lundi 9 mai 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 5




Pour le Divin Marquis à l´ombre duquel se situe le Romantisme noir dont Baudelaire hérite et qu´il transforme en un tournant capital, l´infanticide et le cannibalisme constituent deux profonds piliers du système libertin. Tous deux s´érigent en parfaits exemples du régime meurtrier de la Physis (la Nature étant, chez Sade, la parfaite Ogresse), puisque les crimes "les plus utiles, sans doute, sont ceux qui troublent le plus, tels que le refus de la propagation ou la destruction" (Histoire Juliette, IV, IX, 172), notamment l´infanticide qui reste "l´action qui s´accorderait le mieux aux vues de la nature parce qu´elle rompt la chaîne de la progéniture, elle ensevelit un plus grand nombre de germes" (HJ, IV, IX 176) ; d´autant plus que, anticipant la boutade d´Alfred Jarry déjà cité, "la prompte facilité que tout homme possède de réparer ce léger délit en absorbe entièrement tout le mal" (HJ, IV, pIX, 176).

Dolmancé se fait un devoir d´en faire l´apologie dans La Philosophie dans le Boudoir:
« Étendant la mesure de nos droits, nous avons enfin reconnu que nous étions parfaitement libres de reprendre ce que nous n'avions donné qu'à contre-cœur ou par hasard, et qu'il était impossible d'exiger d'un individu quelconque de devenir père ou mère s'il n'en a pas envie; que cette créature de plus ou de moins sur la terre n'était pas d'ailleurs d'une bien grande conséquence, et que nous devenions, en un mot, aussi certainement les maîtres de ce morceau de chair, quelque animé qu'il fût, que nous le sommes des ongles que nous retranchons de nos doigts, des excroissances de chair que nous extirpons de nos corps, ou des digestions que nous supprimons de nos entrailles, parce que l'un et l'autre sont de nous, parce que l'un et l'autre sont à nous, et que nous sommes absolument possesseurs de ce qui émane de nous. En vous développant, Eugénie, la très médiocre importance dont l'action du meurtre était sur terre, vous avez dû voir de quelle petite conséquence doit être également tout ce qui tient à l'infanticide, commis sur une créature déjà même en âge de raison; il est donc inutile d'y revenir: l'excellence de votre esprit ajoute à mes preuves. La lecture de l'histoire des mœurs de tous les peuples de la terre, en vous faisant voir que cet usage est universel, achèvera de vous convaincre qu'il n'y aurait que de l'imbécillité à admettre du mal à cette très indifférente action ».

Non seulement ces deux extrêmes trouvent leur justification dans la nature (« Combien de races parmi les animaux nous donnent l’exemple de l’infanticide ! Combien en est-il qui, comme le lapin, n’ont pas de plus grand plaisir que celui de dévorer leurs enfants ! », La Nouvelle Justine, VI, op. cit., t. 2, p. 559) mais ils constituent un des « combles » de la jouissance, comme le montrent entre autres l´ogre Minsk ou le pape Braschi (« Ce fut là où je reconnus toute la cruelle scélératesse de ce monstre. Il suffit d'être sur le trône pour porter ces infamies à leur dernier période : l'impunité de ces coquins couronnés les entraîne à des recherches que n'inventeraient jamais d'autres hommes. Enfin ce scélérat, ivre de luxure, arrache le cœur de cet enfant, et le dévore en perdant son foutre », Histoire de Juliette, V).

Le Romantisme noir va transformer la rupture anthropologique sadéenne en volonté de provocation anti-bourgeoise, accompagnant la mutation du rôle de l´écrivain dans le champ littéraire régi désormais par les règles strictes du marché capitaliste.

C´est ainsi que l´artiste nouveau se pare de l´ombre du Divin Marquis pour se désigner comme une créature d´exception et instaurer fantasmatiquement un nouvel ordre de légitimité, en tout point opposé aux exigences nouvelles qui pèsent sur sa carrière et régissent le corps social dans son ensemble. Dandys, les écrivains romantiques du Petit Cénacle jouent aux cannibales au Graziano, en une performance avant-la-lettre de Gérard de Nerval, tel que le rapporte Théophile Gautier.

« Son père, en sa qualité d'ancien chirurgien d'armée, avait une assez belle collection anatomique. Le crâne avait appartenu à un tambour-major tué à la Moskowa, et non à une jeune fille morte de la poitrine, nous dit Gérard, et je l'ai monté en coupe au moyen d'une poignée de commode en cuivre fixée à l'intérieur de la boîte osseuse par un écrou tourné sur un pas de vis. On remplit la coupe de vin, on la fit passer à la ronde, et chacun en approcha ses lèvres avec une répugnance plus ou moins bien dissimulée.
- Garçon, de l'eau des mers! s'écria, lorsque la tournée fut finie, un néophyte outrant le zèle.
- Pourquoi faire, mon garçon? lui dit Jules Vabre.
- N'est-il pas dit de Han d'Islande : « II buvait l'eau des mers dans le crâne des morts »? Eh bien! je veux faire comme lui et boire à sa santé; il n'y a rien de plus romantique et de plus... comique, nous n'avons pas pu nous empêcher d'en rire un peu dans les Jeunes-France.
C'est là, dans cette petite maison rouge, digne Joseph Prudhomme, respectable élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les tribunaux, que moi, ton paisible voisin d'omnibus, je buvais dans un crâne comme un pur cannibale, par bravade, ennui et dégoût de ta bêtise solennelle » (T. Gautier, Histoire du Romantisme, Charpentier, 1874, V, p. 51).

Faisant le pont entre la génération du « parfait magicien des lettres françaises » auquel il dédie ses Fleurs du Mal et les poètes maudits que sacrera Verlaine, Baudelaire hérite, dans sa boutade des cervelles, du personnage nouveau de l´écrivain ogre, devenant ainsi, par ce réseau d´images, à la fois un barbare, un révolutionnaire, un pervers sexuel et un dandy.

Enfin il s´agit là aussi, bien entendu, un des fantasmes du discours colonial, réactivé dans le cas de Baudelaire par sa relation scandaleuse avec Jeanne Duval, comme le souligne Emmanuel Richon :

« L´important ici n´est pas de démêler le vrai du faux, la part mystificatrice de l´écrivain de celle inventée de toute pièce par une critique journalistique en mal de sensationnel. L´essentiel, c´est de remarquer que tous ces portraits se rejoignent dans l´image symptomatique du cannibale et que cette image fantasmatique est associée à l´époque à une certaine vision raciste de l´africain. Dans cette vision il paraît évident que Jeanne possède malgré elle un rôle et que leur vie commune est clairement condamnée à travers le rejet du recueil et des critiques haineuses et dénigrantes qui entourent le couple; derrière le cannibale, c´est la proximité de Jeanne qui est visée » (Jeanne Duval et Charles Baudelaire, p. 243)…



C´est donc une sorte de sommet culturel de la dépravation que recherche le poète en haine du bourgeois. Ogre dévorant ses propres enfants, hérétique, sorcier, sans-culotte, primitif, pervers, juif et colonisé, il se pare de toutes les exclusions pour dire sa place foncièrement instable dans le nouveau champ littéraire où il ne peut, paradoxalement, triompher que par l´opprobre… et l´échec.

samedi 7 mai 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 4




Pour ce qui est de la boutade anthropophagique elle-même, extrait significatif de « l´œuvre » vitale baudelairienne (et écho de toutes ces cervelles qui prolifèrent dans les Fleurs du Mal), W. T. Bandy (Baudelaire judged by his contemporaries, p. 127) a montré que Baudelaire (ou son hagiographe involontaire le peintre Léon Fauré) avait pu emprunter cette plaisanterie de croquemitaine à Swift dont Léon de Wailly traduit précisément en 1859 les Opuscules humoristiques.

Il s’agit bien entendu de la Modeste Proposition, et peut-être, plus concrètement, du passage suivant:
"Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu, m'a certifié à Londres qu'un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l'âge d'un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l'étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu'il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût" (pp. 164-165).

La satire swiftienne (à la fois des projets utopiques chers aux Lumières et du colonialisme qui en constitue la « dialectique cachée » selon l´analyse de Horkheimer et Adorno) se réincarne ainsi dans la figure du poète comme ogre.
Les accusations du repas infanticide remontent par ailleurs, comme l´on sait, aux plus anciennes polémiques religieuses de l´Antiquité, tel que l´a étudié Norman Cohn dans son incontournable Les démons familiers de l´Europe. Tertullien rend compte, dans sa célèbre Apologétique de l´accusation lancée par les Romains contre la secte des Chrétiens :

« Nous sommes, dit-on, de grands criminels, à cause d'une cérémonie sacrée qui consisterait à égorger un enfant, à nous en nourrir, à commettre des incestes après le repas (…). Ceux qui veulent être initiés ont coutume, je pense, d'aller trouver d'abord le « père des mystères » et de fixer avec lui les préparatifs à faire. Il leur dit alors : « Il te faudra un enfant, encore tendre, qui ne sache pas ce que c'est que la mort, qui sourie sous ton couteau; et puis, du pain, pour recueillir le sang coulant; en outre, des candélabres, des lampes et quelques chiens avec des bouchées de viande, pour les faire bondir et renverser les lumières. Surtout, tu devras venir avec ta mère et avec ta sœur. » (…) Viens, plonge le fer dans le corps de cet enfant, qui n'est l'ennemi de personne, qui n'est coupable envers personne, qui est le fils de tous; ou bien, si un autre accomplit cet office, toi, va voir cet homme qui meurt avant de vivre; attends que cette âme toute neuve s'échappe, recueille ce jeune sang, trempes-y ton pain, rassasie-toi avec délices » (VIII, 1-6)

Ironiquement, l´accusation sera reprise par les Chrétiens contre leurs ennemis dès leur arrivée au pouvoir, à commencer par les Juifs (le premier infanticide rituel imputé aux Juifs remonte à 1144 à Norwich, lançant une vague d´émeutes antijuives et de massacres sur tout le royaume). Symptomatiquement, l´antisémite Drumont qui se prononce contre la statue de Baudelaire rédige aussi la préface au livre de son collaborateur Albert Monniot Le crime rituel chez le Juif (1914), affirmant "l´instinct sémitique qui attire les Hébreux vers Moloch, le dieu mangeur d´enfants" (les fascismes colporteront cette vision fantasmatique du « molochisme sémitique »), instinct racial irrépressible qui les pousse vers l´infanticide.

Des Juifs l´accusation passe comme l´on sait aux Hérétiques, dans une étrange boucle qu´évoque Norman Cohn…
“It seems ... that ecclesiastical and secular authorities alike, while pursuing Waldensians, repeatedly came across people — chiefly women — who believed things about themselves which fitted perfectly with the tales about heretical sects that had been circulating for centuries. The notion of cannibalistic infanticide provided the common factor. It was widely believed that babies or small children were devoured at the nocturnal meetings of heretics. It was likewise widely believed that certain women killed and devoured babies or small children; also at night; and some women even believed this of themselves. It was the extraordinary congruence between the two sets of beliefs that led those concerned with pursuing heretics to see, in the stories which they extracted from deluded women, a confirmation of the traditional stories about heretics who practiced cannibalistic infanticide” (N. Cohn, 1975, p.228).

Et enfin des hérétiques l´accusation passe aux sorcières. C´est ainsi que Claude Tholasan, magistrat dans le Dauphiné, dit avoir rencontré des sorcières qui partageaint les mêmes tendances infanticides et cannibales que les hérétiques plus "conventionnels" (H. P. Broedel, The Malleus Malificarum and the construciton of witchcraft, p. 127). C´est encore cet imaginaire qui anime la vision de Goya, auteur fétiche, comme l´on sait, de Baudelaire, notamment dans son Capricho n. 45 « Mucho hay que chupar » (1799 "Il y a beaucoup à sucer"). « Cauchemar plein de choses inconnues » dans les termes même du poète, celui-ci présente la délectation nourricière des chairs potelées réduites en poudre, contrepoint grotesque du célèbre et ogresque Saturne; l´anthropophagie parcourt d´ailleurs en sourdine l´oeuvre du peintre, sombre revers des Lumières, condamnées à replonger dans les ténèbres de la barbarie première.

Cette vision de Goya est par ailleurs à rapprocher des caricatures contre-révolutionnaires de son contemporain James Gillray qui transfère, très significativement, l´infanticide cannibale aux sans-culottes français, populace revenue à un état abject de sauvagerie primitive.




L´image de la sorcière s’y superpose d´ailleurs, enduisant de sauce sa brochette enfantine, à celle de la tricoteuse, tandis que les enfants eux-mêmes se gavent goulument de boyaux. Le cauchemar macabre plonge ici aussi, sous couvert de propagande, dans des fantasmes anthropologiques étonnamment proches de cet autre phare du crépuscule des Lumières que fut le Marquis de Sade.

jeudi 5 mai 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 3




Rémi de Gourmont fait le point sur la légende des cervelles "à la Baudelaire", prolongeant les intuitions de Jules Vallès sur la psychologie sociale (le terme était apparu sous la plume de Gabriel Tarde) de l´artiste nouveau, à la fois soumis aux impératifs du régime de la publicité et à ceux du champ littéraire officiel qui le marginalise :

« Comme beaucoup de poètes, comme, par exemple, François Villon, Baudelaire mena une assez triste vie de pose et de mensonge ; son génie étant insuffisant à lui procurer la gloire et la fortune, ni ses vers n'étant lus, ni sa prose estimée, il souhaite d'attirer quand même sur lui l'attention des sots et il se fabriqua, lui-même, une légende : passer pour un exquis criminel accompli, pour un sadique méconnu, pour un tortureur de femmes et un mangeur d'enfants. Voilà ce qu'il voulut et il n'y réussit que trop bien.

Dites tout haut dans un restaurant, surtout si vous avez des yeux pervers et des cheveux de coupe inusitée : « Cette cervelle est quasi aussi bonne que de la cervelle de petit enfant... moins fondante... moins parfumée... les cervelles de nouveau-né au cary, quel régal ! » Dites cela d'un air détaché, comme si vous compariez tout simplement le pâté de pieds d'éléphant au confit de bosse de bison — et il se trouvera bien deux ou trois naïfs pour confier dans la soirée à leurs amis : « Mon cher, j'ai dîné à côté d'un poète... il tenait des propos... quel monstre ! Je ne comprends pas qu'on laisse ces individus-là vaguer en liberté... J'en verrais guillotiner quelques-uns avec plaisir ! »

Quinze jours après, votre réputation est faite et votre meilleur camarade, consulté sur votre anthropo..., ou plutôt, paidophagie, répondra : « Eh ! il en est bien capable ! »

Donc, après s'être remémoré de telles anecdotes, M. Brunetière a conclu : Elever un monument à Baudelaire, ce serait immoral» (La question Baudelaire 1892)

C´est donc assez logiquement que la légende qui intronise l´« artiste maudit » dans l´imaginaire collectif (Verlaine a publié son célèbre recueil six ans auparavant, en 1884) devient aussi celle qui repousse sa reconnaissance officielle. De fait le projet de statue commandé à Rodin (celui-ci avait déjà illustré les érotiques des Fleurs du Mal) est paralysé (il n´en restera que la tête que vous voyez ci-dessus) alors que Brunetière (qui avait lancé la vague d´indignation journalistique) est élu à l´Académie française.

Il faudra attendre encore une décennie pour qu´un monument soit érigé au cimetière Montparnasse par un inconnu spécialiste de l´art funéraire, José de Charmoy. Ce sera l´année de l´Immoraliste, de l´Hérésiarque et du Surmâle, écrit par celui qui, comme on sait, « monté sur le toit de sa maison, s'amusait un jour à « tirer » les pommes d'une voisine.
Elle poussa des cris !
- Arrêtez, misérable, vous allez tuer mes enfants !
Il lui répondit :
- Je vous en ferai d'autres, madame ! » (Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934).

L´artiste ogre avait bel et bien un avenir devant lui.

mardi 3 mai 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 2



Le portrait de l´artiste en (plus tout jeune) cannibale s´étoffe et s´amplifie par d´autres anecdotes (à Bruxelles il se serait fait passer pour un parricide... anthropophage: "Oui, Monsieur, parce que j´ai assassiné mon père, et que je l´ai mangé, sans le faire bouillir", rapporte Henri Blaze de Bury) et se cristallise finalement sous la plume de Maxime Rude (pseud. Adolphe Perreau) dans une petite scénette à la Henri Monnier de ses Confidences d’un journaliste:

« Un soir, dans un restaurant où il était connu, Baudelaire commande un filet cuit à point, — tendre surtout. Le filet servi, — le patron lui- même, brave père de famille, monte voir si son client est satisfait.
— C'est bien le filet que je désirais, — répond celui-ci : if est tendre comme de la cervelle de petit enfant.
— Comme de la cervelle?...
— De petit enfant, — reprend le mystificateur en relevant la tête avec son regard le plus fixe et le plus aigu.
Le restaurateur descendit l'escalier en toute hâte pour garer ses enfants de ce client qui lui paraissait déjà un monomane féroce.
Baudelaire, du reste, n'aimait pas les enfants.
— Ça dérange les papiers, — disait-il, — et ça poisse les livres. » (1876, p. 168).

Une décennie plus tard l´anecdote est partout banalisée comme en témoignent les correspondances (« une autre fois il dit : « je viens de manger de la cervelle d’enfant, c’est fin comme des cerneaux », Lettre de Jules Troubat à Eugène Crépet, 16 août 1886). Et elle va, de fait, jouer un certain rôle dans la querelle journalistique qui entoure la polémique souscription lancée par La Plume en vue de l´érection d´une statue à la gloire du poète en 1892.

« Elever une statue à Baudelaire était à coup sûr l´idée la plus saugrenue qui se puisse concevoir", écrit Edouard Drumont. "L´homme éprouvait le besoin d´étonner par des originalités voulues, qui étaient parfois drôles. Chez Dinocheau [cabaret de la rue Bréda] il amenait avec lui une chatte qui mangeait des huîtres, et quand on lui demandait ce qu´il désirait, il déclarait qu´il avait envie de manger de la cervelle de petit enfant. On avait le temps, à cette époque, et l´on riait de tout cela"

Louis de Gonzague Privat évoque aussi l´anecdote dans sa diatribe :
« Baudelaire n´était pas sincère et goûtait une évidente satisfaction à voir courir le long des tables d´hôte des "restaurateurs de lettres" de son temps, ces mots soi-disant cruels qu´il affectionnait: "les noix fraîches ayant le goût de la cervelle d´un petit enfant" et tant d´autres balivernes qui le faisaient regarder comme un phénomène de corruption savante par les tout jeunes d´il y a trente ans » (13 septembre 1892).

Pour les défenseurs du projet il s´agit de renoncer à cette hagiographie du maudit : « Les harangues élogieuses que nous promet également l´inauguration feront justice définitive sans doute des racontars bébêtes, des légendes absurdes et des blagues injurieuses dont le grand poète fut toujours l´objet (...). Les anecdotes sur les noix, presque aussi bonnes à manger, lui faisait-on dire, que des cervelles de petit enfant; le citron pressuré sur les muqueuses de sa Malabaraise; d´autres raffinements sadiques, qu´on lui prêtait pêle-mêle avec des fumisteries de commis-voyageur, disparaîtront sous l´auréole de la glorification officielle (Lepelletier, 17 août 1892).

Anatole France illustre notamment cette tentative de récupération du poète qu´il dit avant tout « chrétien » : « M. Brunetière n'a vu dans l'auteur des Fleurs du mal qu'un extravagant et un fou. Il l'a dit avec sa franchise coutumière. Et ce jour-là, il a, par mégarde, offensé les muses, car Baudelaire est poète. Il a, je le reconnais, des manies odieuses; dans ses mauvais moments, il grimace comme un vieux macaque. Il affectait dans sa personne une sorte de dandysme satanique qui semble aujourd'hui assez ridicule. Il mettait sa joie à déplaire et son orgueil à paraître odieux. Cela est pitoyable et sa légende, faite par ses admirateurs et ses amis, abonde en traits de mauvais goût.
--Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant? disait-il un jour à un honnête fonctionnaire. Mangez-en; cela ressemble à des cerneaux et c'est excellent… » (Le Temps, 14 avril, 1889)