jeudi 27 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 5



Symptomatiquement, la «libération des corps» souhaitée par les chorégraphes à la suite de Nietzsche est contemporaine d'un mouvement culturel plus ample, notamment dans le contexte allemand, de «retour à la nature», qui unit dans un même «Zeitgeist»«les cosmiques, la Ligue moniste et les divers systèmes pseudo-philosophiques bâtis autour du vitalisme nietzschéen, à la Jeunesse Allemande et aux mouvements de végétarisme et nudisme» (Rhode, 1997: 34).

La nouvelle conception du nudisme, héritière des mythes du bon sauvage du XVIIIe siècle, s'est développée au XIXe siècle dans une perspective hygiéniste et médicale, en réaction à la société industrielle naissante. Ce courant de libération qui entretient des rapports multiples avec la genèse de la danse moderne s'inscrit dans le développement plus vaste de la «culture physique», porteuse déjà d'ambiguïtés annonciatrices des fascismes, et qui dit la recherche d'un équilibre de l'individu dans ses relations avec les environnements sociaux, politiques et aussi urbains en pleine mutation; nostalgie du monde rural et d'une culture festive harmonisée dans des rythmes naturels dont la danse est un élément central.

R. Saint-Denis réfléchissait sur cette dimension libératrice dans son article déjà cité: «La Danse est le mouvement naturellement rythmique d'un corps qui a longtemps été nié, distordu, et le désir de danser serait aussi naturel que celui de manger, de courir, de nager, si notre civilisation n'avait pas employé d'innombrables moyens, pour diverses raisons, de mettre au ban cette action instinctive et joyeuse de l'être harmonieux. Nos religions formelles, nos villes bondées, nos vêtements, nos moyens de transport sont largement responsables de l'inertie de la masse humaine, qui jusqu'à il y a très peu de temps était enserrée dans des corsets. Mais nous commençons à émerger, à nous jeter dehors, à exiger l'espace pour y penser et y danser» (in Ginot, 90).

mardi 25 novembre 2008

Années folles 3





La mode à la garçonne – initiée par le scandaleux roman éponyme de Victor Margueritte (1922) – est, pour les bourgeoises d’alors, fondée sur « l’illusion d’avoir conquis des droits. Celui au moins de refuser le corset. Celui des grandes enjambées, celui des épaules à l’aise, de la taille qui n’est plus serrée »1. Ainsi, si les normes comportementales bourgeoises qui, on l’a vu, se sont empesées au XIXe siècle restent prégnantes dans les faits, les représentations du corps et du désir féminin qui se mettent en place autour de la Grande Guerre s’inscrivent dans un profond renouvellement des valeurs morales aussi bien qu’esthétiques — valeurs qui, pour l’essentiel, s’exercent encore aujourd’hui. C’est en effet dans les Années folles que s’impose, avec les loisirs, l’agrément des plages, de la mer et du soleil et que surgit l’idéal hédoniste du sea, sun, sex and sand régissant, dans toutes les classes sociales, la conception actuelle des villégiatures2. Chez Larbaud ou Montherlant, qui se livre à un double éloge passionné des jeunes filles et des coups de soleil, les vacances se ritualisent et s’érotisent, accompagnées qu’elles sont de l’observation de corps ensoleillés, qui, à demi-nus, associent, la grâce aux vertus du sport et des soins portés à soi-même. C’est durant l’entre-deux-guerres en effet que, se moquant comme d’une guigne des tristes conséquences du Black Thursday, la finesse, la vigueur et la gracilité s’imposent définitivement dans le canon occidental. Dès le début des années 1920, ce dernier s’incarne dans les corps mis au concours de miss et de reines de beauté qui, apparaissant comme une réponse à l’enlaidissement de la vieille Europe, sont soutenus par des discours hygiénistes, voire eugénistes. Silhouette haute, chair jeune, jambes interminables, ventre étroit, les règles de la beauté sont ainsi fixées qui réglementeront pour longtemps encore la vie quotidienne, l’érotisme et la pornographie de l’Occident bourgeois.
1 D. Desanti, La Femme au temps des Années folles, Paris, Stock, 1984.
2 Cf. M. Crick, « Representation of International Tourism in the Social Sciences : Sun, Sex, Sights, Savings and Servility » in Annual Review of Anthropology, n°18, 1989, p.307-344.

lundi 24 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 4



À la suite de Duncan de nombreux chorégraphes vont se référer à la pensée de Nietzsche, au prix parfois de contresens, voire de trahison de ses idées (Le Moal, 1999: 312). Parmi les pionnières, Ruth Saint Denis, baignée dès l'enfance dans toutes sortes de pensées orientalo-religieuses fin de siècle, telles que la théosophie ou le scientisme, fera de la danse «l'instrument de la réunification avec le divin», tel qu'elle l'écrit dans son article La danse, expérience de vie (1925), dont le ton post-nietzschéen se combine avec une rhétorique annonciatrice du «flower power» et du «new age»:

«Je vois les hommes et les femmes dansant rythmiquement dans la joie en haut d'une colline baignée des rayons safran d'un soleil levant. Je les vois se mouvant lentement (...) Je les vois dans la célébration; la célébration de la terre et du ciel et de la mer et des collines, en des mouvements libres et heureux qui sont autant de projections de leur sentiment de paix et d'adoration. Je vois la Danse utilisée comme moyen de communication d'âme à âme, pour exprimer ce qui est trop profond, trop fin pour les mots (...) Danser, c'est se sentir une part du monde cosmique, enraciné dans la réalité intérieure de l'être spirituel (...) Ouvrez la voie de la danse! Elle élargira l'horizon, donnera sens à beaucoup de choses encore cachées, une nouvelle puissance à chacun, une nouvelle valeur à l'existence»(in Ginot, 1995: 90).

Parallèlement, en Allemagne, la «danse expressionniste» est marquée par cette même quête utopique d'une harmonie de l'être avec le cosmos, ou de l'individu avec la société dont témoignent les écrits des artistes et des intellectuels allemands contemporains. Mary Wigman, amie du peintre Emil Nolde et pionnière de cette danse «expressionniste», se préoccupe surtout des relations intimes entre la spiritualité et le mouvement: dans ses nombreux écrits, Wigman décrit sa propre expérience créatrice comme la mise en mouvement et en espace des puissances invisibles qui l'animent. La danse est alors proche de la transe, le danseur du médium et le spectacle dansé renoue d'une certaine façon avec la fonction cathartique qu'elle occupait dans les sociétés archaïques.

Témoignant d'un Zeitgeist décidément nietzschéen, une des premières et plus mémorables «performances» de la Galerie Dada à Zürich, Wigman dansa un de ses étonnants solos en récitant le Zarathoustra. Dans ses propres danses, Wigman reflète alors, selon J. Martin, «la tendance philosophique générale de l'esprit allemand; ce sont des danses d'introspection, révélatrices d'états intérieurs (...) vibrants, excitants. Elle passe du lyrique le plus tendre au grotesque et à l'obsession démoniaque pour retrouver la retenue et la noblesse de la tragédie» (Ginot, 1995: 99), confluence de registres qui rejoignent directement le conglomérat dionysiaque articulé par Nietzsche.

Par ailleurs, elle participera, comme Laban et d'autres danseurs «expressionnistes», aux fêtes liées aux jeux Olympiques de 1936, témoignant des rapports ambigus entre danse, irrationalisme et nazisme.

jeudi 20 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 3



Parallèlement à la tentative de Nijinski, des artistes, refusant les conventions académiques du ballet européen (chaussons et tutus) dans le contexte de la fin du XIXe siècle où sont remises en cause les valeurs culturelles occidentales et où l'on découvre les vertus du «primitivisme», élaborent une danse fondée sur la pure expression corporelle. C'est la dimension nietzschéenne de la danse comme expression de la vie même qui conduit I. Duncan (1878-1927) à rejeter les formes artificielles et apolliniennes du ballet pour retrouver, à partir du «corps naturel et réel» les chemins d'une danse dionysiaque cherchant à renouer avec les grands mythes grecs: «Je compris que mes seuls maîtres de danse seraient à jamais Jean-Jacques Rousseau (Émile), Walt Whitman et Nietzsche», écrira-t-elle après avoir intensément réfléchi sur son art.

Cette quête s'inscrit dans un moment où l'Amérique connaît une évolution religieuse spécifique qui imprimera sa marque, à la fois sur les personnes (le mysticisme transcendantaliste de Duncan) et sur les pratiques gestuelles: «du gospel aux sectes telles que les shakers, la religion renoue aux Etats-Unis avec le corps, et réactualise des formes de transe où la danse a un rôle à jouer (...) Tandis que, sur le vieux continent, les corps des danseurs restent empêtrés dans des institutions lourdes de plusieurs siècles de tradition, l'Amérique se sent un corps neuf, chargé d'une expérience neuve: la danse était faite pour l'exprimer»(Ginot, 1995: 88).
La danse sera pour Duncan une expression spirituelle qui puise ses sources dans l'âme humaine plus que dans des formes préétablies. Elle fonde ainsi les bases les plus essentielles de la modernité: «la notion d'invention d'un langage gestuel, de l'adéquation du mouvement avec le projet artistique, et, surtout, la libération des codes conventionnels qui emprisonnent le corps, non seulement dans les formes de danse existantes, mais aussi plus généralement dans la société»(Ginot, 1995: 91). Elle crée ainsi des chorégraphies d'une liberté et d'une expressivité physique jusqu'alors inconnues (elle danse presque nue, etc...), «apprenant aux artistes que la danse était la musique des corps«. Elle exprimera ses visions nietzschéennes dans des œuvres comme sa Bacchanale de 1904 ou sa Danse des furies (1910).
L'impact dionysiaque des danses de Duncan est par ailleurs lisible dans le délire extatique de l'historien de l'art E. Faure, qui écrit dans Les danses d'Isadora Duncan (1910), un des manifestes de la nouvelle danse, faisant des références explicites à sa connexion avec la bacchanale antique :

«Du fond de nous, quand elle dansait, montait un flot qui balayait tout ce qu'il y a dans les coins de notre âme d'ordures entassées par ceux qui nous ont légué depuis vingt siècles leur critique et leur morale et leur raison (...) Quand nous la regardions avidement nous retrouvions cette pureté primitive qui (...) réapparaît au fond du gouffre de notre conscience exténuée pour nous faire reprendre pied dans l'animalité sainte (...) L'intelligence est engloutie. Le monde cellulaire que nous sommes tressaille dans ses profondeurs. Le lien caché se renoue entre nos éléments infimes et l'enivrement confus des foules sacrées et aveugles (...) Isadora! tu nous a donné la certitude que le jour approchait où nous reprendrions le contact fécond de la vie instinctive»(Brion-Guerry, 1973: 562).

On voit ici clairement fusionner le primitivisme esthétique des avant-gardes avec l'idéal dionysiaque nietzschéen: «Nous avons maintenant assez souffert, dieu terrible, souffert de comprendre et de savoir (...) nos enfants vivront. Nous désirons avec ardeur qu'ils retournent aux communions premières que nous ne pouvons vivre que par éclairs (...) les bêtes dansent, les sauvages dansent. Nous avons, nous qui voulûmes oublier que nous étions des bêtes, nous (...) qui ne sommes plus des sauvages, nous avons tant accumulé de douleurs raisonnées»(id, ibid). Et E. Faure conclut avec un appel programmatique: «La danse est la libération des énergies accumulées (...) la communion totale (...) les lignes acquièrent une valeur multiforme, fugitive et mouvante comme le ruissellement perpétuel des sensations qui font passer la vie dans nos nerfs et notre sang (...) et l'obscénité et la foi partout mêlées et confondues (...) La Danse est revenu et ceux, qui savent déjà nous faire apparaître (...) de quelles puissances multiples et fatales elle est l'obéissant écho, nous offrent parmi les premiers le pain que nous réclamons»(1910, in Brion-Guerry, 562).

On retrouve ces mêmes idées dans plusieurs textes théoriques contemporains qui constatent un véritable changement de paradigme esthétique. Ainsi G. Etscher constate dans La renaissance de la danse: «L'esprit de la danse a disparu peu à peu, et ce qui reste est comme une carcasse vide (...) La danse classique, sur scène, était un désastre (...) Il était nécessaire qu'un Messie vienne et la régénère (..) C'est ainsi que l'art de la danse a trouvé un nouvel idéal dont il avait besoin pour remplacer celui qui avait disparu»(id, 565). Cet idéal, H. Ellis l'exprime dans un texte théorique fondamental, La philosophie de la danse, où l'on retrouve l'héritage nietzschéen: «la signification de la danse, au sens large du terme, réside donc dans le fait qu'elle est simplement un réel appel intime de ce ryhtme universel qui marque toutes les manifestations matérielles et spirituelles de la vie. La danse est l'expression première à la fois de la religion et de l'amour (...) De plus, l'art de la danse est intimement mêlé à toutes les traditions de guerre, travail, plaisir, éducation (...) les dieux eux-mêmes dansaient, comme les étoiles dansent dans le ciel»(id, 590).




Ce qu’imposent ainsi les Années Folles1, c’est d’abord un changement de profil qui étire les silhouettes et adoucit les gestes : la hauteur s’imposant, les jambes semblent se déployer tandis que le maquillage mincit les traits. Sveltesse, simplicité, aisance, dynamisme et grandeur deviennent des valeurs qui ne concernent pas la seule apparence. Soupault ne s’y trompe pas qui s’interroge, en 1935, « à qui fera-t-on croire que l’esthétique féminine n’est pas un des symptômes les plus marquants de l’évolution de la civilisation ? » À travers l’édiction de nouveaux canons de beauté, s’affirme cette femme nouvelle qui est le pendant, dans le domaine de la mode, de l’homme nouveau dont rêvent ensemble dictateurs et avant-gardistes.
1 Voir G. Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art de s’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2005 ; et, du même auteur, « Années folles : le corps métamorphosé » in Sciences Humaines, n° 162, juillet 2005.

mercredi 19 novembre 2008

Années folles 2



Odette représente bien, dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), « toute une époque » sujette aux métamorphoses : son corps est « découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une “ligne” qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l’éparpillement composite des modes d’autrefois, mais qui aussi, là où c’était l’anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au-delà du tracé idéal, savait rectifier d’un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le “strapontin” de l’affreuse “tournure” avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait. La verticale des “effilés” et la courbe des ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il s’était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l’enveloppement nébuleux des modes détrônées »1.
1 M. Proust, À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.200-201.

mardi 18 novembre 2008

Les Années folles 1



Le 11 novembre 1918, à onze heures, alors que, dans une belle et froide matinée d’automne, le front se fait soudain silencieux, la vieille Europe prend conscience qu’elle est anéantie. Et les problèmes ne font que commencer : l’Allemagne, ébranlée par une insurrection spartakiste finalement écrasée par l’Armée, est au bord du chaos. L’Italie, dépitée de ne se pas voir attribuer l’Istrie et la Dalmatie, connaît en outre une grave crise économique et bascule, dès 1919, dans le désordre : les paysans qui réclament le partage des terres s’attaquent aux grands domaines agricoles tandis que le monde ouvrier multiplie les grèves et les occupations d’usines, rêvant de constituer des soviets. Les pays voisins de la jeune Russie socialiste embrassent volontiers l’autoritarisme pour échapper au péril bolchevique. Effrayante saignée humaine, la guerre laisse également l’économie exsangue : les réparations financières que doivent payer les vaincus engendrent nombre de rivalités, tandis que l’effondrement des cours, l’augmentation des prix, l’endettement, la surévaluation des monnaies, les spéculations éhontées font partout naître de vives tensions. La sombre plaisanterie de Beckett dans L’Innommable (1983) – « c’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin ; à la fin, c’est la fin qui est le pire » – semble s’appliquer à merveille à la Grande Guerre et à l’étrange paix qui, lui succédant, ne fut finalement qu’une parenthèse1.
Pourtant, Antonio Domínguez2 l’a bien montré, ces années furent aussi celles de l’opium – poison de rêve ! –, de l’exaltation sexuel, du charleston, du quickstep, du fox-trot, du black bottom et du shimmy, ces danses trépidantes et sensuelles. Ce que, dans l’élite intellectuelle et sociale, les femmes gagnent alors en liberté, l’érotisme, qui « cristallise les perceptions contradictoires d’une identité féminine en pleine évolution »3, l’acquiert, lui, en expressivité. La garçonne aux cheveux court coupés, aux robes soyeuses, au voluptueux fume-cigarettes et à l’étrange silhouette androgyne incarne cette émancipation4. La mode du bobbed hair, que popularise au cinéma Louise Brooks, dégage le cou et la nuque, mettant en valeur de larges boucles d’oreilles qui répondent aux bracelets sur les bras dénudés, aux très longs colliers de perles, aux broches fantaisistes. Mais la beauté sensuelle demeure liée à l’histoire des conventions sociales et des valeurs morales, et dès le début du XXe siècle, la métamorphose des corps féminins, affinés et bronzés, engendre à son tour de nouvelles représentations de la Bourgeoise, désormais indépendante et active. La beauté devient grâce, le charme élégance, et tous ces vertus concernent aussi bien les traits que les regards, les gestes que le maintien — ces modifications culturelles, dépassant les individus, changent la place même du féminin dans la société5.
1 Cf. Enzo Traverso, À Feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), Paris, Stock, 2007.
2 A. Domínguez Leiva, Sexe, opium et charleston, Neuilly-les-Dijon, Le Murmure, 2007.
3 C. Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998, p.91.
4 Voir F Gontier, La Femme et le couple dans le roman (1919-1939), Paris, Klincksieck, 1976, p.79 sqq.
5 Voir Ph. Jaenada & A. Dupouy, Sous le Manteau. Cartes postales érotiques des Années folles, Paris, Flammarion, 2008.

vendredi 14 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 2



La libération des corps à l'âge des avant-gardes trouve dans la danse un terrain d'élection. Dès le tournant du siècle on sent à l'intérieur de l'édifice disciplinaire de la danse classique certains remous ayant une tonalité fortement dionysiaque. L'idée et le scénario du Sacre du printemps reviennent au peintre N. Roerich, auteur des décors à la Gauguin et ethnologue de surcroît, spécialiste du paganisme tribal et très au fait des rites chamaniques. Sous l'impulsion de Roerich, qui le guide dans l'exploration des rites primitifs, Nijinski fréquente longuement le musée du Louvre, où il étudie des attitudes de la Grèce, et compose des mouvements inspirés des fresques, faisant abstraction du langage académique et remontant ainsi à une inspiration antérieure à la danse classique, à l'instar de nombre de pionniers de la danse moderne. Nijinski invente un mouvement vraiment nouveau, qui prend le contre-pied des codes (les 5 positions, etc.), tandis que Roerich pousse ainsi le compositeur I. Stravinsky à puiser dans les racines archaïques de la Russie, divisant le ballet en deux actes aux titres très «ethnologique»: L'Adoration de la terre et Le Sacrifice.

Stravinsky s'explique au sujet de son oeuvre dans un texte où s'exprime un panthéisme dionysiaque : «J'ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle: la montée totale, panique, de la sève universelle (...) une terreur sacrée (...) une sorte de cri de Pan (...) Dans le premier Tableau, (...) [des] Adolescents viennent à la rivière (...) Ce ne sont pas des êtres déjà formés; leur sexe est unique et double, comme celui de l'arbre. Ils se mélangent; mais dans leurs rythmes on sent le cataclysme des groupes qui se forment (...) Les groupes se séparent et entrent en lutte (...) C'est la définition des forces par la lutte, c'est-à-dire par le jeu. Mais on entend l'arrivée d'un cortège. C'est le Saint qui arrive, le Sage, le Pontifex, le plus vieux du clan. Une grande terreur s'empare de tout le monde. Et le Sage donne la bénédiction à la Terre, étendu sur le ventre, les bras et les jambes écartées devenant lui-même une seule chose avec le sol. Sa bénédiction est comme un signal de jaillissement rythmique (...), comme les nouvelles énergies de la nature. C'est la Danse de la Terre» (in Brion-Guerry, 1973: 322-324).

Le public mondain montrera avec virulence son incapacité à modifier son regard. Parmi les critiques enthousiastes, J. Rivière, qui saura aussi comprendre, dans un autre registre, les premières manifestations Dada à Paris écrit: «La chorégraphie n'a plus aucune espèce d'attache avec la danse classique. Tout y est recommencé, tout y est repris à pied d'œuvre, tout y est réinventé». Chef d'œuvre de la modernité, Le Sacre fait bel et bien figure de bouleversement dionysiaque, précédant la folie de Nijinski, 7 ans plus tard, refletant le parcours de Nietzsche (Ginot, 1995: 32-33).

lundi 10 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 1



Nietzsche, au même titre que Mallarmé à qui l'unissent de subtiles correspondances (Deleuze, 1962: 36-39), est un des théoriciens précurseurs d'un phénomène clé des avant-gardes, la naissance de la danse moderne, en complète rupture avec la danse classique. La danse constitue un des véritables «mythèmes» du corpus dionysiaque dans l'œuvre nietzschéenne, qui s'autoproclame elle-même comme danse («mon style est une danse, écrit le philosophe a son ami E. Rohde, un jeu avec les symétries de toute nature, il gambade par-dessus ces symétries en les narguant»). Ce thème a subjugué Nietzsche depuis La naissance, qui voit dans la danse dionysiaque «un symbolisme qui met en mouvement le corps tout entier (...) la danse totale qui agite de son rythme tous les membres» (Nietzsche, 1994: 55). Thème poursuivi d'œuvre en œuvre: il rêve de livres qui enseignent à danser et ne peuvent être lus sans ressentir le désir de danser (HTH §206), d'une culture à venir qui serait une danse (HTH§ 278), le philosophe étant un bon danseur, et réciproquement (GS § 341). Dans sa propre folie, Nietzsche restera fidèle à sa double passion «dionysiaque», la musique et la danse. Overbeck raconte comment il retrouve le philosophe après l'effondrement à Turin. «il était hors d'état d'exprimer autrement les ravissements de sa joie que par (...) des danses et des bonds grotesques»(in Morel, 1971: 330).

Opposant la dimension dionysiaque de l'art, inscrite dans le souffle même de la nature, dans notre part d'irrationnel et qui sollicite le corps entier dans une «danse totale» à la dimension apollinienne, rationnelle, qui recherche la satisfaction simplement intellectuelle devant la beauté formelle, Nietzsche attribue à la danse une essence dionysiaque, car elle crée le trait d'union de l'art et la pensée à la nature et à la vie.

La danse «dionysienne«, transférée dans des expériences au premier abord fort éloignées, s'y rattache à la répudiation de l'ego individualisé, «source et origine de toute douleur et condamnable en soi«, première étape dans la conquête de la verticalité que désire «Zarathoustra le danseur», le prophète du Dieu inconnu: «quiconque veut apprendre à voler doit d'abord apprendre (...) à danser»(in J. Brun, 1976: 21). Zarathoustra continue: «que tout corps devienne danseur (...) Levez vos pieds, bons danseurs, et mieux que cela: sachez aussi vous tenir sur la tête»(APZ, De l'homme supérieur, § 19), jusqu'à sa propre possession dionysiaque: «jetzt bin ich leicht, jetzt fliege ich, jetzt sehe ich mich unter mir, jetzt tantzt ein Gott durch mich»(«à présent je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois sous moi, maintenant un dieu danse par moi», APZ, Lire et écrire).

Nietzsche accusera Wagner de ne pas avoir respecté les exigences de la musique dionysiaque où «il fallait danser», ce qui empêche toute musique de se trahir en mimant le théâtre ou la peinture. Il lui préférera Bizet et la danse mauresque de Carmen pleine de «lascive mélancolie» et à la «gaîté africaine» empreinte de tragique. En parlant de la danse, Nietzsche ne fait jamais allusion au mode de représentation du ballet qui lui était contemporain (en fait déjà en mutation dans le sillage du Symbolisme), mais essentiellement à ses dimensions propres, une «danse rêvée», absolue, non référencée à un style existant, apparaissant de façon fantomatique comme la sédimentation dans l'imaginaire d'un corps possible et perdu depuis l'aurore de la civilisation (le corps dionysien, possédé et désintégré pour mieux renaître). Nietzsche affirme le corps comme «montreur de voie», vecteur d'un «vouloir sans fond». Il s'agit de l'aurore d'un impensé par où le corps pourrait réinventer sa propre histoire, en se révoltant contre la grande machine oppressive qui marque l'histoire des sociétés disciplinaires du XIXe siècle.