mardi 22 février 2011

Chastes éléphants




L´idéal de chasteté, on le sait, n´est pas une invention du christianisme. Avant lui, le pessimisme héllénistique l´avait proclamé et les contemporains païens des premiers textes chrétiens le radicalisaient à souhait, sous l´influence notamment du stoïcisme (école qui se prolongea, on l´oublie parfois, sur une période d´un demi millénaire, de -300 av. J. C à c. 250 ap. J. C). Un véritable esprit d´époque (Zeitgeist) conditionne à la fois les violentes diatribes gnostiques, le discours médical qui recommande l´abstinence et condamne, comme le stoïcisme, la recherche du plaisir, le pessimisme foncier de plusieurs sectes néopaïennes et l´infléchissement progressif des textes chrétiens vers l´apologie de la "pureté" sexuelle. Cette progression dans la répudiation de la sexualité est surtout visible, comme le souligne Uta Ranke-Heineman (Des eunuques pour le royaume des dieux, Pluriel, 1990), dans l´affirmation de la virginité de la mère du Christ : vers 150 ap. J. C. le Proto-évangile de Jacques affirme contre les évangiles canoniques que l´hymen de Marie est sorti indemne de l´accouchement (19 sq).

Une des images qui va être le plus invoquée dans cette vaste campagne de dépréciation de la sexualité humaine est celle, à priori un peu étonnante, des éléphants, érigés en idéal animal de chasteté.

Sous l´influence d´un passage d´Aristote (IX, 46, 630b) qui remarque que chez l´éléphant le mâle, lorsque la femelle porte (et cette gestation dure deux ans) s´abstient de l´approcher, cet animal devient chez le naturaliste Pline modèle de continence, dans le cadre d´une véritable apologie quasi-lyrique du pachyderme qui prolonge la vision aristotélicienne (l'éléphant était pour « le Philosophe » par antonomase la bête qui dépasse toutes les autres par l'intelligence et l'esprit)…

« L'éléphant est le plus grand [animal], et celui dont l'intelligence se rapproche le plus de celle de l'homme; car il comprend le langage du lieu où il habite; il obéit aux commandements; il se souvient de ce qu'on lui a enseigné à faire; il éprouve la passion de l'amour et de la gloire; il possède, à un degré rare même chez l'homme, l'honnêteté, la prudence, la justice; il a aussi un sentiment religieux pour les astres, et il honore le soleil et la lune (...) On en a vu qui, accablés par la maladie (les maladies n'épargnent pas même ces masses énormes), jetaient, couchés sur le dos, des herbes vers le ciel, comme s'ils appelaient la terre en témoignage dans leurs prières. Quant à la docilité, ils adorent le roi, fléchissent le genou, présentent des couronnes. (...) Ils ont de la pudeur, et ne se livrent à la copulation que dans le secret. Le mâle est apte à la génération à cinq ans, et la femelle a dix. La femelle ne reçoit le mâle que tous les deux ans; et seulement, dit-on, pendant cinq jours : le sixième, ils se baignent dans une rivière, et c'est alors seulement qu'ils rejoignent la troupe. L'adultère est inconnu parmi eux ; la possession des femelles ne suscite pas chez eux des combats cruels, comme chez les autres animaux. Ce n'est pas qu'ils n'éprouvent la puissance de l'amour : on rapporte qu'un éléphant aima en Égypte une femme qui vendait des couronnes; et qu'on ne s'imagine pas que son choix était mauvais : cette femme fut la bien almée d'Aristophane, très célèbre grammairien. Un autre aima Ménandre, Syracusain, jeune adolescent de l'armée de Ptolémée; et il témoignait, en ne mangeant pas, le regret qu'il éprouvait de son absence. Juba dit qu'une marchande de parfums fut aimée par un de ces animaux : [6] tous montrèrent leur attachement en témoignant de la joie à la vue de la personne aimée, en lui faisant des caresses à leur manière, en conservant et en jetant dans son sein les pièces de monnaie qu'on leur avait données". (Histoire naturelle, VIII, 1-5).

Élien de Préneste va plus loin encore dans ses très curieuses Personnalités des animaux où il révèle que si les éléphants, adeptes de la continence, s´accouplent ce n´est pas poussés par la luxure, mais uniquement pour assurer la survie de l´espèce; ils ne le font d´ailleurs qu´une seule fois dans leur vie et "tout éléphant une fois qu´il l´a rendu grosse ne connaît plus sa compagne" (VIII ch XVII)

Le chaste éléphant devait connaître une longue carrière dans la théologie et la littérature édifiante chrétiennes. Toutes les encyclopédies médiévales reprendront cette image, à commencer par Isidore de Séville qui affirme dans ses Etymologies qu´"ils s´accouplent avec réticence", repris par Cassiodore pour qui « l´éléphant ne s´unit à sa femelle que parcimonieusement".

L´image se répand de façon virale (ou "mémétique")de Bède la Vénérable à Pierre Lombard, en passant par Raban Maur ou Honorius d´Autun. Radical et lapidaire, le Bestiaire Ashmole d´Oxford affirme: "Il est une bête qu´aucun désir charnel n´habite". La castration symbolique du pachyderme atteint ici son sommet.

"L´amour de l´éléphant pour la chasteté est tel, il exècre á ce point l´obscénité de la passion physique", note Pierre Damien au XIe siècle, "que, poussé á l´acte de propagation, il détourne la tête, montrant par là qu´il agit sous la contrainte de la nature, contre sa volonté, et qu´il a honte et dégoût de ce qu´il fait" (cit in Pascal Varejka Singularité de l’éléphant d’Europe, p. 32). Un siècle plus tard l´Écossais Richard de Saint Victor affirme qu´il s´agit d´"un animal chaste et d´une nature froide. Ce qui signifie donc que les éléphants ne copulent pas ou qu´ils ne se connaissent pas charnellement pour satisfaire leurs désirs charnels, mais pour procréer, sans céder á la luxure" (id, ibid).

Mêmes éloges chez Alain de Lille et le dominicain Guillaume Peraldus ou encore dans des sommes anonymes telles que le Codex latinus Monacensis. Preuve de leur profonde prégnance, elles vont survivre à la révolution culturelle des humanistes. Ceux-ci, fascinés par l´ombre antique de Pline et d´Elien, restent fidèles au chaste pachyderme.

Ainsi Juste Lipse adresse á Janus Hautenus une lettre consacrée aux moeurs des éléphants (LXXXII). Toutes les légendes des naturalistes grecs et latins s´y retrouvent: l´éléphant a la sagesse, la prudence, l´équité, la religion; il est chaste, venge l´adultère et, reprenant Elien dans le texte, ne s´accouple qu´une fois...

Cameranius place l´éléphant en tête de sa 2e centurie, sous le titre "Casta placent superis", la chasteté plaît aux dieux, répétant la fable sur l´adoration des astres par ces énormes animaux.

Ces sentiments de piété et de chasteté que les humanistes prêtaient á l´éléphant amenèrent Christian II, qui fut roi de Danemark de 1513 à 1523, lorsqu´il fonda une confrérie de chevaliers, rattachée á la cathédrale de Roskilde, à lui donner pour emblème l´éléphant. Le bijou de cet ordre, « qui n´est conféré en principe qu´à des membres de maisons souveraines, comporte un éléphant. Sur une gravure du monogrammiste A P, "Pudicia", montée sur un éléphant, combat "Libido", montée sur un sanglier" (Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l'art profane: dictionnaire d'un langage perdu, p. 190).

L´évêque de Genéve saint François de Sales reprend le flambeau pachydermophile dans un recueil de préceptes spirituels intitulé Philothea (1609). L´éléphant y est encore une fois donné en exemple aux époux… et l´on rajoute, au passage, une année de continence au digne animal :

« Si lourdaud qu´il soit, cet animal est pourtant le plus digne de tous ceux qui vivent sur la terre et le plus doué de raison (….) Il ne change jamais de femelle et aime tendrement celle qu´il s´est choisie et avec laquelle il ne s´accouple pourtant qu´une fois tous les trois ans [ !], pendant une durée de cinq jours et en se cachant si soigneusement que jamais on ne l´aperçoit au cours de cet acte ; quand il réapparaît le sixième jour, c´est pour se rendre directement á la rivière où il se lave tout le corps ; il ne regagne pas le troupeau avant de s´être purifié. De telles manières ne sont-elles pas bonnes et droites ? » (III, 39).

L´anthropomorphisme est ici à son comble, signe analogique d´un véritable rêve de pachydermisation de l´humanité…

Ce rêve déborde le discours de la théologie morale et envahit celui, à priori plus « scientifique », des zoologues. Ainsi Salomon Priézac renchérit la vision d´Elien (que l´on peut désigner comme la « one shot theory ») dans sa très érudite Histoire des Éléphants (une des premières sommes consacrées à cet unique sujet, datant de 1650): "Que ne diray-je pas de leur pureté? Ne sçait-on pas qu´ils sont si moderez en leurs plaisirs qu´ils ne s´accouplent qu´une seule fois durant toute leur vie [encore une fois le stygmate d´Elien]; et encore ont-ils de cette pudeur que de chercher les lieux les plus sombres et les plus detournez pour s´y cacher; comme s´ils affectaient de garder de la décende en une action que sans honte et sans crime ils peuvent rendre publique" (cit in P. Varejka, p. 33).

Plus magnanime, son contemporain anglais Topsell leur accordera trois accouplements au cours de leur vie, ce qui, comme le signale Varejka est de toute
façon très peu pour des animaux pouvant vivre 300 ans...

A la fin du XVIIIe siècle le chaste pachyderme s´insinue aussi dans le Tarot. Sur les cartes d’Etteilla (Grand Etteilla II), la Tempérance figure sous les traits d’une part, d’une jeune fille qui tient sa main un mors dont la fonction symbolique évidente consiste à réfréner les ardeurs et d’autre part d’un éléphant, symbole déjà invoqué dans le célèbre essai de Cesare Ripa Iconologia: « L’image de l’éléphant est mise pour la Tempérance car, étant accoutumé à une certaine dose de nourriture, il ne passera pas outre cette habitude pour se nourrir - ne dépassant pas la portion usuelle »[ [Ed 1613, p 297]

Mais sans doute le texte le plus étonnant de toute cette vénérable tradition est celui des Histoires d´Anna Katharina Emmerick sur la vie de Jésus, recueillies par le Romantique allemand Clemens Brentano, véritable best-seller catholique aujourd´hui oublié. Restitution des nombreuses visions dans lesquelles cette religieuse mystique s´entretient directement avec Jésus, cette œuvre ratifie, sous la caution directe et explicite du Rédempteur, la chasteté des éléphants…

« Jésus parla également de la grande immoralité de la procréation chez l´homme et expliqua qu´il convenait de faire abstinence après la conception. Pour preuve de l´infériorité des hommes face aux animaux les plus nobles dans ce domaine, il cita l´exemple de la chasteté et de la retenue des éléphants » (dicté le 5 novembre 1820).

Il n´y avait désormais plus rien à ajouter. Et plus personne d´ailleurs, ne semble avoir par la suite avoir ajouté d´éléments significatifs à cette tradition, passée dans les ouvrages érudits d´histoire des croyances et des symboliques zoologiques.

On est bien loin dans toute cette tradition, on le voit, du jeu de mots qui donna lieu à un classique culte de la comédie française, « Un éléphant ça trompe énormément ». À moins que sa tromperie ultime n´aie été, précisément, de se faire passer pour une créature à la chasteté exemplaire…

Si ses ruts ne durent que quelques jours avant qu´il devienne trentenaire, ils s´étendent par la suite à plusieurs semaines et vont, vers 36-40 ans, de un à deux mois. Pour finir, après 40 ans, le rut s’étend sur une période de deux à quatre mois, ce qui eût sans doute beaucoup déplu à tous nos doctes zoologues.