samedi 19 mars 2011

Silence des agneaux 3





Cependant, ces films reposaient toujours sur un « système de valeurs inambigu (dualiste) » imposant « des règles d'action : ce n'est que dans un univers où l'on sait toujours distinguer l es bien du mal, la bonne voie de la mauvaise, que l'on peut affirmer, fut-ce implicitement, la nécessité de suivre l'une et d'éviter l'autre »1. Or, justement, The Silence of the Lambs, redistribuant sans cesse les rôles, bouleverse l'ensemble des orientations fantasmatiques sur lesquelles se fonde la culture américaine. Bien sûr, il est habituel que les personnages de serial killer mettent à mal, plus ou moins obliquement, l'american way of life. Cependant, c'est d'autre chose qu'il s'agit ici, une réflexion, souvent contradictoire sur les sexes, les genres, le désir. Moins, d'ailleurs, parce que Clarisse est vue par Crawford et par les aliénés masturbatoires de la prison de Lecter, comme un objet sexuel2 que le crime de Buffalo Bill ne consiste pas tant à tuer qu'à désirer (à Lecter, qui l'interroge sur l'homme qu'elle cherche, Clarrise répond à tort qu'il massacre des femmes. Le psychiatre anthropophage la corrige sur le champ : « no, he covets. That's his nature » – « il les convoite. C'est dans sa nature »)3. Si le film de Jonathan Demme est anxiogène – bien plus, au fond, que le sanglant Hannibal (2000) de Ridley Scott – c'est qu'il fictionnalise les inquiétudes qui ont agité l'Amérique des années Reagan et qui effraient encore notre monde globalisé. Le choc entre une volonté de restauration des valeurs de la classe moyenne, hétéorsexuelle et conservatrice, une réaction contre le mouvement féministe qui néanmoins se durcit et parvient à imposer dans la dóxa la double du critique du patriarcat et capitalisme, une mise en scène des valeurs viriles et, conjointement, leur effondrement. C'est sans doute Julius Evola qui, sans le savoir, décrivit le mieux cette les soubresaut de cette période, d' « une société qui ne sait plus rien de l’Ascète, ni du Guerrier ; dans une société où les mains des derniers aristocrates semblent faites davantage pour des raquettes de tennis ou des shakers de cocktails que pour des épées ou des sceptres ; dans une société où le type de l’homme viril – quand il ne s’identifie pas à la larve blafarde appelée « intellectuel » ou « professeur », au fantoche narcissique dénommé « artiste », ou à cette petite machine affairée et malpropre qu’est le banquier ou le politicien – est représenté par le boxeur ou l’acteur de cinéma ». « Nous voyons la civilisation moderne se tourner vers le nivellement, vers un stade qui, en réalité, n’est pas au-delà, mais en-deça de l’individuation et de la différence entre les sexes ». Or, justement, l'indifférenciation sexuelle – qui, avec le syncrétisme idéologique et le néo-tribalisme, forme le socle de postmodernité – est au cœur de The Silence of the Lambs, qui peut être interprété comme symptôme de cette nouvelle guerre des sexes. Guerre passablement hystérisée, au sens où « hystériser, c'est mettre du désir, de la libido là où, au premier abord, il n'y a pas lieu d'en mettre », « c'est faire naître dans le corps de l'autre un foyer ardent de libido [...], c'est érotiser une expression humaine quelle qu'elle soit alors que par elle-même, intimement, elle n'était pas de nature sexuelle »4. Le même processus sert de moteur à quantité de thrillers ; notamment, bien sûr, au genre, si particulier, de l'erotic thriller à la manière de Basic Instinct (1992), Original Sin (2001), Unfaithful (2002) ou In the Cut (2003).



1 Susan R. Suleiman, « Le Récit exemplaire », Poétique, n°32, Paris, Seuil, 1977, p.487. Voir, du même auteur, Authoritarian Fictions. The Ideological Novel as a Literary Genre, New York, Columbia University Press, 1983.
2 Voir notamment Greg Garrett, « Objecting to Objectification. Re-Viewing the Feminine in The Silence of the Lambs », Journal of Popular Culture, XXVII, n°4, 1994, p.1-12.
3 Cf. Diane Negra, « Coveting the Femining: Victor Frankenstein, Norman Bates, and Buffalo Bill », Literature Film Quaterly, XXIV, n°2, 1996, p.193-200.
4 Juan-David Nasio, L'Hystérie, ou l'enfant magnifique de la psychanalyse, Paris, Payot, 2001.

jeudi 17 mars 2011

Silences des agneaux 2



Toutefois, une seconde relation triangulaire – Lecter, Clarice, Buffalo Bill – se superpose bientôt à la première (Lecter, Clarice, Crawford). En effet, Buffalo Bill se présente clairement comme l'antithèse de Lecter, un être aux limites de l'humanité, un primitif vivant dans une cave qui, du reste, a tout d'une grotte. La véritable altérité pour l'agent Starling, c'est lui et non point Hannibal : il est le vrai monstre, sans identité, sans sexe, sans autre corps même que la cape qu'il coud avec les peaux de ses victimes. Tandis que Lecter ne s'en prend qu'à ceux qui le tourmentent et qui, d'une certaine façon, sont à sa mesure (le docteur Chilton ou les policiers chargés de sa surveillance), Buffalo Bill s'acharne sur les femmes, créatures qui, à l'exception de Clarice, sont présentées sinon comme faibles, du moins comme innocentes — « very gentle and kind » pour reprendre les termes de Mme le sénateur Martin parlant de sa fille Catherine1.
Mais si Lecter se caractérise, je l'ai dit, par sa maîtrise de lui-même, vertu cardinale des sociétés patriarcales, Buffalo Bill est un emblème des défauts que les cultures phallocentrées prêtent aux femmes : foucades, extravagances, psychasthénie, hystérie, narcissisme (la scène est fameuse et éloquante où, s'adressant à son reflet dans le miroir, Buffalo Bill sussure : « Would you fuck me? I'd fuck me. I'd fuck me hard. »). En somme, et pis que tout le reste, un efféminé, tout comme le docteur Chilton, le tendre ennemi de Lecter2. En somme, un de ces wimps honnis par l'ère Reagan3. La perméabilité des rôles masculin et féminin est du reste une constante des films terrifiants : d'un côté, lors de l'affrontement avec le tueur, la final girl est clairement masculinisée par une violence qu'elle excerce au demeurant au moyen d'une arme phallique, gourdin, couteau ou cognée. Carol Clover4 souligne qu'a contrario le méchant est presque toujours un homme dont la masculinité et la sexualité sont pour le moins problématiques : c'était le cas de Bates, ce sera encore celui de Billy et de Stu dans le film postmoderne de Wes Craven. S'inscrivant dans ce sillage, The Silence of the Lambs reprend bien la dichotomie de la bonne et de la mauvaise violences, tradition du cinéma hollywoodien, qui n'a eu de cesse de la questionner du western (Pale Rider), du rape and revenge (Death Wish), du film d'action (Lethal Weapon) en passant par le war movie (Rambo:the Mission).


1 De ce point de vue, il est indéniable que « The Silence of the Lambs deconstructs femininity as it has been constructed in four classic genres: the serial killer movie, the horror or monster movie, the 'pupil and mentor' movie and the 'psychiatrist and patient' movie. The Silence of the Lambs can be shown to deconstruct the generic amalgam of voyeurism, the 'male gaze' of the camera, castration anxiety and the confused and reinstated gender identities typical of the serial killer movie ». Voir Diane Dubois, « “Seeing the Female Body Differently”. Gender issues in the Silence of the Lambs », Journal of Gender Studies, vol. X, n°3, 2001, Londres, Routledge, p.297 sqq.
2 Julie Thorp, « The Travestite as Monster », Journal of Popular Films & Television, XIX, n°3, 1991, p.106 sqq.
3 Voir S. Jeffords, Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers Up, 1994.
4 Carol J. Clover, op.cit.

mercredi 16 mars 2011

Le silences des agneaux 1



Transposition de l'excellent roman de Thomas Harris qui, paru en 1988, reprenait le personnage du docteur Hannibal Lecter, le villain de Red Dragon (1981), qui sera lui-même adapté à l'écran en 2002 par Brett Ratner, The Silence of the Lambs de Jonathan Demme, sorti en 1991 sur les écrans, a très vite connu un immense succès et a obtenu cinq oscars, tous amplement mérités. Il s'inscrit naturellement dans la longue série des films de serial killer, dont certains sont, comme lui, d'authentiques chef-d'œuvres : Psycho (1960), Dirty Harry (1971), Copycat (1985) ou Henry: Portrait of a Serial Killer (1986). Il inspira, du reste, quantité de films : Basic Instinct (1992), Se7en (1995), American Psycho (2000), Zodiac (2007) ou Righteous Kill (2008) — pour ne rien dire de la remarquable série Profiler crée par Cynthia Saunders pour NBC au penchant du XXe siècle.
Cependant, ce film présente, ce me semble, quelques particularités remarquables. D'abord, il met en scène deux monstres, complémentaires et opposés – Lecter et Buffalo Bill. De ce point de vue, The Silence of the Lambs rompt avec les habitudes induites par le genre du slasher dont il reprend les tópoï pour les subvertir. Cette dimension parodique est d'ailleurs sensible dès le début du film. En effet, dans la scène initiale, Clarice, s'aguerrissant, en sueur, sur son parcours d'obstacle, est suivie, traquée, par la caméra sur un fond sonore pour le moins anxiogène qui évoque Hallowen ou Jaws. Mais ce n'est pas elle qui est pourchassée par un serial killer, elle s'entraîne au contraire, en tant qu'agent spécial du FBI à poursuivre les tueurs au mépris de la douleur, des tourments et de la souffrance (« Hurt, agony and pain : love it »). Qui est la proie, qui le prédateur ?, c'est la question inquiétante que ce film ne cesse de poser, et de retourner.
Ce curieux slasher movie est aussi, d'entrée de jeu, un Bildungsfilm, l'histoire d'un double accomplissement, personnel et professionnel. Or l'apprentissage de Clarice est précisément fondé sur les rapports, complexes, qu'elle entretient avec les deux faces de la sauvagerie ou, plutôt, de la cruauté qui, comme l'a bien montré Michel Erman a moins pour finalité de tuer que de profaner, de tuer deux fois1 en quelque sorte. Lecter – et, sur ce point aussi, les habitudes du spectateur sont renversées cul par dessus tête – est un affable dandy, un esthète avenant, un intellectuel d'une grande finesse, un docteur perspicace, courtois, cultivé (il cite Marc-Aurèle et admire les variations Goldberg de Bach, au clavecin), gourmet (« I ate his liver with some fava beans and a nice chianti ») et spirituel (« I'm having an old friend for dinner »). Il est à la fois un aristocrate à la manière du comte Dacrula, et un animal, une créature aussi féroce et endurante qu'un zombie. Il est aussi un parfait exégète, un herméneute achevé, un surhomme, omnipotent, une image du père imainaire, une incarnation de l'idéal de maîtrise, du savoir absolu, suscitant tout à tour l'amour et la haine. Ne parvient-il pas à contrôler jusqu'à son propre pouls pour faire croire à sa mort ? N'est-ce-pas grâce à lui qu'in fine l'énigme de l'identité de Buffalo Bill est résolue ? Enfin, dans le cadre du jeu, de plus en plus fréquent dans les films et séries de serial killers, du quid pro quo, pour reprendre l'expression qui sert de titre au quatrième épisode de la neuvième saison de Profiler, il est, pour Clarice, un Pygmalion, un nouveau guide qui vient se substituer à la figure de Crawford, le directeur des études du comportement au Bureau Fédéral d'Investigation, singulièrement antipathique. Civan Gürel a commenté cette première relation triangulaire sous l'angle de l'autoréflexivité et l'a interprétée « comme une parabole unissant les figures du producteur (Crawford), du réalisateur (Lecter) et de l'actrice (Clarice), le premier engageant la troisième qui est auditionnée, dirigée et lancée par le deuxième. Cette mise en abyme qui glorifie le créateur aux dépens du décisionnaire paraît aussi en résonance avec le système hollywoodien tel qu'il se met en place au milieu des années 1970, suite à la fin définitive de l'ère des studios, qui sont achetés par des multinationales. C'est dans ce milieu-là qu'évolue une nouvelle “espèce” de cinéastes, dite film school generation, issus d'école de cinéma ou de télévision, techniciens accomplis, cinéphiles jusqu'au bout des ongles, soucieux de s'établir à la fois comme hommes d'affaires et comme créateurs (Coppola, Spielberg, Scorsese, Lucas, Landis, etc.) »2. En somme, ce sont les conflits, les hésitations et les paradoxes du New Hollywood que figurerait, sur un mode implicite, The Silence of Lambs qui est loin d'être un simple « slasher pour yuppies – bien fait, bien joué, une version bien conçue de l'histoire parfaitement connue de la l'héroïne victime qui combat un persécuteur monstrueux et, pour finir, triomphe de lui, sans l'aide des hommes »3, comme dans Blue Steel (1989) ou Sleeping with the Enemy (1990). Cependant, comme ces films, le thriller de Jonathan Demme renverse bien les traditionels codes de genre (au sens de gender autant que de genre) et déstabilise les identifications – tantôt à l'habituelle position féminine (celle des victimes du psychokiller), tantôt à la position masculine (celle de la final girl qui fait sienne les attributs phalliques du tueur et finit par triompher de celui-ci). De ce point de vue, Clarice Starling, qui terrasse Buffalo Bill, qui n'est jamais qu'un nouveau Norman Bates, s'inscrit dans la lignée d'Ellen Ripley, de Laurie Strode, de Sally Hardesty, de Nancy Thompson et renforce l'idée, avancée par Linda Williams4, que la figure féminine dans le cinéma d'épouvante est souvent moins une victime du monstre que son double (voilà qui expliquerait, par parenthèse, que, dans le Dracula de Stocker comme dans ses adaptations cinématographiques, Mina soit aussi importante, affolante et inquiétante que le vampire lui-même5).


1 M. Erman, La Cruauté. Essai sur la passion du mal, Paris, Puf, 2009.
2 Civan Gürel, « Portrait de l'artiste en serial killer » in Projections. Actions cinéma/audiovisuel, Portraits d'artiste, n°22, décembre 2006, p.9 sqq. Jean-Marc Génuite & Civan Gürel, « Le Silence des agneaux : quand le loup devient gourou (“c'est pour mieux te guider mon enfant”) » in Tausend Augen, Lille, 2000 (www.tausendaugen.com/archives/ta19/dc6.pdf).
3 Carol J. Clover, Men, Women and Chain Saws. Gender in the Modern Horror Film, Princeton, Pup, 1993, p.232 : « slashers movies for yuppies – well-made, well-acted, and weel-conceived versions of the familiar story of a female victim-hero who squares off against, and finally blows away, without male help, a monstrous oppressor ».
4 Linda Williams, « When a Woman Looks » in Mary Ann Doane, Patricia Mellencamp & Linda Williams (éd.), Re-Vision: Essays in Feminist Criticism, American Film Institute, 1983, p.83-99. Voir aussi, du même auteur, Hardcore, éd.cit., p.208 sqq.
5 Cf. M. Picard, La Littérature et la mort, Paris, Puf, 1995, p.95 sqq.

lundi 7 mars 2011

"C'est le moment où la lune réveille le vampire blafard sur sa couche vermeille..."


DICHOTOMIE DU MORT-VIVANT
Vampires vs. Zombies au nouveau millénaire
par Antonio Dominguez-Leiva
Professeur à l'UQAM (Université du Québec à Montréal)
Jeudi 10 mars - 16h
Département des Lettres modernes
Université de Reims
Salle 1711
57, rue Pierre Taittinger