mardi 12 mai 2009

Sensualité et violence 1



Fessées et fustigations ont une valeur rituelle, ce qui n’est guère pour déconcerter qui se souvient qu’à Rome, lors des Lupercales, chaque 15 février, de jeunes hommes couraient autour de la vieille ville palatine en fouettant femmes et sol en l’honneur de Lupercus, le dieu pastoral1 – coutumes également centrales dans les cultes de Dionysos, de Cybèle, de Moloch, d’Astarté, de Baal et d’Isis, et qu’on retrouvera, sous une forme un peu différente, au Moyen Âge, chez les Flagellants dont le pouvoir fut très grand d’abord en Italie et en Allemagne, puis en France, en Bohême et en Pologne. On le devine, l’intérêt de ce rituel tient à sa dualité : bien que son but avoué soit de maintenir hommes et femmes dans la voie de la tempérance et du devoir, habilement mis en scène, il échauffe les sens (le premier traité physiologique consacré à la flagellation – le De Flagrorum Usu in Veneria et Lumborum Renumque Officio de Meibomus, édité à Leyde en 1629 – s’intéressait déjà aux vertus aphrodisiaque des châtiments corporels). Cette ambiguïté se trouve renforcée par le fait que fessées et autres fustigations permettent, par toutes les combinaisons qu’elles autorisent, de varier les manœuvres érotiques et pornographiques, toujours menacées par la répétition et la stéréotypie. Ainsi se répètent, avec d’amples variations, soufflets licencieux et voluptueux fouettements, lesquels peuvent être infligés – ou reçus – tantôt par une femme, tantôt par un homme, tantôt par une armée entière de débauchés et de libertines, ou, à l’inverse, devenir une activité solitaire comme pour la jeune Zuta du Ferdydurke de Gombrowicz2. En outre, conformément à l’étymologie du mot (le latin fascia désigne toutes sortes d’entraves, de liens), la fessée ne s’applique pas exclusivement sur les fesses, loin s’en faut ! Et les romanciers libertins ont de longtemps saisi qu’en cela elle permettait d’instiller un zeste d’originalité dans l’évocation d’une activité finalement bien récursive et itérative dans sa simple forme coïtale ; le récit pornographique, concentré de romanesque, se définissant par son « extensibilité indéfinie »3. Dans la Justine de Sade, Thérèse est fustigée « avec acharnement » sur la gorge par Clément – « sur ces deux masses lubriques » qui excitent tant ce vigoureux barbare qu’il y défaille sans tarder4. Le Fardi de Jean de Villiot flagelle la jeune Grâce « comme on fouette les femmes froides et stériles », c’est-à-dire sur « les chairs fragiles » du mollet, du « ventre jusqu’au nombril », de la « face interne [des cuisses] où la peau est si tendre » : « dans sa douleur pointait une volupté. Elle soupirait d’angoisse. Sa souffrance s’allumait de désir. Les coups allumaient une ardeur. Elle soupirait de brûlante langueur autant que d’angoisse. Elle soupirait après l’étreinte du mâle […]. Pour lui elle voulait prodiguer toutes les joies de sa chair, heureuse de lui témoigner une abjecte soumission »5.
C’est peut-être bien cette capacité à rafraîchir des structures sclérosées qui explique la récurrence de la fessée et de toutes les formes de l’ancienne castigatio, non seulement dans la littérature, mais aussi dans les films, qu’ils soient destinés au cinéma ou à la télévision, et dans la bande dessinée : Angie, Jessica, Le Dressage de Jane ou Miss Bondie de Chris, Cléo de Colber, Mistress Jayne de Jacobsen, Liz et Beth de Georges Levis, Candide Caméra et le deuxième volume du Déclic de Manara, L’Institut Marie-Madeleine de Mancini, Vacances d’été de Paula Meadows, L’Esclave sexuelle de Bruce Morgan, Daphné de Brian Tarsis. Ces variations sur une ordonnance stéréotypée sont d’autant plus amples et piquantes que, comme le soulignait Jacques d’Icy dès 1920, « les unes préfèrent la verge, les autres le martinet et il en est encore qui en tiennent pour la fessée manuelle »6, comme dans La Foire aux cochons et Monsieur dresse sa bonne d’Esparbec7. En outre, l’expérience littéraire nous enseigne que ces scènes de fustigation se déclinent dans différents costumes – de nonne, d’écolière, de jeune mariée, de chambrière, nue, en simple culotte, en jeans, en crinoline, en paréo, en déshabillé, ou, comme dans Les Mémoires d’une chanteuse allemande, avec rien qu’ « un jupon très mince et une chemise, tendus sur le corps de telle sorte que les formes [des] fesses se dessinent nettement »8 –, placent la bénéficiaire dans des positions incertaines – sur les genoux du fesseur, courbée, debout, à genoux, à quatre pattes, à croupetons, allongée, sur le dos, sur le ventre, en cavalier – et résonnent dans les lieux les plus improbables – abbatiale, salle de classe, pont de navire ou sous les cataractes de pays lointains. Toutefois, malgré ces élans d’originalité, l’écriture ne reste pas moins attachée à une norme en matière de sexualité et à l’acceptation publique de son expression ; et la fessée, comme les autres plaisirs sadomasochistes, est souvent censurée, à l’instar de tous les fantasmes inacceptables, dangereux, pathologiques, perçus comme anormaux, du fait même qu’ils pointent, dans la sphère sexuelle, les rapports qui agissent, de façon concomitante, dans la sphère sociale9. Cette réprobation s’est d’ailleurs trouvée accentuée par l’émergence (puis le renforcement) du discours (puis de la pensée) politiquement corrects. Ainsi, la sociologue américaine Nancy Friday s’est spécialisée dans l’étude des variantes féminines des fantasmes de viol, de soumission et de brutalité10, et en a conclu, sans surprise, que les femmes auraient intégré à leurs obsessions les principes de la société patriarcale. Ce type de raisonnement a conduit les tenants des women’s studies à revoir la distinction entre érotisme et pornographie et, à l’instar d’Ellen Willis, à montrer que si l’érotisme concerne une sensualité fondée sur une affection mutuelle entre deux individus égaux, la pornographie est le reflet d’une sexualité déshumanisée établie sur la domination masculine et l’exploitation des femmes11 – domination sur le bien-fondé de laquelle s’interrogeait déjà Justine dans la Juliette de Sade : « où sont les titres de votre autorité sur moi ? » demandait-elle à Bandole, lequel répondait, en toute simplicité, « en montrant son vit » : « Les voilà ! […] Je bande et je veux foutre ! ». Comme le répète le Dolmancé de La Philosophie dans le boudoir (1795), « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande » ; et de fait, dans les alcôves comme dans le château de Durcet, c’est l’homme in fine qui distribue les rôles féminins et ordonne aussi bien la composition des figures de l’orgie que la gradation de plaisirs passant par la fessée et la fustigation.
1 Cf. Varron, De Lingua latina (VI, 34), Paris, Les Belles Lettres, 1986.
2 W. Gombrowicz, Ferdydurke, trad. de G. Sédir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p.253 : « Elle ôta sa chemise. Elle se mit à danser dans la pièce. Elle ne faisait plus attention à mon regard qui l’épiait […]. Finalement elle saisit une ceinture et se mit à en cingler ses épaules de toutes ses forces, à la recherche d’une souffrance juvénile, bien douloureuse ».
3 Voir J.-M. Schaeffer, « Le Romanesque », htttp://www.vox-poetica.com/t/le romanesque.htm, p.10.
4 D.A.F. de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu (1791) in A. Dupouy, Anthologie de la fessée et de la flagellation, Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », p.83 sqq.
5 J. de Villiot, Curiosités et anecdotes sur la flagellation. La Flagellation à travers le monde (1900) in A. Dupouy, op.cit., p.138-139.
6 J. d’Icy, Qui aime bien… suivi de… Châtie bien (1920) in A. Dupouy, op.cit., p.224.
7 « “Ces coussins de chair ne servent pas seulement à s’asseoir. Voyez comme ils sont élastiques, vivants, comme ça claque bien sous la main !”. Et de me distribuer quatre ou cinq taloches des plus vigoureuses qui me piquèrent délicieusement le cul. Mis en appétit, il me demanda de m’accouder au dossier du fauteuil, pour me fesser plus à son aise, sous le nez du vieux Schnoque, à qui cette posture offrait mon cul bien en vue. Pour commencer sa démonstration, il me cingla d’abord avec le dos des doigts, ce qui fait atrocement mal, puis il me claqua du plat de la main, tantôt par-dessous, pour soulever la fesse (ce qui, assurait-il, était du plus haut comique !) et tantôt sur les côtés, pour les faire ballotter (ce n’était pas moins “drôle”, à l’en croire). Il ponctuait la fessée d’un commentaire détaillé : “Pour que ce soit amusant, il faut qu’elle ne sache pas où ça va tomber ! La prendre en traître, déjouer son attente”. » (Monsieur dresse sa bonne [1996] in A. Dupouy, op.cit., p.375-376). Voir aussi, du même auteur, La Foire aux cochons (2003), Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », 2004, p.290 sqq., notamment. « Déjouer l’attente » est une expression intéressante parce que, métafictionnelle, elle établit un rapport d’analogie entre la fessée et la littérature elle-même.
8 W. Schröder-Devrient, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Paris, Tchou, coll. « Curiosa », 1961 [2e éd., 1980], p.149. Les chapitres III et IV de cet ouvrage, intitulés respectivement « Amour et sadisme » et « Rosa », sont un digest des représentations fantasmatiques de la flagellation au tournant des XIXe et XXe siècles ; et la jolie Rosa, une petite « délinquante » « d’à peine seize à dix-huit ans », avec un « petit visage de déesse, la taille fine, un visage empreint d’innocence » (p.149), est une parfaite image de la « petite madone perverse » qui, depuis la décadence du naturalisme, est un motif capital de la littérature et des arts occidentaux.
9 N. J. Goldstein & H. S. Kant, Pornography and Sexual Deviance, Berkeley, University of California Press, 1973.
10 Dans une perspective sociologique, on se reportera avant tout au passionnant ouvrage de G. Hawkes, A Sociology of Sex and Sexuality, Buckingham, Open University Press, 1996.
11 E. Willis, Feminism, Moralism and Pornography, Londres, Women’s Press, 1980, p.24.

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