samedi 3 avril 2010

Des humanités classiques à l'anthropologie culturelle



Une telle analyse, psychanalytique, du cinéma ouvre assez naturellement sur des études anthropologiques qui, à leur tour, peuvent se trouver étayées par des critiques historiques ou sociologiques. Ainsi, l’hiérogamie, cet accouplement rituel des divinités entres elles (ou avec de pauvres mortels), mythe essentiel de l’imaginaire indo-européen, occupe une place centrale dans Village of Damned, notamment dans la version de John Carpenter (1995) qui — prolongeant celle qu’avait réalisé Wolf Rilla en 1960 pour la Mgm — repose sur une telle fusion symbolique des femmes et de leur animus, représenté, en l’occurrence par des extraterrestres invisibles dont le spectateur épouse le regard dans les premières séquences. C’est en effet la logique hiérogamique qui y motive le rapprochement des différentes traditions de la science-fiction et de l’horror film, lesquelles jouent simultanément sur les plans physique, scientifique, moral, politique et social1. À cet égard, les études filmiques pourraient profiter utilement des hypothèses formulées dans le cadre des televisions studies, discipline majeure des universités anglo-américaines depuis les années 1980 mais massivement rejetés de l’Université française2. En effet, les deux versions de Village of Damned gagneraient à être comparées non seulement entre elles mais aussi, par exemple, avec The Post-Modern Prometheus (1997), un des épisodes les plus aboutis de la série X-files. Dans une bourgade de l’Indiana, des fermes sont mystérieusement visitées par The Great Mutato, une créature qui évoque celle du docteur Frankenstein. D’où, évidemment, la référence au mythe de Prométhée. Mais, tandis que ce dernier est un mythe du sacrifice insistant sur l’altérité radicale qui oppose mortels et dieux3, le scénario de Chris Carter insiste au contraire, comme toute la série, sur la porosité des frontières entre espèces, sur la proximité des entités humaines et extrahumaines. Après l’avoir entendu au Jerry Springer Show, une hoosier prie Mulder d’enquêter sur sa grossesse dont le responsable serait précisément le monstre, ce qui est une façon pour le scénariste de lier indéfectiblement inceste, reproduction et divinisation tout en disséminant les éléments conscients et inconscients qui seront indispensables à la compréhension de la grossesse extraterrestre de Scully, centrale dans les deux dernières saisons de la série. Les fils du Grand Mutato se développent « de façon accélérée » tout comme ceux de Village of the Damned « ont des capacités supranormales dont ils se servent pour communiquer avec leur mère, l’incitant à les défendre contre la malveillance de ceux que ces grossesses anormales inquiètent »4. Dans les deux cas, l’enfant est présenté, de manière ambivalente, à la fois comme un demi-dieu et comme un parasite. C’est sur ce mode qu’est précisément traitée la reproduction dans les tétralogies Alien (1979-1997) ou Species (1995-2007) qui, sur ce point, entretiennent des rapports très étroits avec Prince of Darkness (1987) dont l’histoire tout entière tient à la fécondation de Kelly par le démon. Il faudrait ajouter, dans cette étude de la mass culture cinématographique que la puissance anxiogène du second volet de The Hills Have Eyes (2007) tient, en grande partie, aux variations que ce film fait subir à la scène hiérogamique, comme en atteste l’épisode du monstrueux accouchement dans les mines du Nouveau-Mexique. Dans ce remake d’un classique du cinéma d’horreur des années 1970 (lui-même directement inspiré des nombreux films qui, dans les années 1950, s’attachaient aux conséquences désastreuses des essais nucléaires : Godzilla [1952] ou Them [1953]), l’angoisse ne naît pas tant de ce que les mutants se nourrissent de proies humaines que de ce qu’ils ont besoin des corps suppliciés de celles-ci pour se reproduire. Et c’est justement cette structure anthropologique qui supporte les plaidoyers idéologiques qui, dans ce film, renvoient directement, bien qu’implicitement, aux opérations militaires menées par l’Otan en Afghanistan. Décidément, au cinéma, « l’Inconscient fonctionne à l’idéologie »5, sans doute plus clairement qu’ailleurs, en raison notamment de cette « immersion »6 particulière que représente pour le spectateur la diégèse filmique — en raison, aussi, du fait que l’illusion cinématographique apparaît comme un champ constitutif de l’expérience postmoderne. Au rebours, ces représentations idéologiques que sont les stéréotypes se fondent sur des processus inconscients dont le spectateur jouit à sa guise ; car, on le sait bien, « la psychologie est aussi, d’emblée, simultanément, psychologie sociale »7.



1 M. Sachleben & K.M. Yanerall, Seeing the Bigger Picture. Understanding Politics Through Film and Television, Frankfort, Peter Lang, 2004.
2 On se reportera à l’ouvrage de référence : R.C. Allen & A. Hill (éd.), The Television Studies Reader, New York, Routledge, 2004.
3C’est pourquoi il reprend, dans le rituel grec, le moment qui marque le plus fortement cette opposition : le partage entre les os blancs brûlés pour les dieux sur l’autel et ainsi transformés en fumée odorante, et les viandes essentiellement réservées à la consommation humaine.
4 Marika Moisseeff, « Que recouvre la Violence des images de procréation dans les films de science-fiction ? », Stitch and Split, Selves and territories in Science Fiction, 2003, p.9.
5 L. Althusser, Les Faits, Paris, Stock/Imec, 1992, p.356.
6 Cf. C. Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1977, rééd. 1997, p.123 sqq.
7 S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du Moi » (1921), « Massenpsychologie und Ich-Analyse », in Œuvres complètes, 1921-1923, Paris, Puf, 1991, p.4 : « die Individualpsychologie ist [...] von anfang an auch gleichzeitig Socialpsychologie ».