mardi 20 mai 2008

Antiquomanie cochonne


Cette gravure de Thomas Rowlandson constitue une parodie ambiguë (comme toute parodie) de l'antiquomanie cochonne qui dominait le crépuscule des Lumières, entre revival néoclassique et subterfuge érudit pour contourner la censure.

C’est ainsi que le chevalier d’Hancarville consacrait une planche (XXV) de ses célèbres Monuments du culte secret des dames romaines (1784), à la femme dessus, affirmant, sous couvert de reconstitution érudite (cette « restitution intégrale du passé » qui caractérise le nouveau paradigme, historien, des sciences humaines), que cette attitude plaît à beaucoup d’hommes et de femmes car elle permet au priape de pénétrer au plus profond[1].

La prolifération de statues cochonnes qui encombre littéralement le cadre, parodie des décorations des villas néo-palladiennes à la mode, crée une pornotopie excessive (l’excès corporel « néobaroque » étant une des caractéristiques de l’art de Rowlandson mais aussi de la gravure romantique).

S’y opère une métalepse visuelle où les statues s'animent dans une incarnation profane tandis que les amants réels se figent dans un pastiche du monumentalisme acrobatique de Carraci. On reconnaît notamment le geste assurée de Julie saisissant le membre de son athlète, ainsi que la centralité du pénis au stade "liminaire" (artifice de visibilité qui hantera longtemps l'image pornographique), substitut réjouissant du ciseau tombé à terre.

Il s’agit en fait d’une représentation ironique du mythe de Pygmalion (Victoria and Albert Museum), emblème de l’artiste génésiaque uni à son œuvre séductrice. La pâleur de la chair, intermédiaire entre les statues et le vivant, est ainsi à la fois idéal esthétique et fable.

A ceci s'ajoute le contraste entre références classiques et dynamisme du nouveau corps Romantique, que Rowlandson, tout comme ses contemporains Gillray, Cruikshank, et Newton, contribua à établir sous le versant caricaturesque et grotesque hérité de Hoggarth.

Contrairement aux gravures satiriques obscènes, les amants sont ici également esthétisés (face au contraste habituel, chez Rowlandson et les siens, entre la beauté du corps nu féminin et la monstruosité de ses assaillants, que l’on retrouve aussi dans le système sadien). Le voyeurisme des « cunnyseurs » (titre équivoque d’une autre gravure obscène) est ici directement thématisé, associé à la fois à la consommation effrénée de l’élite géorgienne et au régime du Nu.

Hypertextualisée, contaminée par l’inanité de la reconstitution factice du passé, la performance du couple devient une illustration d'un Quichotisme sexuel (le quichotisme étant un des emblèmes, on le sait, du nouveau paradigme), où la femme dessus, bien qu'avide de son plaisir (qui littéralement l'anime), n'est plus bien menaçante.

Matérialisation littérale de la fantaisie de l'artiste, celui-ci la subit en onaniste transfiguré.

Le processus de civilisation des mœurs érotiques est ici à son comble, menacé de ridicule par le nouveau culte de l’authenticité et de l'imagination créatrice toute-puissante.


[1] Forberg, op cit, p. 53.

vendredi 16 mai 2008

Kick as you will


L’intérêt pour la femme chevaucheuse est beaucoup plus net dans un des Poèmes du Duc de Hanington, cité dans le célèbre monument fin de siècle Priapeia de R. Burton et Smithers, culmination ultime de la « phallolatrie » archéologique victorienne.

Il s’agit d’un jeu libertin autour de la figure de la chasse érotique, animé par le dialogue obscène entre la femme et sa monture, à la fois écho de la tenso des trouvères et figure de choix de la mise en discours du sexe, toujours hantée par la pornolalie.

Comme dans certaines compositions médiévales, le dialogue est ici entendu par une discrète voix lyrique qui fait le rôle de (audio)voyeur.

En accord avec la subversion de la posture physique (le texte insiste sur le fait que la femme n’a jamais « chevauché » au sens littéral, activité emblématique de la virilité aristocratique) la femme est ici initiatrice du Sir anonyme.

Le jeu de concetti sur le « siège de l’amour » renforce l’animalisation de la monture (« kick as you will ») qui accompagne la violence quasi allitérative des mouvements (« Spur'd like a fury on the squire (…) She made him caper, curvet, dance, Till both of them fell in a trance »).

'Last night, when to your bed I came,
You were a novice at the game,
I've taught you now a little skill
But I have more to teach you still,
Lie thus, dear Sir, I'll get above,
And teach you a new seat of love;
When I have got you once below me,
Kick as you will, you shall not throw me;
For tho' I ne'er a hunting rid,
I'll sit as fast as if I did,
Nor do I any stirrup need
To help me up upon my steed.'
This said, her legs she open'd wide,
And on her lover got astride,
And being in her saddle plac'd
Most lovingly the squire embrac'd,
Who viewed the wanton fair with wonder,
And smil'd, to see her keep him under,
While she, to show she would not tire,
Spur'd like a fury on the squire,
And tho' she ne'er had rid in France,
She made him caper, curvet, dance,
Till both of them fell in a trance.
Twas long e'er either did recover
At last she kissed her panting lover,
And, sweetly smiling in his face,
Ask'd him, 'How he liked the chase?'
He scarce could speak, his breath was short,
But sobbing, answer'd, 'Noble sport;
I'd give the best horse in my stable,
That either I or you were able
To ride another, for I own
There never was such pastime known.'
This answer pleased the frolic maid,
She sucked his breast and, laughing, said,
'If you, good Sir, resolve to try
Another gallop here am I,
Ready to answer your desire,
Nor will you find me apt to tire
In such a chase; I'll lay a crown,
Start you the game, I'll run it down.'
Thee squire overjoyed at what she said,
Hugg'd to his breast the sprightly maid;
For he was young and full of vigour,
And Cherry was a lovely figure,
Was ever cheerful, brisk and gay,
And had a most enticing way.
She kiss'd his eyes, she bit his breast,
Nor did her nimble fingers rest,
Till he had all his toil forgot,
And found his blood was boiling hot,
While Cherry (who was in her prime,
Still knew and always nick'd her time)
Bestrid the amorous squire once more,
And gallop'd faster than before,
Fearing the knight might interrupt her,
She toss'd and twirl'd upon her crupper;
Nor did she let her tongue he idle,
But thrust it in by way of bridle,
And giving him a close embrace,
Did finish the delightful chase.]

mercredi 14 mai 2008

Dessous sotadiques


La figure de la femme dessus occupe, comme on pouvait s’y attendre, une place de choix dans l’émergence du discours libertin.

La logique combinatoire, héritée des catalogues antiques (Dôdekateknon, etc) articule l’expansion du discours de l’ars amandi sur le modèle rhétorique, ouvrant ainsi des multiples possibilités narratives et permettant l’émergence d’un romanesque pornographique.

Très marqués par la reconstitution érudite de sources antiques, ces textes s’inscrivent dans une logique ambiguë du corps aristocratique qui constitue, en quelque sorte, l’envers secret du processus de Civilisation véhiculé par la Société de Cour.

Un texte marque la transition du régime putassier et picaresque italo-espagnol au libertinage français, les Dialogues de Luisa Sigea ou Aloysiæ Sigeæ Toletanæ satyra sotadica de arcanis amoris et veneris: Aloysia hispanice scripsit: latinitate donauit J. Meursius, (1680), attribués à Nicholas Chorier et présentés comme la traduction latine d’un original espagnol perdu, écrit au féminin.

« Il n’est qu’une seule posture propre à Vénus, s’il n’est qu’une seule Vénus », affirme la jeune Octavia, « petite sotte » à initier selon la logique de la paideia érotique classique. « Toutes les autres que les hommes et les femmes ont imaginées, dans la rage et le feu des passions, sont dépravées et criminelles »[1].

Tullia, la sage initiatrice (remodélisation de la figure picaresque de l’entremetteuse), rétorque qu’il existe « autant d’inflexions et de conversions du corps, autant de postures propres à Vénus. On n’en peut établir le nombre, ni indiquer celle qui est la meilleure pour le plaisir. Chacun prend là-dessus conseil de son caprice, du lieu, du temps, et choisit celle qui lui plaît. L’amour n’est pas le même pour tous », conclut-elle à la façon des moralistes du siècle[2].

Elle orchestre ainsi une série de figures, dont celle du « cheval d’Hector » que Forberg reprendra dans sa classification[3] et qu’Ottavia effectue, se tenant de dos à Rangoni qu’elle chevauche. Il s’agit, encore une fois dans ce pot-pourri d’érotisme érudit, d’une réminiscence antique, celle des mystères Pygiaques auxquels Eumolpe faisait allusion (et honneur) dans le Satiricon.

Néanmoins, Tullia cite le discours médical qui était en passe de déplacer le tabou religieux de la femme dessus : « Chaque opinion a ses bons motifs. Mais les médecins proscrivent cette posture où la femme se met à cheval sur l’homme : elle est, disent-ils, contraire à la conformation des parties destinées à la génération »[4].

Et le dialogue conclut par une apothéose du coït frontal : « quoi de plus agréable que de se repaître du visage de son amant, de ses baisers, de ses soupirs, des flammes de ses yeux égarés ? (…) Celui qui chôme Vénus à l’envers ne satisfait qu’un de ses sens ; celui qui la chôme à l’endroit les satisfait tous »[5].

La femme dessus reviendra néanmoins dans le Septième Dialogue, illustrant les rapports entre la mère d’Ottavia, Sempronia et le philosophe Crisogono, lointain écho du motif aristotélicien… Cette fois-ci c’est bien pour le plaisir du mâle que la position est choisie, comme le rappelle F. K. Forberg[6].


[1] L’œuvre de N. Chorier, Paris, Les Maîtres de l’Amour, 1910, p. 247

[2] Id, p. 245

[3] De FIguris Veneris, Paris, Holloway House, 1967, p. 51

[4] Id, p. 248.

[5] Id, p. 248-9.

[6] Forberg, op cit, p. 48

mardi 13 mai 2008

Aristote chevauché IX


Nouvelle variation de Hans Baldung sur le motif du philosophe chevauché par la courtisane, le rapport érotique est ici, plus qu’ailleurs, explicite.

Dans ce hortus conclusus intime (dominé par l'écho allégorique des vignes), le "jeu" de la cavalcade gagne en concentration. Alexandre spectateur est d'ailleurs banni de la scène (à moins qu’on le devine dans la minuscule fenêtre sur notre point de fuite).

La prostration animale est totale, évocatrice de l’image du Maître d’Amiens.

Toute l'intensité de la scène est cadrée sur le dialogue muet des deux regards, celui, résolument dominateur de Phyllis et celui, d'une soumission abjecte mais heureuse, d'Aristote.

La poigne résolue de la femme ainsi que son geste décidé de menace renforcent cette complicité.

En contraste avec la beauté de sa dominatrice, les traits caricaturesques du Maître illustrent ce tournant délicat, évoqué par U. Eco dans sa récente Histoire de la laideur, entre l'allégorisation de la laideur, analogon d'un vice moral, et l'émancipation de celle-ci comme physiologie.

De même l’anecdote morale s’estompe au profit d’un portrait de mœurs, illustrant une nouvelle fois la dynamique que nous avons esquissée. Ainsi on peut avec profit le rapprocher du beau texte d’un juriste contemporain de Coelius qui réécrit l’anecdote de Pic, hésitant encore entre l’ars amandi et la scientia sexualis dans une ambiguïté qui allait caractériser tout l’érotisme « classique » de l’Occident :

« Des personnes dignes de foi assureront avoir connu, il y a quelques années, un homme qui, par un contraste bien étonnant et qu’on aura peine à croire, joignait au physique le plus froid et le plus inhabile aux plaisirs de Vénus, l’imagination la plus érotique et le génie le plus ardent. Il n’avait d’aptitude, de chaleur et de force pour la lutte amoureuse, qu’à proportion des coups de verge qu’il avait reçus, et vous n’eussiez pu savoir lequel lui causait le plus de volupté, ou de la volupté elle-même, ou de la douleur qui en était la source et l’agent : à moins que la juste proportion de la seconde ne le conduisit à la perfection des délices de la première. Il s’abaissait jusqu’aux prières pour être frappé de verges qu’il avait fait durcir, depuis la veille, dans du vinaigre. La rage qu’allumaient en lui les désirs, le portait à accabler de reproches et d’injures celui qu’il avait chargé de cet office, dès qu’il frappait trop mollement, et lui faisait remarquer comme imparfaite, infructueuse et nulle, toute séance qui n’était pas terminée par une effusion de sang. Cet homme est, je crois, le seul qui, également avide de plaisirs et de souffrances, ne savourait l’un qu’au moyen de l’autre, et pour qui les plaies les déchirements et l’effusion de sang fussent et le prélude et le complément des titillations et de la jouissance. »

André Tiraqueau, Traité des lois du Mariage, 1513, art .V

lundi 12 mai 2008

Mars et Vénus


Le traitement des amours de Mars et Vénus était devenu, avant même la Renaissance, emblème de la masculinité guerrière vaincue par une féminité essentiellement séductrice, compensation idéalisée du régime patriarcal.

La gravure inspirée de Carraci choisit de montrer physiquement cette victoire par la représentation de la femme dessus.

L'écho de la succube démoniaque, souvent associée au cauchemar (créature illustrée, comme l'on sait, par l'érotomane contemporain Füssli) s'ajoute à cette domination, expliquant peut-être le geste goulu de la déesse et le regard quelque peu angoissé du guerrier chevauché.

Le culte du "Nu pathétique" transforme, encore une fois, le débat en lutte gréco-romaine, faisant du lit, comme le voudront plus tard les féministes et comme l'annonçaient depuis des siècles les poètes élégiaques, un véritable champ de bataille.

Comme dans les autres images de la série nous sommes dans un décor néoclassique, ici fortement théâtralisé (outre le rideau, la cuirasse ravalée au rang d'accessoire).

L'image est malicieusement axée sur le sexe dressé, beaucoup plus prononcé que dans les images précédentes, en opposition à l'idéal classique des petits sexes, éclipsés ici par la célébration des priapes à l'antique.

C'est peut-être dans le mouvement central de ce sexe, qui pointe sa tête entre les fesses potelées comme le coussin qui assiste le couple, que se dit l'éloge baroque de la kinesis la plus totale, envahissant les recoins les plus secrets de la Création.

mercredi 7 mai 2008

Complication baroque et volupté libertine


Le Balcon (1956-1962) – comme le bordel de Mme Irma qui en forme le cadre et reprend significativement le titre du drame – repose en effet entièrement sur cette violence protéiforme à la fois force, pouvoir, pulsion, autorité, contrainte, oppression, transgression, agressivité et conflits, renversements et destruction, brutalité, jeu et spontanéité, colère, impatience, contrainte exercée sur autrui, déni de la liberté d’autrui, volonté de l’asservir ou de l’anéantir, assouvissement du désir, exploration d’un monde onirique qui connaît lui aussi ses rituels, ses trahisons, ses souffrances. Du Baroque jusqu’à Venus im Pelz (1870) en passant par Die Bekenntnisse der Mademoiselle Sapho (1859) et les autres contes de la flagellation de Sacher-Masoch et, au-delà, jusqu’aux fictions de Christiane Rochefort, de Jacques Serguine, de Pauline Réage ou de Christian Prigent, la faute est revendiquée à la fois en termes métaphysiques et comme scénario érotique. Cette complication baroque de la violence voluptueuse, les libertins des Lumières, les premiers, la reconquièrent et la façonnent à leur goût, pour en mieux jouir encore.

mardi 6 mai 2008

Assaut et volupté


Ce que l’époque baroque a ainsi mis en place c’est une série d’analogies entre mystère et émoi, espérance et fièvre, ravissement et violence, soumission et outrage, sensualité et brutalité, plaisir et outrance. Le lien entre l'assaut – amoureux ou guerrier – et la volupté est, depuis lors, constitutif de l’érotisme ; et c’est à titre qu’elle sera analysée par Bataille pour lequel le meurtre et le désir sont au fond deux types voisins d’effraction. Dans le premier cas, le corps est rompu et profané ; dans le second, c’est une déchirure de l’intériorité qui émeut, effarouche et méduse les amants. Dans la violence de l’étreinte, le corps obéit à une rage dans laquelle nul ne se reconnaît plus. L’orgasme lui-même, cette jeune Parque, est conçu comme une fuite hors de soi, comme une abdication de toute identité, comme un effondrement du moi. Depuis l’époque baroque – qui, je le répète, revivifie, par réarticulations successives, d’anciens motifs disparates – spiritualité, érotisme et violence sont irrémédiablement liés, s’opposant (ou bien servant à leur insu) ces valeurs paisiblement bourgeoises mais bien peu catholiques que sont la rentabilité, la respectabilité, la raison.
Le rôle central du Baroque dans la constitution de l’imaginaire licencieux a de quoi suprendre. Le Concile de Trente proscrit en effet sans appel l’érotisme et s’en prend violemment à l’indécence. En 1564, au lendemain de la mort Michel-Ange, une commission issue du Concile fait ainsi recouvrir les parties honteuses de ses nus, confirmant la mainmise de la censure de la Contre-Réforme sur l’art religieux et sur la littérature profane, soumise, depuis la parution du premier Index librorum prohibitorum (1557), aux rigueurs de l’Inquisition. Or si l’érotisme semble alors à ce point importun, c’est précisément parce qu’il est en train de cristalliser quantité de motifs fondés sur une paradoxale esthétisation de la perversité — ce que mettra en scène spectaculairement, quatre siècles plus tard, le théâtre de Genet, qu’il est possible de considérer, à plus d’un titre, comme un dramaturge baroque.

Julie et l'athlète



Encore une fois marquée par quantité de références plastiques et scripturales antiques, la gravure s'offre comme planche encyclopédique, centrée adroitement sur la forme obscène du gland tiré vers les fesses.

La position, saisie dans le vif selon la rhétorique baroque du « Nu pathétique » (K. Clarck), est véritablement acrobatique.

La femme saisit le sexe d'un geste décidé, presque martial, devant le regard entre fasciné et ahuri de sa monture.

Il s’en dégage comme une impression de viol, marquée par l'écart hiérarchique entre la fille d'Auguste et son étalon, réactivant le fantasme mâle de la femme dessus.

Moitié arène, moitié boudoir, l'espace néoclassique est ici épuré à l'extrême, encadrant dans le calme les ébats forcenés du couple.

De fait, la fureur de l'écharpe qui s'envole contraste avec l'aspect morne, presque débandant de l'énorme rideau qui théâtralise la scène, de peur sans doute d'un mur uniformément nu.

Une jarre discrète attend pour désaltérer les amants, signe d'une civilité amoureuse antique.

Ce sexe d'élite (comme on le dit pour certains sports) combine l'imaginaire de la décadence romaine, peuplée de "surfemelles" impériales et le rêve d'exploits titanesques, au-delà des tristes accouplements du vulgaire.

L’érotisme occidental, encore une fois, apparaît comme le fantasme « sur-naturel » d’une société policée à l’extrême.

dimanche 4 mai 2008

Une manœuvre de force


L’enlèvement est sensuel en ce qu’il est d’abord une manœuvre de force, une manifestation de la puissance masculine sur une captive soumise, violentée, humiliée, sans défense, enlevée à son existence, arrachée à tout ce qui assurait jusqu’alors la cohérence de sa personnalité. Cette structure est singulièrement récurrente dans l’imaginaire sexuel occidental où l’amour et le désir sont souvent présentés sur le modèle de la dévastation ou de la prédation. Cette dernière, combinant sexualité et animalité, réifie des femmes qui, « peu aptes à la sublimation des pulsions, souffrent d’un trop-plein de libido ». C’est ce qui explique d’ailleurs l’importance accordée aux chevaux écumant dans le rapt de Perséphone par Hadès, ou encore le fait que le ravisseur ne puisse être qu’un furieux centaure (Nessos) ou un taureau impétueux (Zeus).
Il pourrait paraître surprenant que la femme enlevée acquiesce si volontiers à ce déploiement de force. De facto, le rapt appartient également à la topique fantasmatique des femmes qui en font une possibilité de valorisation de soi et esquissent une analogie : si l’homme est vigoureux, c’est qu’elles mêmes sont désirables. Voilà qui explique la portée du fantasme de viol qui, comme l’a bien montré Nancy Friday, est encore prégnant dans l’imaginaire féminin. Comment ne pas se souvenir, par exemple, qu’Emma Bovary, aux côtés d’un Charles endormi, rêvait, selon ce modèle, d’être enlevée : « au galop de quatre chevaux […] vers un pays nouveau, d’où [son amant et elle] ne reviendraient plus. » Et Tolstoï fait encore de l’enlèvement de Natacha par Anatole Kouraguine (fomenté par Dolokhov) un pivot de son grand roman historique, le lien entre l’amour profane et la conception chrétienne du pardon que représentait jusqu’alors la seule Princesse Marie et à laquelle parvient finalement le Prince André après la bataille de Borodino. L’entente inavouable entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite explique probablement que le rapt soit presque invariablement figuré comme une liaison intime et que l’enlèvement soit en définitive une manière de danse érotique comme, dans la toile de Rubens, où les gestes convergent harmonieusement vers le haut, mouvement ascendant d’ailleurs confirmé par le cabrage du cheval et renforcé par une ligne d’horizon exceptionnellement basse. Dans L’Enlèvement des Sabines (1637-1638), Poussin – dont on fait avec Philippe de Champaigne, Le Lorrain et Charles Le Brun le modèle de la peinture classique française – reprendra du reste aux maîtres baroques nombre de principes thématiques et esthétiques : dynamiques expressives, bras lancés vers le ciel, figures chorégraphiques, insistance sur les formules pathétiques, contraction et enchevêtrement de corps et de membres. La littérature elle-même emprunte à la peinture ses principes d’organisation ; notamment dans les romans libertins, où « il y a tableau […] essentiellement parce qu’il y a mise en scène, c’est-à-dire inscription des corps dans un espace qu’ils saturent » : « le tableau n’existe que par cette occupation de l’espace de la narration, les éclairages qui soulignent chacun des éléments, le grossissement des attitudes, les traits en surcharge qui exagèrent un sexe, un soupir, une pâmoison au point d’être les seuls à exister dans l’instant narratif. La mise en tableau de l’étreinte joue de l’image fixe, on aimerait dire hallucinée, et du mouvement du rituel amoureux. Pour y parvenir, elle utilise, conjointement, la description […] et les jeux de parole pour rendre présente la course effrénée des corps en quête de leur jouissance. »

samedi 3 mai 2008

Rapt et ravissement



Depuis le rapt des Sabines, d’Europe et d’Hélène (qui fut emportée par Thésée avant de l’être par Pâris), le motif de l’enlèvement, intense et violent, est au cœur des arts érotiques. Sa force tient d’abord à ce qu’il joint des éléments dynamiques, dramatiques et voyeuristes à une réflexion sur les potentialités du páthos et, au-delà, sur le prix de la transgression, de la sensibilité et de l’affectivité. Or, cette violence, naturellement, diffère profondément d’une époque à l’autre. Comme l’a montré Panofsky, dans les vignettes médiévales illustrant les fables ovidiennes, « Europe, en costume […] chevauche un inoffensif petit taureau à la façon dont une jeune dame faisait sa promenade matinale ; et ses compagnes, vêtues à la même mode, forment un tranquille petit groupe de spectatrices. Elles ne se consument d’angoisse ni ne poussent des cris ». À l’inverse, un dessin de Dürer à la toute fin du XVe siècle insiste fortement sur la violence et les émotions de cette scène, accentuant la sensualité de la fille d’Agénor et de Téléphassa. L’attention de l’observateur y est attirée par les cheveux flottants de la jeune fille et les vêtements que le vent emporte, découvrant son corps enchanteur : la douceur – qui sera pourtant encore centrale chez saint Jean de la Croix au siècle suivant – semble avoir cédé la place à la violence.
Dans le célèbre Ratto di Europa (1559-1562), composé pour l’infant Philippe et destiné à décorer un camerino privé du roi, le Titien représente une Europe renversée sur le dos, offerte, indécente sans être vraiment licencieuse. La violence éclabousse les éléments eux-mêmes : le ciel blême est traversé de nuées roses et violacées, la mer mêle âprement le vert au bleu tandis que des taches rouges rappellent le voile de l’héroïne. Les formes elles-mêmes tendent à se désagréger, à l’instar des compagnes d’Europe. Cette dernière capture les regards qui, thématisés dans la toile elle-même, encerclent la victime implorant des yeux les autres personnages et le spectateur avec eux. Lorsqu’en 1618, Rubens s’attache à peindre l’enlèvement des filles de Leucippe, Hilaire et Phœbé, par les Dioscures, il brosse lui aussi une chair tourmentée, sans défense, qui se dévoile à leur insu. L’engagement du spectateur en position de voyeur accentue encore une fois la portée érotique du tableau, les torsions et les efforts des muscles contribuant largement à cet effet. Il est significatif que Rubens – inspiré par Il Ratto delle Sabine (1583) de Jehan de Bologne, cette célèbre sculpture maniériste sise sous les arcades de la loge des Lanzi, sur la Place de la Seigneurie, à Florence – ait dédaigné dans ce tableau la représentation frontale au profit du contrapposto, éminemment sensuel. Les mêmes résistances tourmentées, les mêmes contractures voluptueuses et les mêmes contorsions fiévreuses se retrouvent, mutatis mutandis, dans les toiles de Véronèse et de Jacob Jordaens, dans L'Enlèvement de Déjanire (~1825) d’Antonin Moine, dans Rébecca enlevée par le Templier pendant le sac du château de Frondebœuf (1858) de Delacroix et dans Les Prétendants (1932) d’André Masson, qui traite, sur un mode étonnamment similaire, cette double thématique du rapt et du ravissement érotiques.

vendredi 2 mai 2008

Angélique et Médor


Marquées par la reconstitution érudite de sources antiques, les Postures Érotiques s’inscrivent dans une logique ambiguë du corps aristocratique qui constitue, en quelque sorte, l’envers secret du processus de Civilisation véhiculé par la Société de Cour.

Opposé au corps grotesque ou « bas » de la culture populaire (bien qu’il joue aussi, à l’occasion, sur la représentation de celui-ci), ce corps est fortement esthétisé et culturalisé, permettant l’émergence d’un corps érotique moderne qui ne va cesser de se perfectionner jusqu’aux figures ahurissantes des hardeurs et hardeuses contemporains.

La gravure reprend, dans un pastiche pornographique (sous-genre qui est consubstantiel au régime porno, depuis le Satyricon lui-même et les fresques de Pompeï jusqu’aux classiques du hard-core contemporain), un des couples célèbres du Roland Furieux.

La princesse païenne sauve le Sarrasin Médor d’une façon toute particulière (à moins que le couple soit déjà en chemin vers Cathay), provoquant la folie par jalousie du preux chevalier Roland, vu au loin s'en prenant rageusement à une forêt

La posture choisie est celle des « mystères pygiaciques » évoqués par Eumolpe dans le Satyricon et illustrés dans plusieurs fresques romaines.

Les traits formels renvoient clairement aux sources antiques, des petits seins ronds de la Vénus de Médici au torse robuste de l'Hercule Farnèse.

La contorsion des corps, en contraste avec la Nature paisible, renvoie à une vision athlétique, voire monumentale du coït.

Angélique, paisible, s'assoit sur son partenaire telle une Sybille de la Sixtine tandis que lui évoque, par un jeu libertin entre le sacré et le profane, l'Adam allongé.

Par le jeu du microcosme et du macrocosme ainsi que par le tracé des verticales, le sexe dressé devient l’homologue de l’arbre robuste, écho de celui même que secoue inutilement (onanistement, de fait) Roland égaré.

Se constitue ainsi un Ailleurs et un Autrefois idylliques (très proches de la pastorale libertine) qui, sous couvert d'érudition et d'académisme formel, établissent le monde féerique de la « Pornotopie » où tous les ébats et toutes les combinaisons sont possibles.

Renaissances coïtales


La représentation explicite de la femme dessus revient dans l’art occidental suite à la redécouverte de l’érotisme plastique antique.

S’inspirant des fresques et des statuettes pornographiques ainsi que des sources écrites (notamment l’incontournable Art d’aimer d’Ovide, déjà évoqué ici) et sous couvert de la Renaissance du Nu antique, le coït et ses multiples variations étaient de nouveau représentables, bien que dans un régime du secret.

L’histoire agitée des célèbre Modi illustre tout particulièrement les complexités de ce nouvel érotisme.

Reprenant l’art acrobatique des fresques romaines, destinées à égayer les boudoirs et les bordels, le projet d’une illustration des 16 postures (chiffre humble comparée aux grandes traditions sexuelles orientales) de l’amour s’inscrivait a priori de plein pied dans la redécouverte triomphale de l’ars amandi antique, faisant oeuvre de « Haute Renaissance » (nous sommes en 1524, trois ans avant le sac de Rome, date charnière privilégiée par les historiens).

Mandaté par Frédéric II lui-même, Giulio Romano n’était-il pas en train d’étaler une série majestueuse dévolue aux Amours des Dieux dans le nouveau Palazzo del Te à Mantoue ?

C’est ainsi que le graveur professionnel (un des premiers à se consacrer avant tout à ce média pionnier) Marcantonio Raimondi entame ses Modi ou Moyens (de réaliser le coït, sous-entendu), inspirés sur le plan formel du tournant qu’on appellera « maniériste » de Romano et destinés à un nouveau marché, beaucoup plus étendu que le mécénat princier.

Une véritable « révolution culturelle » s’était accomplie avec la généralisation de la gravure, provoquant toute une série « d’effets collatéraux » dont l’émergence d’une pornographie « moderne ». De par son format même la gravure cochonne permettait un « usage » soit public (de là son danger « virale ») soit privé, solitaire ou partagé, devenant un complément indispensable du nouvel ars amandi « civilisateur ». Sa reproductibilité permettait une diffusion jusque là inégalée des modèles érotiques (on a pu parler, pour certains stylèmes, d’une préfiguration du système des « pin-ups ») et son coût relativement bas permettait un élargissement exponentiel du marché, atteignant des couches plus variées de consommateurs.

Dès la naissance de ce nouveau média, l’érotisme y avait ainsi occupé une place de choix (on serait tenté de généraliser ceci à une loi de l’émergence des médias, dont témoigne tout particulièrement l’Internet… puisque, c’est bien connu, « Internet is for porn » comme chantent les petits cochons d’Avenue Q).

Les motifs antiques des Amours des Dieux avaient prêté, comme dans le restant des Beaux-Arts, une certaine légitimité aux Nus et aux scénarii fantasmatiques comme le prouvent, par exemple, les travaux de Giovanni Battista Palumba.

Et maintenant Raimondi allait pousser cette logique jusqu’au bout…

Mais il touchait là, en fait, à une des limites de la Haute Renaissance italienne.

Averti du contenu explicite des gravures, le Pape Clément VII, neveu de Laurent le Magnifique, fit détruire la série (à jamais perdue) et emprisonner l’auteur.

Contrairement à la consommation aristocratique des Palais, les gravures pouvaient être consommées dans la sphère publique, comme venait de le démontrer le succès médiatique de la Réforme. Peut-être aussi que, dans le nouveau contexte, le néo-paganisme des humanistes, si intimement associé au mentor et oncle de Clément VII, commençait à péricliter dans la conscience des clercs, s’armant lentement pour le retour à l’ordre moral de la Contre-Réforme.

Mais l’Arétin, protégé (ironiquement) du Pape Medici (qui le fit chevalier de Rhodes en paiement pour les services rendus), avait déjà vu les images de Raimondi et s’était mis à composer, selon Mazuchelli (contesté par S. Alexandrian), les célebres Sonnetti Lussuriosi pour les illustrer.

Une deuxième série fut ainsi publiée trois ans après, qui peut-être alliait le texte et l’image dans ce média mixte du livre illustré.

La série fut à nouveau détruite, bien qu’il en subsiste quelques fragments (British Museum, etc).

On pense, néanmoins, qu’un exemplaire dû survivre, qui inspira la série de Carracci, d’après les comparaisons qui ont pu être faites. Les sonnets d’Arétin, de leur côté, continuèrent leur chemin.

C’est pour les accompagner qu’une nouvelle série fut produite, en dépit (ou grâce) au triomphe de la Contre-Réforme, cette fois-ci illustrée par Agostino Carracci, aux orées du « tournant Baroque ».

L’édition la plus connue reste celle, révolutionnaire, de 1798, L`Arétin d`Augustin Carrache ou Recueil de Postures Erotiques, d`après les Gravures a l`eau-forte par cet Artiste célèbre, Jacques Joseph Coiny, accompagné de textes de Simon-Célestin Croze-Magnan (1750-1818), littérateur, peintre et musicien.

C'est cette édition que nous suivrons ici: le style de Carracci y est adouci selon le goût des gravures libertines du XVIIIe, ce qui fait de l’œuvre un singulier hybride où la superposition des auteurs (de Raimondi à Carracci à Coiny) contraste avec la permanence, intemporelle, des postures.

Ces jeux de survivances renvoient en fait à la constitution même de l’érotomanie occidentale, où le collectionnisme, la citation érudite et le pastiche jouent un rôle majeur.