lundi 7 décembre 2015

Voltaire contre Daesch: Mahomet ou le fanatisme





Voltaire contre Daesch: Mahomet ou le fanatisme
Antonio Dominguez Leiva


Depuis l´Histoire de Charles XII et Zaïre divers textes dans l'oeuvre de Voltaire témoignent de son intérêt pour l'Islam, articulé autour de deux pôles interactifs: objet de connaissance pour l'historien des idées, arsenal d'exemples et de figures où puiser pour alimenter la « guerre contre l'infâme » qui anime toute son écriture et sa carrière de « proto-intellectuel » (vantant notamment face au traumatisme des guerres de Religion européennes « la tolérance des Turcs » : c´est à Constantinople que Pangloss, Cunégonde et Candide peuvent enfin cultiver leur jardin). Toutefois, « s´il tire argument des dogmes et des moeurs du monde musulman pour renvoyer au type de déisme qu'il défend ou à la religion et la morale naturelles qu'il prône, en revanche le personnage de Mahomet restera pour Voltaire à chaque fois qu'il en parle, «un sublime et hardi charlatan», le prêtre sanguinaire et superstitieux qui abuse de la crédulité du peuple et le conduit à toutes sortes de crimes, prétexte commode pour peindre, sous son masque, les ravages que commet dans l'Histoire, le fanatique ambitieux » (Josiane Boulad-Ayoub, 1990, 5).
Le Fanatisme ou Mahomet, écrite en 1736 et jouée à Lille le 25 avril 1741 avant d´être interdite par un Arrêt du Parlement de Paris, signe le point fort de la construction de cette figure à la fois rhétorique et fantasmatique. Emprunter son canevas à l'histoire orientale permettait à l´ambitieux tragédien, tout en se pliant au goût du temps pour les turqueries, de s'éloigner de la réitération des héros de l'antiquité grecque et romaine chers au classicisme du Grand Siècle, selon un processus proche de l´« anxiété de l´influence » dégagée par Harold Bloom (toutefois l´on reconnaît dans l'échange des enfants à l'insu d'un père prêt à venger leur absence l'un des ressorts les plus classiques de la tragédie, inauguré par Eschyle). Par ailleurs le recours à l´exotisme permet de déplacer l'horreur tragique (qui structurellement fait de Mahomet un vilain quasi-shakespearien chargé d´inhumanité, un authentique « monstre » comme le lui dira sa victime la plus pathétique, la douce Palmire) vers la polémique anti-religieuse, remontant pour l´occasion «jusqu'à ces anciens scélérats fondateurs illustres de la superstition, et du fanatisme, qui les premiers ont pris le couteau sur l'autel pour faire des victimes de ceux qui refusaient d'être leurs disciples»[1].
La trame est inspirée par un des épisodes récurrents dans la polémique religieuse anti-musulmane, l'histoire de Zaïnab et Zaïd ibn Háritha, telle qu´évoquée par l´historien Jean Gagnier qui défendait dans La vie de Mahomet (1732) la thèse traditionnelle de l'imposture mahométane. « Zaïd fut toujours appellé le fils de Mahomet (...) jusqu`à ce qu´un jour l´Apôtre de Dieu vint au logis de Zaïd pour quelque affaire. Zaïd n´y étoit pas; & il arriva par hazard que le Prophéte jetta les yeux sur Zaïnab qui étoit ce jour-là très-négligée , n'ayant que sa chemisé & un voile sur sa tête. Elle étoit blanche comme l'albâtre, & d'une beauté charmante, avec cela d'un naturel excellent par-dessus toutes les autres femmes des Koraïshites. Toutes ces rares qualités firent une telle impression sur l'esprit du Prophète, que ravi d'admiration , il ne put s'empêcher de se récrier: Dieu soit loue, qui change le cœurs, & les tourne comme il lui plaît! 1l n'en dit pas davantage ; & sur le champ il se retira. Zaïnab lui avoit entendu faire cette exclamation. DèsqueZaïd, son Mari, fut de retour, elle lui conta la chose. Alors Zaïd faisant une sérieuse réflexion sur cette avanture , crut ne pouvoir mieux faire que de se séparer de sa femme, tant pour favoriser ses intérêts , que pour servir l'amour de l'Apôtre de Dieu. Il témoigna donc ne plus aimer Zaïnab, il fit même des efforts pour concevoir pour elle une espèce d'aversion, à mesure qu'il voyoit combien l´amour du Prophète augmentoit. Enfin un jour Zaïd alla trouver l'Apôtre de Dieu & lui dit : « Je veux repudier Zaïnab ». Mais le Prophète , craignant le scandale, tâcha de le détourner de cette résolution. Les termes de  la réponse se trouvent dans l'Alcoran, où toute cette intrigue amoureuse est finement dévelopée. Dieu y est introduit parlant au Prophète de la sorte: Souviens-toi lorsque tu dis ( à Zaïd, fils d'Háretha) que Dieu avoìt favorisé de ses bien-faits, & à qui tu avois fait du bien : Retiens ta femme & crains Dieu. Mais toi tu retenois caché dans ton cœur ce que Dieu devoit manifester; (à savoir ton amour pour sa femme ) & tu craignais les hommes ; mais il étoit bien plus juste que tu craignisse Dieu. En effet Zaïd eut assez de pénétration d'esprit pour entrevoir que cette réponse n'étoit qu'un pur compliment , & que dans le fond de son cœur éperduëment amoureux, le Prophète souhaittoit ardemment qu'il répudiât sa femme. (...) Par cet exemple, il n'y eût plus désormais de scrupule parmi les Fidèles à se marier avec les femmes répudiées de leur fils adoptifs. II faut que le Commandement de Dieu soit exécuté" (418-9)
L´épisode servait depuis le Moyen Âge comme exemple de l´imposture du prétendu Prophète, toujours prêt à inventer des messages divins pour bâtir une religion qui justifie ses ambitions politiques et ses désirs politiques :  The story has [the] popular appeal of a police-court character, if told with the imputation of police-court motives, as it always was: the all but incestuous adultery with the wife of an adopted son; Muhammad’s inability to resist fleshly temptation; the use of a special revelation to justify what he had done. The story was told so often that no attempt can be made here to trace its literary history”. (Norman Daniel, 1993, 119).
Voltaire va recombiner, quant à lui, ces différents enjeux autour d´une réélaboration entièrement fantasmatique de l´épisode, le pliant aux exigences de la structure tragique héritée du classicisme : le Zaïd historique sera ainsi éclipsé par Séide, érigé en véritable personnage principal, incarnation suprême du fanatisme évoqué dans le titre même de l´œuvre. Significativement, son nom deviendra un nom commun pour désigner une personne au dévouement aveugle et fanatique, preuve de l´impact de l´œuvre dans le discours social.
“À défaut d’incidents dans le fait historique, il introduira dans sa tragédie un ensemble de circonstances, d’obstacles et de périls dont le but sera de tenir les spectateurs en haleine et d’exciter la pitié et la terreur », écrit Magdy Badir (131). C´est ainsi que le siège de la Mecque, essentiellement pacifique selon les sources, devient le cadre d´un affrontement épique justifiant la mécanique tragique.
Voltaire résume lui-même ainsi l'action de sa tragédie : «C'est un jeune homme né avec de la vertu [Séide enlevé à son père Zopire lorsqu'il était enfant vénère en Mahomet son bienfaiteur et l'envoyé de Dieu], qui séduit par son fanatisme, assassine un vieillard qui l'aime, et qui dans l'idée de servir Dieu se rend coupable sans le savoir d'un parricide ; c'est un imposteur [Mahomet qui échafaude une religion au profit de ses ambitions personnelles] qui ordonne ce meurtre, et qui promet à l'assassin un inceste pour récompense.» En effet, Palmire, fille de Zopire sans le savoir, est retenue prisonnière à La Mecque; pour en jouir, Mahomet a l´idée machiavélique de faire assassiner Zopire par son fils Séide, qu´il empoisonnera ensuite pour s'en débarrasser. Coup de théâtre ultime, cet épisode sera célébré comme un miracle par la foule des croyants : détrompé par son père qu´il vient d´achever, Zaïde se retourne in extremis contre Mahomet et excite le peuple contre ce dernier. Mais le voilà qui chancelle sous les effets du poison aux lents effets qu'on lui a administré sur l´odre de Mahomet, qui en appelle aussitôt au jugement de Dieu: «De nous deux, à l'instant que le coupable expire». L´imposteur utilise ce faux miracle pour annoncer que Dieu lui-même l'a déclaré son prophète et puni son adversaire. Épilogue encore plus dysphorique, aux antipodes de l´anecdote historique de Zaïnab, la belle Palmire se suicide par désespoir.
«Je sais que Mahomet n'a pas tramé précisément l'espèce de trahison qui fait le sujet de cette tragédie, l'histoire dit seulement qu'il enleva la femme de Séide, l'un de ses disciples, et qu'il persécuta Abusoftan, que je nomme Zopire », écrit Voltaire à l´empereur-philosophe Frédéric II. « Mais quiconque fait la guerre à son pays, et ose la faire au nom de Dieu, n'est-il pas capable de tout? Je n'ai pas prétendu seulement mettre une action vraie sur la scène mais des moeurs vraies, faire penser les hommes comme ils pensent dans les circonstances où ils se trouvent, et représenter enfin ce que la fourberie peut inventer de plus atroce, et ce que le fanatisme peut exécuter de plus horrible : Mahomet n'est ici autre chose que les Tartuffe les armes à la main» [2].
La pièce s´articule ainsi autour de la bipartition tragique entre l´imposture religieuse et le fanatisme qu´elle distille, fabrique et manipule. La première se pare d´ une sorte de raison d´État encore toute cornélienne. Dans la scène 5 de l'acte II, Mahomet pour séduire Zopire qui n'est pas dupe de son rôle de prophète, lui révèle ses ambitieux desseins :
« Vois du nord au midi l' univers désolé,
la Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
l' Inde esclave et timide, et l' égypte abaissée,
des murs de Constantin la splendeur éclipsée ;
vois l' empire romain tombant de toutes parts,
ce grand corps déchiré, dont les membres épars
languissent dispersés sans honneur et sans vie :
sur ces débris du monde élevons l' Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
il faut un nouveau dieu pour l' aveugle univers.
(…)Ne me reproche point de tromper ma patrie ;
je détruis sa faiblesse et son idolâtrie :
sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
et, pour la rendre illustre, il la faut asservir ».
Mais cette mystification politique, inscrite dans la tradition de la « religion des simples » défendue machiavéliquement comme pilier de l´ordre social, devient, comme le montre cette scène même, prétexte à justifier l´ambition personnelle et le simple désir sexuel. Loin de toute sagesse, elle devient l´illustration du topos du « despotisme oriental », comme le signale Hammerbeck : From Cusa and Alfonso a Spina to Baudier and Prideaux, this fixed identity of Muhammad as an “impostor,” a charlatan of low birth and a ruthless political manipulator, continued. Moreover, this essentialization of the Prophet as a tyrannous ruler paralleled Western images of the Sultans of the Ottoman Empire, the rulers of Persia and the Moghul Empire. Thus an ahistorical Oriental despot emerged, differing little from Biblical legends of Oriental potentates and other “despots” from the East who had threatened the West, such as Xerxes, Salah ad-Din and Tamurlaine. They all served as cultural templates of the “eternal,” despotic Other who ruled over an empire of slaves” (14).
L´articulation du despotisme politique et sexuel devient ainsi l´emblème de sa monstruosité (l´anticléricalisme procède, par ailleurs, de même dans les romans érotiques des Lumières). Le texte est hanté, dès lors, par cette grande figure érotico-politique qu´est le sérail :  «  Voltaire’s depiction of a salacious prophet is just one example of the Western infatuation with polygamy in Islamic society, which manifested itself in the travelogues, histories, plays and other literature of the 17th and 18th centuries. Michel Baudier, in his Histoire Generale du Serail, published in 1631, dwells on the women’s quarters of the seraglio or the slave market, where women were purchased to stock the Sultan’s harem, more than he examines the structure and functioning of the Porte (…). According to Baudier, three primary desires governed the Sultan’s psyche: love, cruelty and avarice (Baudier iii-iv). Voltaire, like many pre-Modern Orientalist writers before him, deletes any rational or humanistic notions of the Prophet, typifying his stage-Prophet as being motivated solely by carnal appetites” (Hammerbeck , 11)
Ces traits qui en faisaient dans la polémique dévote l´emblème d´un anti-Christ enfargé dans les appétits de la chair n´étaient pourtant pas pour déplaire le Voltaire libertin ; celui-ci ironise dans son court traité De l´Alcoran qui accompagnera l´édition imprimée de la pièce avant d´intégrer le Dicitonnaire philosophique : « Il disait que «la jouissance des femmes le rendait plus fervent à la prière». En effet pourquoi ne pas dire benedicite et grâces au lit comme à table? Une belle femme vaut bien un souper »[3]. Et d´évoquer malicieusement un trait obscène qui témoigne, de façon posthume, du caractère de « surmâle » de ce grand jouisseur devant l´Éternel :  « Son gendre Ali prétendit que quand il fallut inhumer le prophète, on le trouva dans un état qui n’est pas trop ordinaire aux morts, et que sa veuve Aishca s’écria: «Si j’avais su que Dieu eût fait cette grâce au défunt, j’y serais accourue à l’instant.» On pouvait dire de lui: Decet imperatorem stantem mori »[4].
L´idée d´imposture se nourrissait par ailleurs de toute la tradition, déjà évoquée dans ces pages, des Trois imposteurs, essentielle dans le développement de la libre pensée la plus radicale. Or, l´on trouvait dans celle-ci un épisode qui, réitéré dans plusieurs ouvrages du XVIIe siècle a bien pu inspirer Voltaire : afin d’abuser le peuple, Mahomet avait demandé à l’un de ses compagnons de se dissimuler dans une fosse, d’où sa voix clamait : “Moi, je suis votre Dieu, je déclare que j’ai établi Mahomet pour être le prophète de toutes les nations ; ce sera de lui que vous apprendrez ma véritable loi, que les Juifs et les Chrétiens ont altérée.” Mais un jour, craignant que son complice ne révèle l’imposture, ce dernier « fut payé par la plus grande et la plus noire ingratitude. En effet, Mahomet, entendant la voix qui le proclamait un homme divin, se tournant vers le peuple, lui commanda, au nom de ce Dieu qui le reconnaissait pour son prophète, de combler de pierres cette fosse, d’où était sorti en sa faveur un témoignage si authentique, en mémoire de la pierre que Jacob éleva pour marquer le lieu où Dieu lui était apparu. Ainsi périt le misérable qui avait contribué à l’élévation de Mahomet ; ce fut sur cet amas de pierres que le dernier des plus célèbres imposteurs a établi sa loi »[5]
Cet épisode qui doit visiblement plus au plaisir du blasphème qu’à l’exactitude historique est présent entre autres dans l’Apologie pour tous les grands hommes qui ont été accusés de magie de Gabriel Naudé (1635) et dans le Dictionnaire historique de Pierre Bayle (1695-1697), livre de chevet de Voltaire. Ironiquement, comme l´a montré Ahmad Gunny, il s´agirait de la transformation européenne d´une tradition arabe qui remonte à un récit analogue dans l’Histoire générale du grand historien Ibn al Athir (1160-1233), qui la rapporte au réformateur marocain Ibn Tumart (1078-1130). Face aux accusations chrétiennes d´imposture visant à délégitimer un rival religieux, il s´agit dans cette tradition sceptique de jeter un même discrédit sur toutes les grandes figures érigées en gage de suprême vérité révélée. C´est par un même mouvement que Voltaire aura l’idée ingénieuse d’attaquer l’Eglise en se conformant strictement aux opinions orthodoxes des dévots concernant Mahomet.
Mais plus encore que l´imposture c´est la mécanique perverse qu´elle installe qui l´intéresse. La manipulation de la superstition entraîne une logique qui mène au fanatisme : "Loin de moi les mortels assez audacieux./ Pour juger par eux-mêmes, et pour voir par leurs yeux !/ Quiconque ose penser n'est pas né pour me croire./ Obéir en silence est votre seule gloire". Et Voltaire de conspuer tous ces perfides qui, pareils à Mahomet, «le glaive et l'Alcoran dans [leurs] sanglantes mains // imposent silence au reste des humains"
C´est que toute la pièce est traversée par le spectre d´un autre fanatisme, catholique celui-là: « Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe », écrira-t-il dans son Dictionnaire philosophique. Véritable « symptôme », Voltaire « avait la fièvre, tous les ans, à l'anniversaire de la Saint-Barthélémy. Il l'a dit lui-même, plusieurs fois, et un témoin l'a confirmé: à l'approche du 24 août, Voltaire tombait dans la prostration et s'alitait» (Pomerleau, 1955, 39). Dans sa lettre déjà citée à l´empereur-philosophe Frédéric II, Voltaire développe l'idée que Mahomet ne fait que reprendre mais sous d'autres noms l'épisode de Jacques Clément, citant de nombreux exemples d'assassinats inspirés par le fanatisme et les sectateurs d'un Dieu vengeur. Au sujet du schisme chrétien qu´il décrira dans son poème épique La Henriade, il écrira à d´Alembert : "Fanatiques papistes, fanatiques calvinistes, tous sont pétris de la même m... détrempée de sang corrompu»[6].
Le spectre du fanatisme vient d´être réanimé par l´épisode du jansénisme convulsionnaire, nouvelle manifestation de la «folie religieuse» populaire qui évoque chez Voltaire les horreurs de la Ligue. Comme l´on sait, autour de la tombe de François de Pâris, dans le cimetière de l'Église Saint-Médard de Paris, ont lieu successivement entre 1727 et 1732 des guérisons miraculeuses et des « crises de dévotion » se manifestant chez les fidèles par des convulsions généralisées. C´est à travers cette symptomatologie qu´il décrira dans le Dictionnaire philosophique le fanatisme, entendu là encore comme la mise en action sanglante de la superstition : « Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. (...) J'ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits ».
Voltaire commence d´ailleurs sa tragédie par des allusions transparentes aux convulsionnaires, signalant qu´à l´intérieur même de La Mecque assiégée il se produit  des phénomènes similaires :

«(…) en ces murs mêmes qu'une troupe égarée
Des poisons de l'erreur avec zèle enivrée,
De ces miracles faux soutient l'illusion,
Répand le fanatisme et la sédition,
Appelle son armée, et croit qu'un dieu terrible
L'inspire, le conduit, et le rend invincible.»
De ces excès évoqués au faux miracle qui clôt l´œuvre la référence à « l´autre scène » de Saint-Médard est constante. S´affirme ainsi, autour  des convulsions, le paradigme du fanatisme religieux comme déséquilibre mental, dont allait se nourrir toute la psychiatrie de l´âge médico-disciplinaire : « Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable » (art. « Fanatisme »). Si « les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage », Voltaire affirme alors, en bon représentant des Lumières, le pouvoir civilisateur et pacificateur de la philosophie : « il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés (…) ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne ».
L´ataraxie des sages philosophes (l´exemple suprême étant celui « des lettrés de la Chine ») s´érige ainsi contre le fanatisme entendu comme maladie mentale, sciemment manipulée par les imposteurs qui la distillent : « Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait ». Ici encore, le référent oriental sert d´emblème et de prétexte à une critique de la promesse de tous les « arrière-mondes » que démolira, à son tour, Friedrich Nietzsche.
Voltaire considérait la pièce "ce qu´il avait fait de mieux", les thèmes qu'il y développait— «j'ai voulu faire voir par cet ouvrage à quels horribles excès le fanatisme peut entraîner des âmes faibles conduites par un fourbe» — servant, de manière forte et utile, «la vérité et le genre humain ». Plutôt que la religion musulmane, ou même la religion chrétienne, Voltaire vise une cible autrement importante à ses yeux: «l'enfant dénaturé» de toute religion, qui, «armé pour la défendre, cherche à la détruire, // Et reçu dans son sein, l'embrasse et la déchire».
            Ses ennemis ne se trompèrent pas, notamment le parti janséniste qui s'était aisément reconnu dans les allusions aux miraculés et convulsionnaires de Saint Médard. Le procureur général JoIy de Fleury, affilié aux défenseurs de Augustinus, s'empresse de faire un rapport condamnant « l'énormité [de l´œuvre] en fait d'infamie, de scélératesse, d'irréligion et d'impiété»,
lui qui vingt ans plus tard demandera au Parlement la condamnation de L'Encyclopédie, qui définit justement le fanatisme comme un «zèle aveugle et passionné, qui naît des opinions superstitieuses et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles, non seulement sans honte et sans remords mais encore avec une sorte de joie et de consolation». Contre les « Turcs de Paris », comme il les appelle, Voltaire va mobiliser toute l'Europe éclairée. Lorsque la pièce sera reprise, huit ans plus tard, personne ne songera à l'interdire, preuve de son triomphe ainsi que de la progression stratégique des Lumières dans l´opinion publique naissante.
Toutefois, si la machine de guerre voltairienne contre le fanatisme continuera de plus belle, les références à l´Islam se feront de plus en plus positives. Comme le signale Faruk Bilici,  des événements comme celui de La Barre (sur le corps décapité duquel on brûlera le Dictionnaire  Philosophique) vont augmenter sa sympathie pour les Turcs tolérants alors que paraîtront ses écrits les plus hostiles au christianisme. Si « toutes les sectes » (toutes les religions instituées donc, par opposition à la religion naturelle) « ont été établies par des « cabales » et par la démagogie des prêtres qui ont abusé de la naïveté des paysans, et qui sont arrivés ainsi à les faire croire en « des miracles puérils » et à des « légendes ridicules » (…),  celle de Mahomet qui serait « la plus brillante qui, seule entre tant d’établissements humains, semble être en naissant sous la protection de Dieu » (2003). L´on connaît cependant les critiques qui, dans le sillage du post-colonialisme, ont été adressées au paradigme voltairien des Lumières qui, s´il annonce d´un côté la critique du religieux des philosophes du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), pose aussi les bases de la rhétorique « civilisatrice » de la colonisation européenne du monde arabe.
D´où les critiques, souvent teintées du masochisme propre au « sanglot de l´homme blanc » analysé par Pascal Bruckner (1983), à « l´orientalisme » voltairien (bien que le modèle heuristique proposé par Edward Said s´appuie sur un contexte colonial qui est bien postérieur aux Lumières), exemplifiées par Hammerbeck lorsqu´il affirme : « As a significant example of Enlightenment perceptions of the Islamic Other, Voltaire’s tragedy reinforces a strategic location that provides justification for later French and European colonial incursions into the Levant and North Africa. Though imbedded in Enlightenment ideas concerning reason, tolerance and a search for moral universals, the play exemplifies an ontology that negates cultural difference while (ironically) attempting to embody these same concepts » (2-3).
De là le paradoxe auquel nous confronte l´œuvre, rendue à la plus brûlante (littéralement) actualité par l´offensive djihadiste globalisée. Preuve des tensions qui désormais la traversent, la tentative d'empêcher sa mise en scène par Hervé Loichemol en 2005 suscite un échange virulent entre ce dernier et Tariq Ramadan, qu´il accuse d´avoir provoqué cette censure. Le professeur d´Études Islamiques à Oxford se défend dans une lettre où il écrit : «L’état de la Communauté musulmane est tel qu’elle n’a plus les moyens ni le recul nécessaire de dépasser ses amertumes (…). Toutes vos justifications intellectuelles et littéraires, aussi sincères soient-elles (et en soi devraient être discutées), pourraient donc d’emblée se voir évidées de leur portée : car ce qui reste c’est cette image présentant un Mahomet sanguinaire, intransigeant, jaloux, hypocrite et « fanatique », ce « faux prophète » comme l’écrira Voltaire dans sa dédicace au pape Benoît XIV. Et vous ne pourrez empêcher que cette description frappe avec violence le cœur et la conscience des musulmans qui font partie de l’Europe et pour qui Mahomet est la voie de l’horizon de leur identité et de leur sacralité. Un artiste, un metteur en scène, peut-il à ce point négliger le caractère brutal que peut revêtir son engagement ? Aux abords des espaces intimes et sacrés, ne vaut-il pas mieux parfois s’imposer le silence ?»[7]. Dangereuse manipulation du débat multiculturel et postcolonial… doit-on, sous prétexte de ne pas alimenter un conflit qui ravage présentement le monde, cesser de rappeler les mises en garde de ceux qui, comme Voltaire, ont forgé, sur les ruines des guerres religieuses, le sens de notre modernité ?

Bibliographie succincte
Badir, Magdy Gabirel. “Voltaire et l’Islam.” Ed. Theodore Besterman. Studies on Voltaire and the Eighteenth Century. 125. Banbury, GB: Ceney and Sons Ltd., 1975.

Faruk Bilici, « L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution: attraction et répulsion », Rives nord-méditerranéennes, 14 | 2003, 17-37 http://rives.revues.org/406#bodyftn26

Josiane Boulad-Ayoub, « "Et la religion le remplit de fureur..." : Les déterminations idéologiques, polémiques et politiques, du Mahomet de Voltaire. », Philosophiques, vol. 17, n° 2, 1990, p. 3-22

Daniel, Norman. Islam and the West: the Making of an Image. Oxford: OneWorld, 1993.

Ahmad Gunny, "Le Traité des trois imposteurs et ses origines arabes", Dix-huitième siècle n. 28, 1996, pp.169-174

R. Pomerleau, Voltaire par lui-même, Le Seuil, Paris, 1955






[1] VOLTAIRE, Correspondance, lettre n° 1474, à Frédéric II, 20 janvier 1740.
[2] VOLTAIRE, Correspondance, op. cit., ibid
[3] Oeuvres complètes Garnier, t. XVII, p.107
[4] Id, p. 106
[5] chapitre XXII du Livre des trois imposteurs, Payot & Rivages, 2002, p. 152-5
[6] In Correspondance, op. cit., tome IV, 1978, lettre n° 4965, à d'Alembert, 12 décembre 1757.
[7] http://tariqramadan.com/blog/2006/02/23/se-prendre-pour-voltaire/

mercredi 18 novembre 2015

Sciences et Pataphysique






0% halal, 0% casher, 100% français

Tanka G. Tremblay

Le 28 février dernier se tenait à Montréal, dans un lieu tenu secret, une troublante conférence de trois militants issus du groupe néofasciste italien CasaPound. Organisée conjointement par la Fédération des Québécois de souche (FQS) et La Bannière noire, elle se voulait une occasion de plus pour les activistes d’extrême-droite de festoyer et de se manifester en sol canadien. Car, on ne s’en étonnera point, les groupes de cet ordre pullulent, ici comme ailleurs.
La rhétorique n’est pas nouvelle. Le combat se veut juste et louable. Et le cas de la Fédération des Québécois de souche (FQS) est exemplaire. La FQS est connue notamment dans la région du Saguenay Lac-Saint-Jean pour ses faits d’armes à saveur douteuse (comme celui auquel renvoie le titre du présent compte rendu – « 0% halal, 0% casher, 100% Québécois », une campagne lancée au printemps 2014 pour dénoncer l’apparition soudaine sur le marché québécois de sirop d’érable certifié halal et casher). La FQS, dont le site Internet est éloquent (http://quebecoisdesouche.info/), est ainsi décrit dans la foire aux questions dudit site comme « un organe de diffusion qui fait la promotion du maintien de notre poids démographique, en plus de valoriser et partager notre patrimoine culturel, tout en luttant pour nos intérêts ethniques et “raciaux”, pour reprendre la terminologie du gouvernement fédéral. »
On ne saurait être trop prudent face à l’envahisseur… L’air est lourd de menaces. « Il se trouve que les politiques d'immigration actuelles et les courants idéologiques dominants vont à l'encontre de nos intérêts. Nous sommes donc parfaitement dans notre droit de chercher à défendre nos intérêts et, au besoin, de dénoncer les politiques qui nous nuisent collectivement. D'ailleurs, aucun peuple fondateur n'a avantage à se voir constamment dénigré et mis en minorité sur son territoire. »
L’invasion serait-elle imminente ? Le glas des « Québécois de souche », formant à bon droit pour la FQS la « nation québécoise », aurait-il sonné ? « Le comble de l'hypocrisie serait de permettre à chaque groupe ethnique de s'organiser et de se défendre collectivement, tout en refusant ce même droit à la majorité historique. Nous réclamons l'égalité devant la loi. Bien qu'étant contre la politique gouvernementale du multiculturalisme, nous pouvons utiliser le cadre de celle-ci pour promouvoir nos intérêts et démontrer en quoi elle nous est nuisible en tant que majorité historique et peuple fondateur. »
« Québécois de souche », « nation québécoise », « peuple fondateur »… Le choix des termes n’est pas fortuit. « Le terme “de souche” fait référence à la souche française fondatrice et à ses descendants. Nous opposons donc une conception de “droit du sang” à celle du “droit du sol” ou de “nationalisme civique”. Pour nous, la nation est une famille élargie. Autrement dit, pour être un Québécois de souche (française), il suffit d’être descendant direct des colons français d’origine. Notre nom fait donc référence aux descendants des 2600 fondateurs de la Nouvelle-France qui, selon le Programme de recherche en démographie historique de l'Université de Montréal, constitue aujourd’hui la majorité de la population québécoise, soit environ 6 millions d’individus qui peuvent retracer leurs origines à ces fondateurs. » Suivant cette logique, « lorsqu’on parle d’origine ethnique, la majorité des Européens sont des “frères” - la différenciation se fait principalement par la langue et la culture - même si ceux-ci sont très similaires vis-à-vis de ceux qui sont d’origine extra-européenne. Dans le passé, une immigration limitée irlandaise, écossaise, et même allemande s’est greffée à la population d’origine française pour y adopter les us et coutumes ainsi que la langue, et faire partie de la famille par mariage et ainsi de suite. Les descendants de ceux-ci, partageant le sang français, sont donc d’authentiques “de souche”. Nous faisons remarquer aussi que l’héritage culturel et religieux de ces gens était très similaire au nôtre et ne menaçait en rien la souche originale si ceux-ci s’intègrent à la nation. »
Qu’en est-il des autres ? Des immigrants qui ne sont pas d’origine européenne ? Ils ne sauraient en être de même pour la FQS : « les membres souvent n’ont pas de parenté ethnique, linguistique, religieuse ou culturelle et c’est là qu’il y a rupture avec la souche sur tous les points de vue. »
Les Québécois de souche, c’est un fait très clair pour la FQS, « sont issus de familles spécifiques du temps de la Nouvelle-France (c’est encore le cas pour la majorité de la population actuelle du Québec). Un immigrant français peut donc être un “Français de souche” sans être un Québécois de souche, même si ethniquement, ils sont identiques. Cela va de soi puisqu’il y eut une rupture de contact entre la mère patrie et la colonie depuis 1760. Mais tout comme les Irlandais, Écossais et Allemands auparavant, les descendants de l’immigrant français peuvent facilement se greffer à notre peuple en y causant aucun tort ou modification. »
« … aucun tort ou modification »… le vocabulaire est choisi… et précis. Ce n’est guère surprenant : quand la science tricote avec l’imaginaire, elle est capable du meilleur comme du pire. Si la question des « Québécois de souche » semble désormais réglée, du moins pour la FQS, celle des « Français de souche », dit « ethniquement identiques » à leurs cousins, à laquelle elle renvoie, ne l’est point. Du moins ne l’était-elle point jusqu’à il y a peu. C’était sans compter sur l’apport considérable de Marc Décimo, qui vient combler le vide avec ses deux tomes de Sciences et Pataphysique, parus il y a quelques mois.

La question centrale des ouvrages – comment la science fricote avec les préjugés, avec toutes ces tentatives érudites et souvent farfelues (tome I), et comment elle s’en arrache péniblement (tome II) – vient bouleverser les idées reçues sur le fait français. Plutôt que de reprendre la ritournelle habituelle, Marc Décimo s’empare de ces déterminations, de ces fantasmes de puissance (qui tourne souvent autour de la même grande idée : la supériorité face au voisin, qui d’ailleurs a la même prétention), qui sont portées, la plupart du temps, par des réflexions sur la langue, sur la race, et en trace un parcours, qui s’étend des celtomanes Jacques Le Brigant (1720-1804) et Théophile Malo Corret de La Tour d’Auvergne (1743-1800) (il s’imaginent que le breton est la langue-mère) (ch. I) à aujourd’hui. Sont ainsi examinés, chapitre après chapitre, les grands pans de ce parcours, de ces zones de savoirs et de non-savoirs qui, alimentés par une Révolution française qui aurait dû en principe régler ces questions, flirtent tous autant qu’ils sont avec ces mots en apparence porteurs de sens, comme identité, langue, race, religion, occupation d’un territoire, mais qui en réalité n’en arrachent pas moins par leur absence de sens. Les régions de France qui, pour des raisons politiques, les patois ayant été étouffés par la République, vont reprendre ces traditions pour conforter leur identité, seraient-elles de la même trempe que les régions du Québec ? Les modèles s’affrontent. Les démonstrations et les preuves sont multiples. Il y a ceux qui, comme le soi-disant celte-atlante Charles-Joseph de Grave (1736-1805) (ch. II) s’approprie les grands esprits, démonstrations topographiques à l’appui, pour ce faire – il prétend dans un ouvrage paru en 1806, quelques mois après sa mort, qu’Ulysse a fait son parcours dans les Flandres et qu’Homère est Belge. On se bornera à citer le titre complet, qui à lui seul suffit pour comprendre les intentions de l’auteur :
« République des Champs Élysées, ou MONDE ANCIEN, Ouvrage dans lequel on démontre principalement : Que les Champs élysées et l’Enfer des Anciens sont le nom d’une ancienne République d’hommes justes et religieux, située à l’extrémité septentrionale de la Gaule, et surtout dans les îles du Bas-Rhin ; Que cet Enfer a été le premier sanctuaire de l’initiation aux mystères, et qu’Ulysse y a été initié ; Que la déesse Circé est l’emblème de l’Eglise élysienne ; Que l’Elysée est le berceau des Arts, des Sciences et de la Mythologie ; Que les Elysiens, nommés aussi, sous d’autres rapports, Atlantes, Hyperboréens, Cimmériens, &c., ont civilisé les anciens peuples, y compris les Egyptiens et les Grecs ; Que les Dieux de la Fable ne sont que les emblèmes des institutions sociales de l’Elysée ; Que la Voûte céleste est le tableau de ces institutions et de la philosophie des Législateurs Atlantes ; Que l’Aigle céleste est l’emblème des Fondateurs de la Nation gauloise ; Que les poètes Homère et Hésiode sont originaires de la Belgique, &c. »
C’est encore le cas de La tribune des linguistes (1854-1860) (ch. III), une des premières sociétés de linguistique, qui fonctionne sur ces bases tout en croyant y échapper : ils sont progressistes, défenseurs de l’anticatholicisme, mais croient aux esprits (spiritisme) – et son héraut, Casimir Henricy (1814-1901), provençal, pense que la langue-mère est le provençal !.
« La source [du français] est le provençal, c’est-à-dire la langue gauloise, toujours concentrée et conservée dans son foyer primitif, La Gallo-Ligurie. La création, à une époque aussi reculée, d’une langue si supérieure aux autres, mère du latin, − qui a failli devenir universelle, − mère du français, − qui tend à le devenir, − mère de toutes les langues les plus claires, les plus riches, les plus belles, les plus harmonieuses et les plus répandues qui existent de nos jours, cette création est, à nos yeux, le plus beau titre de gloire de notre race ; car le langage c’est l’initiation à la vie intellectuelle, c’est le lien qui doit unir un jour tous les membres épars de l’humanité. » (C. Henricy, « La langue universelle », La Tribune des linguistes, t. I, 1858, p. 377, cité par M. Décimo, Sciences et Pataphysique…, t 1, p. 223).
On peut bien sûr trouver des preuves ethnologiques, comme la coiffure, pour démontrer les liens de parenté. Les extensions anthropologiques sont une autre preuve (ch. IV). Ainsi par exemple l’architecte Henri Espérandieu (1829-1874) établit-il en jouant sur la comparaison de formes une corrélation entre coiffure et toiture.



Dans tous les cas s’expriment cette crainte de l’étranger, ce refus de venir d’ailleurs. C’est encore ce qui est démontré au chapitre suivant sur ces Gaulois qui apprennent à lire avec la lune, non loin de Paris, là où est né, plus tard, La Fontaine ! (ch. V). Les tentatives d’explication des origines de l’homme et des civilisations ne sont pas en reste. Pour Henri Lizeray (1844-1905), cela ne fait pas de doute, Jésus fut gaulois (Henri Lizeray, 1844-1905). Pour Céline Renooz (1840-1928), l’homme est d’origine végétale et enracine dans le sol le Gaulois, le Français (ch. VI).
« L’homme cherche partout à son image, ou sa ressemblance, méconnaissant ainsi la grande loi de l’évolution qui change incessamment les formes, les organes, les tissus. Figurez-vous un kaléidoscope en rotation continuelle, et nous présentant sans cesse de nouveaux dessins, issus les uns des autres, cependant. Pourquoi voulez-vous que les derniers ressemblent aux premiers ?
Donc les formes ancestrales ne ressemblent pas à l’homme.
Mais, alors, à quoi ressemblent-elles ?
À l’arbre, − à l’arbre qui s’accroît, qui se modifie, qui se transforme, qui, longtemps, évolue à la même place sans rencontrer la mort, cette interruption qui abrège nos existences et qui n’existe pas pour l’arbre de vie.
Demandons à l’ébauche de l’enfant qui va naître quelles sont les phases de la vie végétale qu’il reproduit, car, par une loi merveilleuse de la nature, les recommencements retracent mot à mot les commencements.

C’est par une cellule que tout organisme commence.
Une cellule, qu’est-ce ?
Un petit globule, petit, petit, que le microscope nous révèle. Mais tous ne sont pas semblablement constitués. Celui qui commence la vie humaine, l’ovule fécondé, commence, de même, la vie végétale des organismes supérieurs, et cette aristocratie du monde des plantes se reconnaît à ses premiers organes pairs : les cotylédons, ces avant-feuilles qui ne ressemblent pas à des feuilles, et qui ont valu à toute la grande caste supérieure du monde végétal un nom barbare que j’aime mieux ne pas dire.
Passons rapidement. Voici une tige tout entière faite de ces mêmes cellules ; l’embryon de l’homme n’est, d’abord, que cela. Puis elle se ramifie, dans deux directions – par en haut pour former un bouquet de branchilles au sommet, par en bas pour former les racines. Même ramification dans l’embryon. Cela s’appelle improprement : l’aire vasculaire.
Mais où donc est la tête, où donc les membres ?
Cela va venir, mais en attendant et pour que vous puissiez vous y reconnaître facilement, je vais vous expliquer tout de suite le grand fait – ou plutôt le grand mystère – qui nous a caché, si longtemps, notre origine végétale : c’est que l’arbre est renversé, non, je me trompe, l’homme est renversé. Quand il est embryon, quand il est arbre, il a la tête en bas, les jambes en haut.
Regardez donc les arbres que vous allez observer pour y trouver tout ce que je vais vous décrire, comme des êtres renversés.
Maintenant continuons d’abord à construire notre ébauche d’homme. Voici que la tige s’accroît, et remarquez bien ceci : chaque année c’est un morceau de tige qui se forme et vient se superposer à la tige antérieure, par en haut et par en bas. Tous ces fragments, mis bout à bout, formeront la colonne vertébrale. Chaque pousse, que nous appellerons mérithalle avec les botanistes, protovertèbre avec les embryogénistes, deviendra plus tard une vertèbre.
Voilà l’origine de la colonne vertébrale. » (C. Renooz, L’Ère de vérité, histoire de la pensée humaine et de l’évolution morale de l’humanité à travers les âges et chez tous les peuples, Livre premier. Le Monde primitif, Paris, Marcel Giard, 1921, p. 20-22, cité par M. Décimo, Sciences et Pataphysique…, t 1, p. 567-569)



Pour d’autres, certains hommes pourraient bien être d’origine atlante. Et cela comporterait de multiples avantages. À l’encontre des théories indo-européennes, le continent Atlante, englouti, disparu, se situerait, à la faveur d’un jeu de mots, dans l’océan Atlantique (ch. VII). Tel est la thèse que défendent par exemple certains théoriciens nazis au début du XXsiècle, parmi lesquels le Germano-Balte Alfred Rosenberg (1893-1946), qui soutient dans son ouvrage Mythe du XXe siècle : bilans des combats culturels et spirituels (Der Mythus des 20 Jahrunderts, eine Wertung, der seelisch-geistigen Gestalten Kampfe unserer Zeit, Munchen, Hoheneichen, 1932) « que les Atlantes ont engendré “la race germanique”, puis que ces héros germains ont gagné la Palestine pour l’ensemencer de fiers Galiléens ». « Tantôt Atlantes de l’océan Atlantique, tantôt Aryens des hauts plateaux iraniens, ils n’ont d’autre origine que celle de n’être surtout pas Juifs et, puisqu’il est supposé supérieur, Jésus ne saurait l’être. La thèse d’un Jésus atlanto-germanique sera reprise et bientôt enseignée dans les universités allemandes par, entre autres, Albert Herrmann (1886-1945) à Berlin (Unsere Ahnen und Atlantis ; nordische Seeherrschaft von Skandinavien bis nach Nordafrika, Berlin, Klinkhardt & Biermann, 1934, 168 p.), thèse à laquelle était très attaché le S.S. Himmler. » (M. Décimo, Sciences et Pataphysique…, t 1, p. 623) « Dans sa tendance la plus contemporaine, ajoute M. Décimo (Ibid.), le Celte et Jésus sont parachutés par une soucoupe et les ancêtres sont extra-terrestres. »).

Tout cela prouve une fois de plus la supériorité de l’Occident sur l’Orient

Mais n’est-ce pas là encore une voie de faire entendre ce que le Français de souche est : une sorte de consanguin qui court à sa perte, à l’extinction de sa race ? L’expérience de la colonisation causera problème. Que faire de ces colonisés, qui n’ont pas droits, suivant cette logique, au statut de français ? (ch. VIII). Il s’agira de trouver des critères de différenciation… de distinguer le Gaulois – Français, par exemple, parfaitement reconnaissable, de l’Allemand… (ch. IX). Rien de plus simple, par exemple, pour le docteur Edgar Bérillon (1859-1948). Le Celte est facilement reconnaissable. À preuve, cette observation réalisée chez les Scandinaves : « [On connaît] les Scandinaves comme des gens taciturnes, sobres de mouvement, mimiques pleines de réserve, pas expansifs, ni communicatifs. Mais allez à Bergen, une des grandes villes de Norvège, vous y verrez, au contraire, des gens gais, bruyants, à gesticulation excentrique et exubérante. Qu’est-ce à dire ? Il fait pourtant froid à Bergen ! Pourquoi donc la mimique y est-elle toute autre qu’à Drontheim et à Christina ? C’est qu’à Bergen, on a importé il y a bien des siècles, un grand nombre d’esclaves irlandais. Avec le sang celtique se sont introduites la télégraphie des gestes et la vivacité de la mimique. Vous avez comparé entre eux des gens habitant la Norvège, mais issus de races différentes. » (E. Bérillon, Les Caractères nationaux. Leurs facteurs biologiques et psychologiques, Paris, Secrétariat de l’association, 1920, p. 23, cité par M. Décimo, Sciences et Pataphysique…, t 1, p. 715).



Pas étonnant après ça de voir exhumés comme preuves d’implantation sur place depuis toujours de fausses ruines et de fausses découvertes archéologiques (ch. X). Telle est la conviction d’Olivier Brenot (1869-1938) notamment, dont M. Décimo narre l’extraordinaire histoire... Enjoint par Dieu en 1917 de restaurer le culte idolâtrique d’Oblinc, Brenot découvre, non loin de chez lui (il habite le lieu dit Latouche Madrolles, près de Pouligny-Saint-Pierre dans l’Indre), « que les “rognons de silex à patine des alluvions quaternaires” (ou “pierres chignières” selon les cultivateurs locaux), qui jonchent son champ et même toute la rive droite de la Creuse, seraient en fait des sculptures gauloises et les restes du culte phallique d’Oblinc. Ces nodules de silice cristallisée, aux formes irrégulières, avec des protubérances et des creux, et enrobées de calcaire blanc, l’incitent à l’interprétation paranoïaque-critique et disons anthropomorphique par métonymie. Ces roches sont des phallus. Dit autrement, il voit des bites partout, dans n’importe quel caillou qui traîne. » (M. Décimo, Sciences et Pataphysique…, t 1, p. 897).



Dans le tome II, Marc Décimo s’active à montrer qu’à partir de ces tentatives, la science (celle de Michel Bréal, 1832-1915, et de Ferdinand de Saussure, 1857-1913) trouvera moyen de s’arracher à ces spéculations en inventant l’université. Le principe est simple : il faut former les gens, éradiquer les fausses croyances qui attisent les guerres, combattre les idées fausses. Il faut entretenir la recherche, créer des sociétés savantes, des revues, mais également former des vulgarisateurs capables d’informer les gens. Cela repose sur cette grande idée qui suppose que la formation de l’élite finira un jour ou l’autre par rejoindre, par redescendre sur l’ensemble de la population. Cela consiste chez Bréal et Saussure à rejeter toutes les idées préconçues sur les langues. Apprendre à les décrire signifie aussi les respecter, toutes.
Ainsi faudrait-il donc prendre acte, en France comme au Québec.

Marc Décimo : Sciences et pataphysique, Dijon, Les presses du réel, collection Hétéroclites, 2014, 18 x 25,5 cm (ill. n&b).
*t. I : Origines en tout genre. Savants reconnus, érudits aberrés, fous littéraires, hétéroclites et celtomanes en quête d’ancêtres hébreux, troyens, gaulois, francs, atlantes, animaux, végétaux, aryens, extraterrestres et autres ? 1056 pages.
*t. II : Comment la linguistique vint à Paris. De Michel Bréal à Ferdinand de Saussure, 408 p.