), affirmant "l´instinct sémitique qui attire les Hébreux vers Moloch, le dieu mangeur d´enfants" (les fascismes colporteront cette vision fantasmatique du « molochisme sémitique »), instinct racial irrépressible qui les pousse vers l´infanticide.
Des Juifs l´accusation passe comme l´on sait aux Hérétiques, dans une étrange boucle qu´évoque Norman Cohn…
“It seems ... that ecclesiastical and secular authorities alike, while pursuing Waldensians, repeatedly came across people — chiefly women — who believed things about themselves which fitted perfectly with the tales about heretical sects that had been circulating for centuries. The notion of cannibalistic infanticide provided the common factor. It was widely believed that babies or small children were devoured at the nocturnal meetings of heretics. It was likewise widely believed that certain women killed and devoured babies or small children; also at night; and some women even believed this of themselves. It was the extraordinary congruence between the two sets of beliefs that led those concerned with pursuing heretics to see, in the stories which they extracted from deluded women, a confirmation of the traditional stories about heretics who practiced cannibalistic infanticide” (N. Cohn, 1975, p.228).
Et enfin des hérétiques l´accusation passe aux sorcières. C´est ainsi que Claude Tholasan, magistrat dans le Dauphiné, dit avoir rencontré des sorcières qui partageaint les mêmes tendances infanticides et cannibales que les hérétiques plus "conventionnels" (H. P. Broedel, The Malleus Malificarum and the construciton of witchcraft, p. 127). C´est encore cet imaginaire qui anime la vision de Goya, auteur fétiche, comme l´on sait, de Baudelaire, notamment dans son Capricho n. 45 « Mucho hay que chupar » (1799 "Il y a beaucoup à sucer"). « Cauchemar plein de choses inconnues » dans les termes même du poète, celui-ci présente la délectation nourricière des chairs potelées réduites en poudre, contrepoint grotesque du célèbre et ogresque Saturne; l´anthropophagie parcourt d´ailleurs en sourdine l´oeuvre du peintre, sombre revers des Lumières, condamnées à replonger dans les ténèbres de la barbarie première.
Cette vision de Goya est par ailleurs à rapprocher des caricatures contre-révolutionnaires de son contemporain James Gillray qui transfère, très significativement, l´infanticide cannibale aux sans-culottes français, populace revenue à un état abject de sauvagerie primitive.
L´image de la sorcière s’y superpose d´ailleurs, enduisant de sauce sa brochette enfantine, à celle de la tricoteuse, tandis que les enfants eux-mêmes se gavent goulument de boyaux. Le cauchemar macabre plonge ici aussi, sous couvert de propagande, dans des fantasmes anthropologiques étonnamment proches de cet autre phare du crépuscule des Lumières que fut le Marquis de Sade.
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