Les pensionnats pour jeunes filles (ces boarding schools for young ladies qui, progressivement, se sont substituées aux Charity schools des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles) forment, on le sait, le socle de l’idéologie de l’Angleterre géorgienne, victorienne puis édouardienne1. Pourquoi ? Avant toute chose parce qu’ils préparent efficacement à leur futurs devoirs de femme les « petites demoiselles », selon l’expression consacrée au XIXe siècle. D’une part par l’apprentissage des accomplishments – dentelle, broderie, point de croix, dessin, aquarelle, chant, danse, piano – et, de l’autre, par la leçon, inlassablement répétée, que leur devoir consistera à se contenter précisément d’être des épouses dignes et des mères vertueuses. Dans les romans de l’époque, ces pensionnats sont bien sombres : maigre nourriture triste, sinon putride, épidémie de typhus ou de tuberculose ; et la lecture des volumes composant tout bonne lady’s library, où la Bible côtoie les romans sentimentaux les plus compassés, ne suffit pas à faire oublier aux jeunes filles la rigueur de ces moroses établissements dépeints par Jane Austen (Emma) ou Charlotte Brontë dont l’héroïne, Jane Eyre, est, pour son malheur, envoyée par sa tante au pensionnat de Lowood. Mais ces écoles sont aussi, du moins prétendument, des établissements de haute moralité, ce qui passe, bien sûr, par une surveillance de tous les instants. La lecture systématique du courrier des élèves par les maîtresses d’école, est, par exemple, devenu un tópos de leur représentation. Or cette contrainte permanente, qui fait battre aux cœur des jeunes filles, avec l’aspiration à la rébellion, un sentiment de violation constante de leur intimité, favorise la duplicité, la tromperie et l’artifice – trois valeurs qui, depuis les Lumières, sont essentielles au libertinage. Peu à peu, le pensionnat devient ainsi un des lieux privilégiés des fictions érotiques et pornographiques – ce qu’il n’a jamais cessé d’être jusques à nos jours, y compris hors du Royaume-Uni. J’en égrènerai, pour commencer, quelques exemples afin de tenter de mettre au jour certains invariants dont je tenterai d’expliquer les modulations. Ce ne sont pas à ses séjours anglais, pour le moins mouvementés, que Verlaine doit son goût pour les jeunes pensionnaires. Certes, en 1889, il fait paraître un recueil de poèmes, Parallèlement, dont une partie entière est consacrée aux jeunes amours saphiques, notamment dans le cadre des pensionnats. Mais cette partie, intitulée « Les Amies », était déjà parue, en 1867, sous le pseudonyme de Pablo-Maria de Herlañes. Désormais, cependant – et cela, c’est l’esprit du temps qui non seulement le lui permet mais l’y pousse – ces poèmes sont revendiqués par leur auteur : les vices de pension font vendre, et Léon Vannier, l’éditeur des symbolistes et des Décadents à petits tirages, s’en frotte les mains. Je noterai par parenthèse que, du point de vue commercial, rien n’a changé et le groupe Playboy possède une revue entièrement dédiée aux jeunes pensionnaires, Playboy’s College Girls – the Sexiest College Girls from Coast to Coast qui assure au groupe des recettes importantes, particulièrement bienvenues en une ère de déficits importants des magazines à playmates traditionnelles. Le deuxième sonnet des « Amies » m’intéresse directement puisqu’il est intitulé « Pensionnaires » :
« L’une avait quinze ans, l’autre en avait seize ;/ Toutes deux dormaient dans la même chambre/ C’était par un soir très lourd de septembre/ Frêles, des yeux bleus, des rougeurs de fraise./
Chacune a quitté, pour se mettre à l’aise,/ La fine chemise au frais parfum d’ambre,/ La plus jeune étend les bras, et se cambre,/ Et sa sœur, les mains sur ses seins, la baise,/
Puis tombe à genoux, puis devient farouche/ Et tumultueuse et folle, et sa bouche/ Plonge sous l’or blond, dans les ombres grises ;/
Et l’enfant, pendant ce temps-là, recense/ Sur ses doigts mignons des valses promises./ Et, rose, sourit avec innocence. »2
Des motifs, essentiels à l’érotisation des pensionnaires, et qu’on retrouvera jusque dans le roomates et lesbian porn de la société de consommation dirigée sont, d’ores et déjà, étroitement liés : la promiscuité que favorisent les internats et qui elle-même facilite les rapprochements amoureux, car, c'est bien connu, a ocasião faz o ladrão ; la conversion d’une amitié enfantine en désir adolescent ; l’apprentissage de la passion et la découverte de l’avidité dans le plaisir forment l’arrière-plan de ce poème qui, à bien des égards peut être considéré comme un parangon du pensionnat licencieux. Enfin, une analogie y est établie qui tend à indiquer que l’innocence est à la volupté ce que la beauté est à la jeunesse, ce que retiendra, du reste, en 1948, Paul-Émile Bécat lorsqu’il illustrera le cycle des « Amies » dans un style graphique qui annonce celui de Milo Manara dont il me faudra parler ultérieurement.
1Cf. Catherine-Émilie Corvisy & Véronique Molinari, Les Femmes dans l’Angleterre victorienne et édouardienne. Entre sphère privée et sphère publique, Paris, L’Harmattan, 2008.
2Paul Verlaine, Parallèlement, Paris, Léon Vanier, 1889, p.9 & 10.
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