dimanche 2 août 2009

Intimité érotique 4



Ainsi en va-t-il lorsque la Fanny de Cleland, cachée « dans une petite garde-robe obscure séparée de la chambre de Madame Brown », observe les ébats de celle-ci avec « un jeune grenadier », en décryptant et interprétant patiemment tous les signes du désir et du plaisir – interprétation qui échauffe ses sens, portant un « coup mortel à [s]on innocence »1. Cette scène singulative qui vient briser remarquablement la routine de la jeune provinciale fraîchement arrivée à Londres n’est rien d’autre qu’une mise en abyme du mode de lecture que le lecteur réel doit adopter lorsqu’il est confronté à un récit autodiégétique de l’intimité érotique : un équilibre entre l’intellection et la cérébralité d’une part, et, de l’autre, l’abandon maîtrisé aux « émotions modulées suscitées dans le Ça, jusqu’aux limites du fantasme »2, la confusion, plus ou moins contrôlée, de l’illusion et de la réalité, de soi et de l’autre, accompagnée « des structures défensives primitives, clivage, idéalisation, dénégation, identification projective » et de la perte de « la différenciation entre le Soi et le monde »3. Ce phénomène se trouve assurément renforcé dans les nombreuses scènes de lecture qui scandent les romans de l’intimité érotique et qui – à l’instar de la première personne et de la reprise des structures de l’autobiographie – tendent à confondre vrai et vraisemblable. On se souvient ainsi de la célèbre scène de Félicia ou mes fredaines dans laquelle Thérèse, lisant avec concupiscence Thérèse philosophe, s’identifie tant à l’héroïne qui porte son nom que non seulement « cette lecture [la met] bientôt en feu » mais même qu’elle devient, littéralement, le personnage de Boyer d’Argens4. Cette confusion entre la réalité et la fiction est au demeurant accentuée par le fait que cette mésaventure renvoie précisément à un épisode de Thérèse philosophe où Mme C… se trouve « tout en feu » à la lecture du « vilain Portier des Chartreux » dont « les portraits sont frappés » et « ont un air de vérité qui charme »5. On se souvient également d’un épisode moins connu dans lequel le jeune héros des Sonnettes considère, en secret, sa jeune voisine, « une aimable inconnue » « une beauté charmante et qui semblait âgée au plus de seize ans » qui, électrisée à force de parcourir une brochure licencieuse, s’égare dans le plaisir. C’est à la faveur de ce gracieux tableau et de son observation enthousiaste qu’il tire « les premières leçons de sensibilité » et reconnaît que « le monde est sage et fou, amusant et ennuyeux, humain et méchant, et que, tout compensé, il est d’assez bon commerce »6. Toutefois, cette mise en abyme elle-même érotisée de lectures érotiques n’est pas l’apanage du roman. Elle est également centrale dans l’autobiographie où elle fait office d’embrayeur à la fantaisie, à la rêverie éveillée. Elle sert alors à entremêler inextricablement réalité et fiction. Ainsi, dans Monsieur Nicolas, sa longue autobiographie commencée en 1783, Rétif de la Bretonne se souvient que la même Histoire de Dom B*** que lisait Mme C… l’avait jadis « mis en feu » et que laissant vagabonder son imagination embrasée, il en avait un moment oublié Zéphire, l’élue de son cœur, et qu’une procession de jeunes filles lui était comme apparue : les ombres de Manon Lavergue, de Cécile Decoussy, de Thérèse Courbuisson, de Séraphine Jolon et d’Agathe Favard se dévoilent alors, mêlant fatalement et inextricablement, réalité et fiction7.
C’est ce jeu qui, en se développant, fondera le genre de l’autofiction qui permet certes à son auteur d’adapter le registre autobiographique, mais aussi de s’inventer, dans les linéaments de l’écriture, une existence originale. Car si cette thématisation en abyme – non seulement de l’écriture, mais aussi de la lecture – est centrale dans la littérature de l’ego et plus précisément dans l’autofiction, c’est que celle-ci n’est pas seulement, selon le jugement sévère de Pierre Jourde, le ressassement harassant par l’auteur de « moi, ma vie, mes chaussettes sales et mes opinions sur le monde »8, mais également un métalangage et une allégorie de l’acte de lire9 par laquelle un écrivain se forge une personnalité et une existence, tout en conservant son identité réelle. On saisit la dimension mythomaniaque de ces récits telle qu’elle a été décrite par Freud, Ernest Dupré et Jean Tarrius (au moment, précisément, où romans-mémoires et romans personnels se transformaient)10. En effet, l’autofiction ne correspond pas à un mensonge épisodique et motivé, mais à une fabulation délirante et indécise, marquée conjointement par cette fixation à un stade infantile dont on a noté l’importance dans l’acte de lecture et par un clivage du Moi, expliquant à la fois une croyance singulière en la puissance du langage et un dédoublement insolite du sujet de l’énonciation. Comme le souligne si bien le Reo de nocturnidad de Bryce-Echenique, l’autofiction érotique mêle des événements qui ont eu lieu et d’autres qui ne se sont pas produits. Comme la mythomanie ou, plus précisément, comme la paraphrénie, elle se caractérise, entre la paranoïa et la schizophrénie, par la juxtaposition du délire et de la réalité, l’auteur gardant une certaine distance à l’égard de ses propres mystifications et tenant disponible une image sereine de sa personnalité et, ipso facto, de son intégration à la vie sociale. Cette structure psychique à l’œuvre dans l’écriture autofictionnelle explique tout ensemble la description de l’intimité sexuelle en termes empruntés aux mythes infantiles et archaïques, la prédilection pour les matières fabuleuses (voire surnaturelles), la prédominance de la parole sur l’action, du métalangage sur le langage, la glorification du locuteur par lui-même, l’alternance exubérante d’exaltation et de tristesse, la dialectique de la grandeur et de la persécution ou encore la propension au monologue et à l’érotomanie.
1 J. Cleland, Fanny Hill, la fille de joie. Récit quintessencié de l’anglais par Fougeret de Montbron, Arles, Actes Sud, 1993, p.26 sqq.
2 M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.214.
3 Ibid., p.118.
4 Nerciat, Félicia ou mes fredaines in Romans libertins du XVIIIe siècle, éd.cit., p.1197 sqq.
5 Boyer d’Argens, Thérèse philosophe in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2000, p.914.
6 G. de Servigné, Les Sonnettes in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, éd. cit., p.988-992.
7 N. E. Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, Cinquième époque, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2 vol., t.I, p.1042.
8 P. Jourde, La Littérature sans estomac, Paris, Pocket, « Agora », 2003.
9 Cf. J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p.318 sqq. & P. de Man, Allégories de la lecture, Paris, Galilée, 1989.
10 E. Dupré, Pathologie de l’imagination et de l’émotivité, Paris, Payot, 1924 ; E. Dupré & J. Tarrius, Puérilisme chez une maniaque. Rapport du puérilisme avec le délire d’imagination, Paris, H. Delarue, 1911 ; J. Breuer & S. Freud, Etudes sur l’hystérie, Puf, « Bibliothèque de psychanalyse », 1967.