lundi 19 janvier 2009

L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes 3



Par son individualisme anarchiste, l'homme dionysien substitue à la morale devenue historique un «décisionnisme» créateur de valeurs nouvelles qui permettront de surmonter le nihilisme contemporain, bien qu'en détruisant les valeurs établies par la société bourgeoise: «L'être le plus riche en abondance vitale, l'homme dionysiaque, peut s'offrir non seulement la vue de ce qui est terrible et problématique, mais aussi commettre même une action terrible et se livrer à tout luxe de destruction, de décomposition, de négation: chez lui le mal, l'absurde et la hideur semblent pour ainsi dire permis, en vertu d'un excédent de forces génératrices et fécondantes»(GS § 370).

Il s'agit d'un type aristocratique méprisant le nivellement démocratique des masses, qui paradoxalement rejoint dans ce refus le type de l'anarchiste, spectre d'un mouvement politique mais surtout socioculturel qui hantera le processus avant-gardiste depuis ses fondements symbolistes. «Qu'une analyse approfondie des relations entre la subversion esthétique et l'anarchisme soit nécessaire, les travaux de Kristeva sur Lautréamont et Mallarmé le montrent », écrit Delevoy : « Il s'agirait, notamment d'évaluer correctement l'action réciproque de l'esthétisme nihiliste de l'aristocratie et de l'anarchisme politique, la manipulation de l'anarchisme comme instrument élitiste utilisé «contre la vulgarité démocratique et bourgeoise» (Delevoy, 1982: 77-78).

Le surhomme dionysien est animé par l'élan dionysiaque de la Vie, dans un dépassement perpétuel qui passe par la négation violente voire sadienne (ce sera là le programme d'une partie du surréalisme, celle constituée autour de l'atelier de A. Masson à la rue Blomet), mais qui est aussi un rire, une danse et un jeu: «Un autre idéal marche devant nous, un idéal singulièrement séduisant, plein de risques, auquel nous ne voudrions encourager personne (...) l'idéal d'un esprit qui, de façon naïve, c'est-à-dire involontaire et par une sorte d'abondance et de puissance exubérante, s'amuse de tout ce qui jusqu'à présent passait pour sacré, bon, intangible, divin, pour qui les choses suprêmes, où le peuple trouve à juste titre ses critères de valeur, ne signifieraient autre chose que danger, déchéance, abaissement...»(GS, § 84).

On sent dans ces lignes l'annonce de la version dadaïste du processus des avant-gardes et surtout la notion fondamentale d'anti-art, définitoire de ce que H. Meschonnic dénonce comme l'«effet Duchamp», projeté abusivement sur l'ensemble de la modernité du fait de l'importance rétrospective qu'a eu le paradoxal joueur d'échecs sur la dissolution de cette même modernité. Comme le dit son ami H. Richter, «Duchamp joue aux échecs sur un échiquier comme dans la vie il joue un jeu, dont les combinaisons le charment, sans pour autant l'induire à y chercher un sens qui pourrait le forcer à croire en quelque chose (...) le nihil est tout ce qui demeure. Une illusion est éliminée par la logique. A la place de l'illusion un vide est apparu, qui ne possède de qualités ni morales ni éthiques. C'est la déclaration du néant, sans cynisme ni regret. Il faut en prendre son parti. C'est le constat d'une découverte»(in Brun, 1976: 131).

L'ironie déroutante de M. Duchamp, contemporain de Wittgenstein, plane sans aucun doute sur tout l'art contemporain et éclaire d'une lumière singulière une tendance inhérente aux avant-gardes, depuis ses «primitifs» tels que R. Roussel, E. Satie ou A. Jarry jusqu'à l'«humour noir» des surréalistes et l'absurde de E. Jardiel Poncela ou Witckiewicz, à savoir un type nouveau d'humour révulsif et désacralisant, qui est bien celui annoncé par Nietzsche et qui se situe à la frontière entre le jeu et le «sentiment tragique» de l'existence : «[Idéal qui] paraîtra inhumain, lorsque, par exemple, à côté de toute espèce de solennité dans le geste, la parole, le ton, le regard, la morale, ils se montreront comme leur parodie la plus concrète et la plus involontaire -idéal à partir duquel, malgré tout, le grand sérieux (der grosse Ersnt) s'annoncerait peut-être réellement, le point d'interrogation essentiel serait enfin posé, tandis que le destin de l'âme change, que l'aiguille avance sur le cadran, que la tragédie commence »… Ce mouvement conceptuel est à la base de la découverte de nouveaux objets artistiques, tels que le «ready-made» ou la «performance» futuriste puis dadaïste et surréaliste.

Par ailleurs, toujours selon cette singulière alchimie du dionysiaque nietzschéen, «l'homme n'est plus artiste, mais devient lui-même œuvre d'art«, comme le dandy baudelairien (qui a définitivement marqué Nietzsche dans sa «religion d'artiste») et comme l'Homme nouveau de plusieurs avant-gardes, horizon fantasmé qui se concrétise autour de certaines vies-œuvres légendaires: A. Cravan, J. Vaché, J. Rigaut ou P. Bello.

vendredi 9 janvier 2009

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L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes 2



Selon J.-M. Schaeffer (1992: 269), la théorie nietzschéenne de l'art postule une définition cognitive («l'art est une connaissance extatique de l'être intime du monde, de son fonds dionysiaque«) et une autre cosmologique («l'art est le jeu que l'univers joue avec lui-même») qui se renvoient l'une à l'autre. Cette théorie est fondatrice de la pensée et la pratique des avant-gardes, tel que le constate L. Ferry: «c'est le double mouvement de l'esthétique nietzschéenne -d'un côté l'hyper relativisme (ou hyper individualisme) selon lequel il n'y a pas de vérité «en soi»(...) d'un autre côté «l'hyperréalisme»d'un art devant viser une vérité «brisée, plus profonde, plus secrète»(...) qui constituent l'équation philosophique sous-jacente, sinon à l'art contemporain tout entier, du moins à (...) l'«avant-gardisme»»(Ferry, 1990: 50).

En tant qu'il est «indissolublement lié à la figure du sujet brisé, sur son versant hyper individualiste«, les valeurs que l'avant-gardisme glorifie «sont celles de l'innovation, de l'originalité, de la rupture avec la tradition»(Ferry, id), débouchant sur le culte généralisé de l'Homme Nouveau, que l'on retrouve dans tous les domaines de la production d'avant-garde, du design jusqu'à la politique en passant par la haute couture. Ainsi, aux extrêmes de cet amalgame qu'on appelle les avant-gardes, que ce soit dans le domaine du constructivisme soviétique ou dans celui du futurisme, ou même encore dans celui, ultérieur et antagonique, des réalismes socialistes et fascistes, la figure dionysienne de l'Homme nouveau est un des rares points de cohésion, relevant plus du Zeitgeist que des mouvements eux-mêmes.

A ce sujet le fonctionnalisme du Bauhaus est particulièrement intéressant car il s'éloigne au moyen de son caractère agressivement apollinien du fond nietzschéen. Néanmoins, il suffit d'analyser son évolution pour voir comment elle fut marquée dès sa naissance par des auspices «utopiques expressionnistes«: un des fondateurs, J. Itten, «pensait que l'enseignement de l'école devait avoir pour objet de faire un «homme nouveau» et, en conséquence, avait imposé à l'école un culte steinerien appelé mazdaïsme, que propageait à partir de la Suisse un docteur Zaradusch (Zarathoustra?) Hanisch»(Willet, 1970: 193).

Les créateurs de l'avant-garde sont ainsi préfigurés dans l'image des «nouveaux philosophes» prophétisés par Nietzsche, «extraordinaires pionniers de l'humanité«, le philosophe, «étant nécessairement l'homme de demain et d'après-demain», toujours «en contradiction avec l'aujourd'hui: il a toujours pour ennemi l'idéal du jour»(PBM, § 212): «Les véritables philosophes sont des hommes qui commandent et des législateurs. Ils disent: Voici ce qui doit être. Ce sont eux qui déterminent le vers où et le pourquoi (das Wohin und Wozu) de l'humain... Pour eux, connaître c'est créer »(PBM, § 211).