mercredi 12 octobre 2011

Quand les princesses décapitaient leurs grenouilles 6





Le conte fonctionne alors comme un double inversé de l´imaginaire de la sorcellerie propre au discours savant (manipulations de la créature qui provoquent sa métamorphose), s´appuyant sur une ambivalence symbolique centrale des batraciens qui oppose fortement les grenouilles et les crapauds. Il est d´ailleurs étonnant que le texte français préfère « crapaud » au « der frosch » allemand original ou au « frog » anglais, mais les textes écossais eux-mêmes évoquent la formule ambivalente losgann, à la fois grenouille et crapaud. Le conte illustre pourtant l´imaginaire solaire de la première au détriment de celui, démoniaque, du second. Chtonien (face au caractère aquatique de sa rivale), le crapaud présente une peau pourvue de petites verrues et sans éclat qui le désigne comme figure de la laideur (alors que les illustrations pour enfants insistent sur la brillance symbolique de la couleur verte dont la grenouille est parée à des fins mimétiques, en devenant même l´incarnation). Mais c´est surtout sa toxicité qui en fait, anthropologiquement, une figure de l´abjection (et du coup aussi de la praxis magique, devenue sorcellerie). Les crapauds possèdent des petites glandes excrétrices parotoïdes en arrière de leurs yeux qui synthétisent et libèrent une substance laiteuse qui les protégent des prédateurs, bloquant le système nerveux de ceux-ci voire provoquant sa paralysie ou encore la mort. Sur les entrefaites de cette fascinante bivalence, nous ne pouvons que vivement conseiller la lecture de l´ouvrage de Valérie Boll Autour du couple ambigu crapaud-grenouille: recherches ethnozoologiques.

Une autre symbolique du crapaud qui a pu influencer le motif culturel du baiser provient de l´iconographie alchimique. Nous en trouvons l´illustration dans le classique L'Atalanta fugiens ou "Les nouveaux emblèmes chymiques des secrets de la nature" publié en 1617 par Michael Maier, physicien de l'empereur occultiste Rodolphe II. L´emblème V « Appone mulieri super mammas bufonem, ut ablactet eum, & moriatur mulier, sitque bufo grossus de lacte » est suivi de l´étrange imago érotique où, au milieu d´une rue praguoise où flânent les badauds, le rituel du don courtois se transforme en agression au sein alléchant de la belle ébahie.

Suit, selon l´usage, l´épigramme qui découple l´effet d´énigme produit par le symbolon:

« Sur le sein de la femme place un crapaud glacé
Pour que, tel un enfant, il s’abreuve de lait.
Tarissant la mamelle, qu’il s’enfle, énorme bosse,
Et la femme épuisée abandonne la vie.
Ainsi tu te feras un illustre remède
Qui chasse le poison du cœur, ôtant son mal »

Et enfin le « Discours » qui explique tout cela par une série de digressions caractéristiques de la raison baroque, faisant notamment appel à la philosophia naturalis :

« les philosophes disent qu’il faut placer sur le sein de la femme un crapaud, pour qu’elle le nourrisse de son lait, à la manière d’un enfant. C’est là chose déplorable et affreuse à contempler, disons même impie, que le lait destiné à un petit enfant soit présenté au crapaud, bête venimeuse et ennemie de la nature humaine. Nous avons entendu et lu des récits sur les serpents et les dragons qui tarissent les pis des vaches. Peut-être les crapauds auraient-ils la même convoitise si l’occasion s’en offrait à eux chez ces animaux. (…)le crapaud occupe non la bouche mais le sein de la femme, dont le lait le fait croître jusqu’à ce qu’il devienne d’une grandeur et d’une force considérables et que, de son côté, la femme, épuisée, dépérisse et meure. Car le venin, par les veines de la poitrine, se communique facilement au cœur qu’il empoisonne et éteint, comme le montre la mort de Cléopâtre : elle plaça des vipères sur son sein quand elle eut décidé d’être devancée par la mort, pour ne pas être tramée dans les mains et les triomphes de ses vainqueurs. Mais, afin que nul n’estime les philosophes assez cruels pour ordonner d’appliquer à la femme un serpent venimeux, on doit savoir que ce crapaud est le petit, le fils de cette même femme, issu d’un enfantement monstrueux. Il doit, en conséquence, selon le droit naturel, jouir et se nourrir du lait de sa mère. Il n’entre pas dans la volonté du fils que la mère meure. Car il n’a pu empoisonner sa mère, celui qui avait été formé dans ses entrailles et s’était augmenté, grâce à son sang »

Le récit digressif se complexifie et nous voici partis dans un jeu de labyrinthes dont affectionne l´âge baroque, car le crapaud de l´image n´est donc nul autre que le fils de la belle ( !). Et de cette « scène primordiale » quasi-freudienne nous passons à la minéralogie alchimique :

« Est-ce, en vérité, un prodige, que de voir un crapaud naître d’une femme ? Nous savons que cela s’est produit à une autre occasion. Guillaume de Newbridge, écrivain anglais, écrit dans ses Commentaires (avec quelle fidélité, que d’autres en décident !) que, tandis que l’on partageait une certaine grande pierre, dans une carrière située sur le territoire de l’évêque de Wilton, on trouva à l’intérieur un crapaud vivant muni d’une chaîne d’or. Sur l’ordre de l’évêque, il fut enfoui à la même place et plongé dans de perpétuelles ténèbres, de peur qu’il ne portât avec lui quelque mauvais sort. Tel est aussi ce crapaud, car il est rehaussé d’or. Ce n’est pas sans doute un or apparent et consistant en l’ouvrage artificiel, d´une chaîne, mais un or intérieur, naturel, celui de la pierre que d’autres nomment borax, chelonitis, batrachite, crapaudine ou garatron ».

Madone alchimique, la femme allaitant le crapaud en vient à illustrer donc une des modalités de la Grande Œuvre, opération délicate de la Matière Première pour obtenir la Pierre Philosophale... Comme l´explique Rafal T. Prinke :

“In the English alchemical tradition the Toad is a symbol of the First Matter of the Work, which is Saturnine in nature (which does not have to mean lead but any substance associated with Saturn). Sometimes it refers only the the phase of Putrefaction or Caput Corvi, on account of its Saturnine symbolism ("Regnum Saturni"), sometimes also to the Philosophers' Stone itself, as the "jewel" hidden in the Toad's head (i.e. in the First Matter). This kind of symbolism seems to have been continued by later alchemists in England, through continuous interest in the works of Ripley displayed by such authors as Elias Ashmole, Eirenaeus Philalates, or Samuel Norton, the grandchild of Ripley's supposed apprentice Thomas Norton” (The Hermetic Journal, 1991, 78-90)



De fait, comme Prinke le signale, l´épigramme de Meier reprend la symbolique du poème The Vision de George Ripley:

A Toad full Ruddy I saw, did drink the juice of Grapes so fast,
Till over-charged with the broth, his Bowels all to brast:
And after that, from poyson'd Bulk he cast his Venom fell,
For Grief and Pain whereof his Members all began to swell.

mais en l´infléchissant: « In this case the Toad drinks Virgin's Milk instead of Juice of Grapes, which may be just different terminology. However, it is the woman who dies, not the Toad. The sexual interpretation can also have been intended as a woman with a toad on her breast is identical with the symbol of debauchery or sexual attraction used by Bosch”. Ce passage “from physical alchemy of Ripley and his contemporaries (i.e. probably describing actual chemical processes) to the highly spiritualized (and possibly incorporating the sexual aspect) alchemy of the 17th century Rosicrucian Englightenment” retrouve donc, détourné, l´imaginaire saturnien et sinistre qui hantait les crapauds de la sorcellerie…


Il n´y a pas une préséance des mythes de la sorcellerie ou de l´alchimie sur la logique imaginaire du conte, mais sans doute une contiguïté de représentations par laquelle les usages rituels du crapaud et ses pouvoirs de transformation furent inversés axiologiquement dans la symbolique des grenouilles chère aux contes populaires. Figure bivalente dans le conte des Grimm elle passa du dégoût à l´acceptation non seulement à l´intérieur du récit mais aussi, historiquement, dans les différentes versions qui allèrent de la mise à mort transformatrice au baiser magique, geste à forte valeur anthropologique avant que d´être banalisé et dessubstantialisé dans quantité de productions culturelles.



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A la piste psychanalytique on est tenté d´ajouter, comme le fit Propp dans le deuxième volet de son étude sur le conte russe (dont on ne retient que la partie morphologique, qu´il ne voyait pourtant que comme une nécessaire propédeutique), la piste culturaliste de l´histoire des symboliques.

Nul besoin, pourtant, de plonger dans les velléités des vieux comparatismes anthropologiques à la James Frazer et remonter à des hypothétiques hiérogamies totémiques dont ces contes du cycle du mariage animal ("beast marriage cycle") et plus concrètement de transformation nuptiale d´un reptile ou un amphibien que l´on retrouve dans le monde entier (et dont un des plus clairs exemples est le conte Kafir The Bird That Made Milk, dans lequel un crocodile retrouve sa forme première lorsqu´une gentille fille lui lèche le visage, Leach 1972, p. 426). Les pionniers Romantiques de l´ethnologie crurent trouver dans des lointaines croyances orientales à la métempsychose la racine universelle de cet univers en perpétuelle métamorphose qui caractérise les contes, sans pouvoir retracer les étapes de ce diffusionnisme.

L´on ne saura jamais exactement comment ces vieilles structures rituelles et mythiques se sont « dégradées » ou tout simplement transformées jusqu`à n´être plus que des bribes narratives agglutinés dans des cycles de contes immémoriaux. Mais l´on peut retrouver des symboliques culturelles précises qui ont du travailler les représentations, dans la lignée de l´ethnohistoire qui historicise, précisément, ce temps des contes que l´on a trop longtemps cru immobile.

Il est ainsi frappant de voir que l´univers du conte constitue l´envers en quelque sorte diurne d´éléments propres à une sphère essentielle de la première modernité, celle du « monde des sorcières » pour reprendre le titre de l´incontournable étude de Julio Caro Baroja, toujours si pertinente.

Certaines utilisations magiques des crapauds dans l´Europe de la première modernité correspondent en effet au traitement cruel qu´inflige la princesse à son prétendant dans les contes.

“The Toad Fair was held annually in Dorsetshire during the beginning of May by the local cunningman during which charms were sold against various illnesses were sold. There are several regional differences as to the manner in which the charm was constructed. In Stalbridge, the legs of a live toad were torn off and then placed in a bag to be worn around the neck against scofula and the king's evil.. These same charms in Lydlinch used the whole toad. The charm made in Blackmore Vale Dairy was good against the king's evil and tubercular wounds. The patient was first told to open their clothing so that their chest was bared. Then, the cunningman chopped off the head of the toad and dropped the writhing creature into a muslin bag which was then suspended around their neck and dropped down the patient's chest. If the patient did not get nauseated by the experience they would live and the charm would be successful.” (Open Ways Magazine, Samhain 2000 Issue, p. 5-6)

Notons aussi que les crapauds décapités, ébouillantés ou pulvérisés étaient des ingrédients traditionnels de la cuisine des sorcières.

“Toads were common ingredients in various magical recipes. According to lore, witches decapitated and skinned them and then threw them into their ca uldrons along with other bizarre ingredients. A lotion made of toad’s spittle and sowthistle sap could make a witch invisible. In folk magic remedies, the ashes of a burned toad mixed with brandy was believed to be an effective cure for drunkenness. In fantastic tales of witches’ sabbats during the witch hunts, witches were said to bite, mangle and tear apart toads in their worship of the Devil” (Rosemary Guiley, The encyclopedia of witches, witchcraft and wicca, Facts on file, 2008, p. 345).

Pour ce qui est du baiser, c´est bien entendu une des variantes du « osculum infame » ou baiser de la honte que les sorcières sont censées administrer lors de leurs rencontres avec le Diable : “Tales from the 12th century tell of Satan appearing to his followers in the form of black cats or toads and demanding kisses under the cat´s tail or in the toad´s mouth” (Id, p. 192).

Le motif du baiser du crapaud, outre sa symbolique de la pure abjection (renforcée par les référents bibliques qui en font une anti-créature), pourrait même renvoyer, dans le sillage des études de Ginzburg et A. Escohotado, à des pratiques déformées par l´imaginaire confus de la sorcellerie fantasmé par les inquisiteurs. L´on connaissait alors l´utilisation toxique et pharmacologique de la bufotérine, à la fois poison et puissant hallucinogène.

“Toad skins are covered with glands that secrete a thick, white poison when the toad is provoked or injured. The poison, bufotenin, also called toads’ milk in popular lore, is hallucinogenic. Depending on the species of toad, the poison may simply taste bad or it may kill.
As early as Roman times women used poisonous toads to remove unwanted husbands or lovers.[The fungus gets its name because Europeans believe toads ingested their venom by eating poisonous mushrooms, hence toadstool.] Medieval soldiers wounded their enemies by discreetly rubbing the secretions of Bufo vulgaris, the common toad, into the skin. When boiled in oil, the bufo easily secreted venom which could be skimmed off the top..” Id, p. 273

L´on peut alors voir la composante chamanique de ces baisers des crapauds ainsi que des transformations humaines que l´on leur supposait, puisque c´est une des créatures essentiellement métamorphes de l´imaginaire. Dans le contexte inquisitorial ce pouvoir ne peut que renvoyer au Malin. Ainsi celui-ci se transforme très souvent en crapaud, comme le montre entre quantité d´autres exemples le procès de Amy Duny de Lowestoft, Suffolk, évoqué par Cotton Mather dans On Witchcraft: Being the Wonders of the Invisible World (1692).

“Duny’s fate as a witch was sealed when she was hired as a baby-sitter by Dorothy Durent for her infant. Duny tried to nurse the baby, William, contrary to Durent’s instructions, and was reprimanded, much to her (obvious) displeasure. Not long after, the baby began having fits that went on for weeks. Durent took it to a “white witch” doctor (a man), who told her to hang the child’s blanket in a corner of the chimney for a day and a night, then wrap the infant in it and burn anything that fell out. According to Mather: “. . . at Night, there fell a great Toad out of the Blanket, which ran up and down the Hearth. A Boy catch’t it, and held it in the Fire with the Tongs: where it made a horrible Noise, and Flash’d like to Gun-Powder, with a report like that of a Pistol: Whereupon the Toad was no more to be seen."(Id, p. 44)

Inversement les sorciers peuvent se métamorphoser eux-mêmes en crapauds, comme le montre le cas de John Palmer de St Albans

“In another English witchcraft case in 1649, John Palmer of St. Albans confessed that he had metamorphosed into a toad in order to torment a young man with whom he had had a quarrel. As a toad, Palmer waited for the man in a road. The man kicked the toad. After he returned to the shape of a man, Palmer then complained about a sore shin and bewitched his victim. In areas where witchcraft fears ran high, the sight of nearly any hare or stray dog caused great concern.”
Id, p. 231

Les crapauds sont par ailleurs les “familiers” naturels des sorcières, qui les nourrissaient avec du lait comme l´on voit sur l´illustration (supra), en vue sans doute de l´utilisation de leurs vertus pharmacologiques.

« Witches were said to take great care of their familiars. As Emile Grillot de Givry described in Witchcraft, Magic and Alchemy (1931) “they baptized their toads, dressed them in black velvet, put little bells on their paws and made them dance.” Familiars were dispatched to bewitch people and animals into sickness and death. They also protected their witches. In return, witches gave them what they craved: blood".
Id, p. 122


L´intoxication et la métamorphose sont bel et bien des traits essentiellement caractéristiques de ces « techniques archaïques de l´extase » étudiées par M. Eliade dans sa Somme célèbre sur Le Chamanisme. De l´ingestion rituelle du poison hallucinogène au motif du baiser infâme il y a certes un chemin tortueux, plus encore que celui qui va de la décapitation au baiser de la grenouille dans les contes, mais l´on ne peut ignorer le poids anthropologique de ces rituels sur les représentations dans ce « temps immobile » qui caractérisa les sociétés paysannes.

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Curieusement, c´est ici que notre trace se perd : nul ne sait qui introduit le motif du baiser transformateur propre à d´autres récits de métamorphose mais opposé aux avatars cruels des versions originaires. Cette mutation majeure de l´histoire du conte inaugural, et peut-être le plus schématiquement archétypal, du recueil des frères Grimm, n´a pas laissé de trace. Maria Tatar, dans The Annotated Brothers Grimm, l´attribue aux "versions Américaines de l´histoire", sans apporter aucune précision.

Nous pouvons néanmoins tenter de comprendre la logique qui mena de la décapitation à la projection puis à l´érotisation du baiser, désormais image de marque de l´univers féerique dans la culture populaire. Il y a tout d´abord la piste psychanalytique puisque cette inversion de l´agressivité en érotisme obéit à la logique même de l´ambivalence qui entoure ce rite de passage, version pratiquement translucide de la perte de la virginité, à la fois source de rejet ritualisé et d´acceptation à un nouveau régime de vitalité.

C´est la piste tracée par Bruno Bettelheim dans sa célèbre étude The Uses of Enchantment (1975).

« The closer the frog comes to the girl physically, the more disgusted and anxious she gets, particularly about being touched by it. The awakening to sex is not free of disgust or anxiety, even anger. anxiety turns into anger and even hatred as the princess flings the frog against her bedroom wall.

By thus asserting herself and taking risks in doing so -- as opposed to her previous trying to weasel out and then simply obeying her father's commands -- the princess transcends her anxiety, and hatred changes into love (…) At the end she has developed her own independence by going against her father's orders. As she thus becomes herself so does the frog: it turns into a prince” (p. 288).

Ainsi, "the story tells that we cannot expect our first erotic contacts to be pleasant, for they are much too difficult and fraught with anxiety. But if we continue, despite temporary repugnance, to permit the other to become ever more intimate, then at some moments we will experience a happy shock of recognition when complete closeness reveals sexuality´s true beauty" (p. 288).

De là la transition, dans les réécritures mêmes du conte, du dégoût vers cette cohabitation paisible dans le lit nuptial. Ne connaissant pas les variantes décapitatrices du texte, le psychanalyste perd une bonne occasion d´évoquer la figure de la castration qui pour Freud se cachait derrière les représentations oniriques ou artistiques de ce supplice et qui deviendrait donc ici figure suprême du rejet du phallus intrusif, dont l´insistence même est insupportable.

"Mais et la grenouille alors?" demande judicieusement Bettelheim. "It, too, has to mature before union with the princess can become possible. Like every child, the frog desires an entirely symbiotic existence. What child has not wished to sit on Mother's lap, eat from her dish, drink from her glass, and has not climbed into Mother's bed, trying to sleep there with her? But after a time the child has to be denied the symbiosis with Mother, since it would prevent him from ever becoming an individual. Much as the child wants to remain in bed with Mother, she has to 'throw' him out of it -- a painful experience but inescapable if he is to gain independence" (p. 289).

Cette délicate économie fantasmatique du conte enveloppe pour le psychanalyste une vraie propédeutique à la sexualité, sans confronter l´enfant à l´évocation du réel lacanien. « It must be conveyed to children that sex may seem disgustingly animal-like at first, but that once the right way is found to approach it, beauty will emerge (...) and in due time this disgusting frog will reveal itself as life´s most charming companion”.

Julius Heuscher reprend et résume cette interprétation: "The innocent young girl's fear of and repugnance toward the male genitals and the transformation of this disgust into happiness and sanctioned matrimony can hardly be symbolized better than by this transformation of the frog into the prince" (Heuscher 1974).

On voit alors comment la surimposition du motif du baiser fonctionne à la fois comme une explicitation de la composante érotique de l´histoire et comme une occultation de cette dynamique essentielle qui va du dégoût à l´appétit, pour paraphraser Bossuet et Gainsbourg qui le détourne.

Inévitable, cette transformation ne pouvait que simplifier l´ambivalence du conte, voire, ultimement, le banaliser.

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D´estomper la grenouille contre le mur, comme on le lit dans la version des frères Grimm n´est on le voit qu´une atténuation du geste radical des variantes anglo-écossaises. Or, symptomatiquement, les Grimm vont atténuer encore cette violence dans leur deuxième version du conte qui sera par la suite exclue de leurs rééditions, étant donné la trop grande redondance entre les versions.

“Before she fell asleep she heard something scratching at the door and a voice singing:
Open up! Open up!
Youngest daughter of the king.
Remember that you promised me
While I was sitting in the well,
That you would be my sweetheart dear,
If I would give you water clear.

"Ugh! That's my boyfriend the frog," said the princess. "I promised, so I will have to open the door for him." She got up, opened the door a crack, and went back to bed. The frog hopped after her, then hopped onto her bed where he lay at her feet until the night was over and the morning dawned. Then he jumped down and disappeared out the door.

The next evening, when the princess once more had just gone to bed, he scratched and sang again at the door. The princess let him in, and he again lay at her feet until daylight came. He came again on the third evening, as on the two previous ones. "This is the last time that I'll let you in," said the princess. "It will not happen again in the future." Then the frog jumped under her pillow, and the princess fell asleep. She awoke in the morning, thinking that the frog would hop away once again, but now a beautiful young prince was standing before her. He told her that he had been an enchanted frog and that she had broken the spell by promising to be his sweetheart. Then they both went to the king who gave them his blessing, and they were married”.
Jacob and Wilhelm Grimm, Der Froschprinz, Kinder- und Hausmärchen, 1st ed. (Berlin, 1812/1815), v. 2, no. 13

La symbolique violente de l´ab-réaction féminine à l´égard de cette présence bestiale est ici effacée par une symbolique somme toute beaucoup plus sexuelle, celle du partage itératif de la couche nuptiale.

C´est cette version édulcorée (mais ironiquement plus érotisée) du motif de la métamorphose que retiendra le traducteur anglais de l´œuvre, Edgar Taylor, pour le public enfantin victorien.

« And when he had eaten as much as he could, he said, "Now I am tired. Carry me upstairs and put me into your little bed."
And the princess took him up in her hand and put him upon the pillow of her own little bed, where he slept all night long. As soon as it was light he jumped up, hopped downstairs, and went out of the house.

"Now," thought the princess, "he is gone, and I shall be troubled with him no more."
But she was mistaken; for when night came again, she heard the same tapping at the door, and when she opened it, the frog came in and slept upon her pillow as before till the morning broke.

And the third night he did the same; but when the princess awoke on the following morning, she was astonished to see, instead of the frog, a handsome prince gazing on her with the most beautiful eyes that ever were seen, and standing at the head of her bed.

He told her that he had been enchanted by a malicious fairy, who had changed him into the form of a frog, in which he was fated to remain till some princess should take him out of the spring and let him sleep upon her bed for three nights. "You," said the prince, "have broken this cruel charm, and now I have nothing to wish for but that you should go with me into my father's kingdom, where I will marry you, and love you as long as you live."
German Popular Stories, translated [by Edgar Taylor] from the Kinder und Haus Märchen, collected by M. M. Grimm, from Oral Tradition (London: C. Baldwyn, 1823), pp. 205-210.

La place était ouverte pour une sentimentalisation de la métamorphose que l´on retrouve, par exemple chez les frères Colshorn.

“Darkness fell, and after the maiden had awakened from her unconsciousness, she heard the frog outside singing wonderfully sweet melodies. As midnight approached, he sang ever more sweetly, and came closer and closer to her. At midnight the bedroom door opened, and the frog jumped onto her bed. However, he had touched her with his sweet songs, and she took him into bed with her and warmly covered him up.
The next morning when she opened her eyes, behold, the ugly frog was now the handsomest prince in the world. He thanked her with all his heart, saying, "You have redeemed me and are now my wife!" And they lived long and happily together”.
Carl and Theodor Colshorn, Der verwunschene Frosch, Märchen und Sagen (Hannover: Verlag von Carl Rümpler, 1854), no. 42, pp. 139-141

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Même motif structurel dans « The Tale of the Queen Who Sought a Drink From a Certain Well », conte écossais recueilli de la bouche d´une informatrice locale par le folkloriste John Francis Campbell dans Popular Tales of the West Highlands (1860), et dont les traces les plus lointaines remonteraient à la Complaynt of Scotland de 1548.

"They had betaken themselves to rest in the night when the toad came to the door saying:--

"A CHAOMHAG, A CHAOMHAG,
AN CUIMHNEACH LEAT
AN GEALLADH BEAG
A THUG THU AIG
AN TOBAR DHOMH,
A GHAOIL, A GHAOIL."

"Gentle one, gentle one,
Rememberest thou
The little pledge
Thou gavest me
Beside the well,
My love, my love."

When he was ceaselessly saying this, the girl rose and took him in, and put him behind the door, and she went to bed; but she was not long laid down, when he began again saying, everlastingly:--

"A hàovaig, a hàovaig,
An cuineach leat
An geallug beag
A hoog oo aig
An tobar gaw,
A géule, a géule."

Then she got up and she put him under a noggin; that kept him quiet a while; but she was not long laid down when he began again, saying --

"A hàovaig, a hàovaig,
An cuineach leat
An geallug beag
A hoog oo aig
An tobar gaw,
A géule, a géule."

She rose again, and she made him a little bed at the fireside; but he was not pleased, and he began again saying, "A chaoimheag, a chaoimheag, an cuimhneach leat an gealladh beag a thug thu aig an tobar dhomb, a ghaoil, a ghaoil." Then she got up and made him a bed beside her own bed; but he was without ceasing, saying, "A chaoimheag, a chaoimheag, an cuimhneach leat an gealladh beag a thug a thug thu aig an tobar dhomb, a ghaoil, a ghaoil." But she took no notice of his complaining, till he said to her, "There is an old rusted glave behind thy bed, with which thou hadst better take off my head, than be holding me longer in torture."

She took the glave and cut the head off him. When the steel touched him, he grew a handsome youth; and he gave many thanks to the young wife, who had been the means of putting off him the spells, under which he had endured for a long time. Then he got his kingdom, for he was a king; and he married the princess, and they were long alive and merry together".
Popular Tales of the West Highlands: Orally Collected, vol. 2 (Edinburgh: Edmonston and Douglas, 1860), no. 33, pp. 130-32.


Enfin, même décapitation du batracien dans la version anglo-écossaisse The Well of the World's End, recueillie par Joseph Jacobs, l´éditeur du journal fondateur Folklore, dans ses célèbres English Fairy Tales (1890, n. 41)

And when the frog had finished, it said:

"Go with me to bed, my hinny, my heart,
Go with me to bed, my own darling;
Mind you the words you spake to me,
Down by the cold well, so weary."


But that the girl wouldn't do, till her stepmother said: "Do what you promised, girl; girls must keep their promises. Do what you're bid, or out you go, you and your froggie."

So the girl took the frog with her to bed, and kept it as far away from her as she could. Well, just as the day was beginning to break what should the frog say but:


"Chop off my head, my hinny, my heart,
Chop off my head, my own darling;
Remember the promise you made to me,
Down by the cold well so weary."


At first the girl wouldn't, for she thought of what the frog had done for her at the Well of the World's End. But when the frog said the words over again she went and took an axe and chopped off its head and lo! and behold, there stood before her a handsome young prince, who told her that he had been enchanted by a wicked magician, and he could never be unspelled till some girl would do his bidding for a whole night, and chop off his head at the end of it.”

Enfin d´autres versions soumettent le batracien à un traitement encore plus cruel, la princesse l´ébouillantant vivant tel que l´évoque Maria Leach dans Funk & Wagnalls standard dictionary of folklore, mythology, and legend. New York: Funk & Wagnalls (1972).

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1. Qu´il ne faut point embrasser les grenouilles...

Le rituel vaguement zoophilique d´embrasser les grenouilles pour qu´elles se transforment en princes est un exemple assez frappant du processus de domestication et sentimentalisation qu´ont connu les contes populaires dans le droit fil du "processus de civilisation" étudié jadis par Norbert Elias et l´acculturation des sociétés paysannes analysée par son disciple R. Muchembled.

Faussement attribué à des sources populaires, ce geste amoureux en est venu à constituer un des topoï identificateurs de la féerie elle-même, sans cesse véhiculé et parodié dans des productions qui vont du dysnéien The Princess and the Frog à la trilogie Shrek.

Par un effet de "mélecture" vivace on s´obstine à l´associer avec le conte des frères Grimm qui instaure la métamorphose du batracien en figure princière, « Der Froschkönig oder der eiserne Heinrich », « Le Roi Grenouille ou Henri de Fer », conte qui occupe symptomatiquement une position inaugurale dans le premier tome des célèbres Contes de l'enfance et du foyer (Kinder- und Hausmärchen, 1812).

Or il n´y est nulle question d´embrasser la répugnante créature, tout au contraire. Tenue de devenir sa compagne en échange de son aide pour récupérer sa balle d´or au fond d´une fontaine (étrange pacte pour une non moins étrange hiérogamie), la princesse doit subir les pressantes demandes de cet hôte malséant.

"Lorsqu’il eut mangé à sa faim, il dit : « Maintenant je suis fatigué et je veux aller dormir, porte-moi dans ta chambrette, prépare ton petit lit douillet et nous nous y étendrons ensemble ».

La fille du roi fut effrayée quand elle entendit cela, elle avait peur du crapaud et de son corps froid, elle n’osait pas le toucher et voilà qu’elle devrait partager son lit avec lui. Elle se mit à pleurer et refusa. Alors le roi se fâcha et lui ordonna, puisqu’elle s’y était engagée, de faire ce qu’elle avait promis. Rien n’y fit, elle dut faire ce que son père voulait, mais son cœur était rempli de colère. Elle prit le crapaud du bout des doigts et le monta dans sa chambre, elle se coucha sur son lit mais au lieu de le coucher à côté d’elle, elle le lança violemment contre le mur : « Et maintenant, laisse-moi tranquille, vilain crapaud ».

Le crapaud ne retomba pas mort sur le lit, mais c’est un joli prince qu’elle vit alors à son côté. Il devint son cher compagnon, elle l’aima et l’estima comme elle l’avait promis. Heureux d’être ensemble ils s’endormirent".

Voilà pour cette étrange métamorphose, éminemment sexuelle, qui se passe de sentimentalisations et relève de la pure abjection.


2... mais les décapiter


La réaction de la charmante princesse n´est rien comparée à celle de ses homologues dans les versions les plus anciennes du conte, qui dans la classification des contes-types d'Aarne et Thompson donne titre aux contes de type AT 440 (« Les Rois-Grenouilles »).

Ainsi dans Popular Rhymes of Scotland (1842), Robert Chambers réfère-t-il une version du conte que lui aurait raconté son ami Charles Kirkpatrick Sharpe qui l´aurait entendu de sa nourrice vers 1784 et où l´héroïne décapite carrément la bestiole.

"O ay," says the mother, "put the poor paddo to bed." And so she put the paddo to his bed. (Here let us abridge a little.) Then the paddo sang again:
Now fetch me an axe, my hinnie, my heart,
Now fetch me an axe, my ain true love;
Remember the promise that you and I made,
Down i' the meadow, where we twa met.
Well, the lassie chappit aff his head; and no sooner was that done, than he started up the bonniest young prince that ever was seen. And the twa lived happy a' the rest o' their days”.
Popular Rhymes of Scotland: New Edition (London and Edinburgh: W. and R. Chambers, 1870), pp. 87-89

Notons, fait symptomatique, l´escamotage (sous couvert d´économie narrative) du moment où l´amant-grenouille entre dans le lit nuptial, avant de demander à être décapité.

La scène est plus longuement évoquée dans Popular Rhymes and Nursery Tales: A Sequel to the Nursery Rhymes of England (1849) de James Orchard Halliwell-Phillipps, tout aussi régie par la décapitation transformatrice.

“That night, immediately supper was finished, the frog again exclaimed:
Go wi' me to bed, my hinny, my heart,
Go wi' me to bed, my own darling;
Remember the words you spoke to me,
In the meadow by the well-spring.
She again allowed the frog to share her couch, and in the morning, as soon as she was dressed, he jumped towards her, saying:
Chop off my head, my hinny, my heart,
Chop off my head, my own darling;
Remember the words you spoke to me,
In the meadow by the well-spring.

The maiden had no sooner accomplished this last request, than in the stead of the frog there stood by her side the handsomest prince in the world, who had long been transformed by a magician, and who could never have recovered his natural shape until a beautiful virgin had consented, of her own accord, to make him her bedfellow for two nights. The joy of all parties was complete; the girl and the prince were shortly afterwards married, and lived for many years in the enjoyment of every happiness”
Popular Rhymes and Nursery Tales: A Sequel to the Nursery Rhymes of England (London: John Russell Smith, 1849), pp. 43-47.