mercredi 27 mai 2009


Malgré ses importants travers, le culturalisme, indiquant à quel point les liens entre érotisme, pornographie, écriture et violence sont embrouillés, souligne que la pornographie est loin d’être une simple aliénation : s’étant déployée en Europe grâce au développement de l’édition de masse au XIXe siècle, elle a accompagné l’expansion de la démocratie – qui elle-même dépend de celle du capitalisme industriel1 – et a fréquemment servi de support à l’essor de nouvelles conceptions politiques et scientifiques. Une recherche véritablement comparatiste – c’est-à-dire liant indissolublement sociologie, anthropologie, poétique de la lecture et esthétique de la réception – pourrait montrer avec précision comment la représentation de la violence sert dans la pornographie une double modélisation axiologique et pulsionnelle, laquelle n’est possible que parce que le romanesque pornographique reproduit les tópoï de l’idylle érotique, mais en en inversant les valeurs, soit en adoptant le point de vue des bourreaux, soit en présentant des protagonistes si naïves que le lecteur brûle de les voir subir les derniers outrages2.
Car avec le rire, les rites funéraires, l’élaboration de fictions et la gastronomie, on est tenté de faire de l’activité vénérienne motivée par le plaisir et non par la reproduction un invariant anthropologique, ou, plus précisément, une constante de l’Occident moderne. Celui-ci en effet ne semble pas tant considérer la sexualité comme un mode de propagation de l’espèce (lié ou non à une quelconque sélection naturelle) que comme un art, une technique, un style, un commerce, une industrie, un doux péché, une exquise transgression, et ce même si, des Lumières à la postmodernité, une dérive culturelle s’est amorcée qui a banalisé la pornographie et les fantasmes et pratiques sado-masochistes, peu à peu absorbés par la mode. C’est pourtant parce qu’elle est essentiellement transgressive que la pornographie induit la dramatisation de tabous sans cesse renversés, dissimulés, réarticulés : inceste, masturbation, exhibition – voulue ou non –, domination, fessées et flagellations – tantôt poignantes, tantôt burlesques. Ces activités révèlent que ni la pornographie ni l’érotisme ne sont strictement réductibles à des intrigues stéréotypées, au spectacle d’actions mécaniques, à une machinerie morbide, à des descriptions affectées, à une forme dévaluée de la sexualité et à l’absence totale de sensualité – ce dont ils sont néanmoins parfois la marque. La pornographie, dont les diverses formes de fustigation ne sont qu’un concentré mis en abyme, peut également apparaître comme un jeu, comme une érotisation du pouvoir plutôt que de la violence et comme une subversion des relations de domination. En cela, elle est chargée d’une forte valeur heuristique ; et c’est pourquoi, depuis le XVIIIe siècle, les fessées licencieuses ne sont pas présentées comme d’authentiques punitions replaçant sur le droit chemin des personnages fourvoyés : l’apprentissage imposé à ceux-ci est essentiellement celui du supplice lui-même et du plaisir qu’il est possible – légitime – d’en tirer. Cette dimension initiatique est centrale ; elle explique qu’en dépit qu’en aient les censeurs et les amateurs de bluettes, la pornographie, comme la prostitution dont elle issue, est indéfectiblement liée au sacré. C’est dire que, comme l’art, elle se fonde essentiellement sur l’analogie et la métaphore, représente un monde exceptionnel gouverné par des lois différentes de celles qui s’appliquent quotidiennement3 et fait de la liberté, du style et du savoir les seules valeurs véritablement cardinales.


1 L. Hunt (éd.), The Invention of Pornography: Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800, New York, Zone Books, 1993.
2 Cf. J.-M. Schaeffer, op.cit., p.9.
3 Reprenant les analyses proposées par Bataille au chapitre XII de L’Erotisme (1957), certains historiens ont montré que la prostitution s’était d’abord exercée dans les temples et leurs abords, en particulier en Mésopotamie. Gerda Lerner prouve, par exemple, que la prostitution était conçue à Babylone comme un service à la fois sexuel et cultuel : les officiants mimant pour les dieux, selon des rituels précisément codifiés de fertilité, des scènes sexuelles, si bien que, par une manière de métonymie, la prostitution et la pornographie qui en découle ont peu à peu été perçues comme salutaires pour l’ensemble de la population. Voir G. Lerner, The Creation of Patriarchy, New York, Oxford University Press, 1986, notamment, p.125.

mardi 26 mai 2009


Les onze mille verges apparaissent comme une parodie du Nouveau chatouilleur des dames – cet ouvrage de la fin du XIXe siècle qui, selon la notice de la Bibliothèque Nationale, est « un voluptueux récit dont la flagellation fait le fond, mais sans aucune cruauté » et qui, en guise d’introduction, est précédé d’une savante dissertation sur la flagellation – et de La Chambre Jaune de Jacques Desroix qui mettait en scène un gentleman anglais, Sir Edward, se livrant dans West End à des orgies sado-masochistes avec sa femme de chambre, la jolie Maud, et avec sa douce nièce Alice. Publié en 1902, ce roman établissait le répertoire de tous les types de flagellation, de la correction anodine au supplice, en passant par les différentes espèces de fustigation – sadique, sado-masochiste et masochiste1 – et usait pour ce faire, comme plus tard le roman d’Apollinaire, de tous les tons : brillant, comique, humoristique, sarcastique, indifférent et lyrique. Mais l’invention de nouvelles règles pornographiques ne passe pas seulement chez Apollinaire par l’assimilation d’innombrables références romanesques, elle se fonde également sur la reprise, au sein d’un récit littéraire, d’éléments appartenant jusqu’alors au discours scientifique. Ainsi, pour Les onze mille verges – où les « scènes […] de saphisme, de nécrophilie, de scatomanie, de bestialité se mêlent de la façon la plus harmonieuse » et qui est avant tout, si l’on en croit un catalogue clandestin de 1907, un traité de la flagellation, « cet art voluptueux dont on a pu dire que ceux qui l’ignorent ne connaissent pas l’amour »2 – est nourri d’ouvrages médicaux dont Apollinaire était coutumier : l’Etude sur la Flagellation à travers le monde. Aux points de vue historique, médical, religieux, domestique et conjugal; avec un Exposé documentaire de la Flagellation dans les Ecoles anglaises et les prisons militaires de Jean du Villiot, paru en 1899 ; le célèbre travail de Krafft-Ebing (1886) dont le chapitre II, « La flagellation comme excitant des sens », présentait la fustigation comme un besoin de domination et comme un penchant normal hypertrophié, ou encore Les Perversions de l’instinct sexuel du docteur Moll qui, paru en 1895, décrivait les verges et les knouts comme de divins accessoires érotiques.
C’est en faisant jouer entre elles toutes ces références que le lecteur comprend qu’au contraire des Exploits d’un jeune don Juan (1911), Les onze mille verges est un livre central dans l’œuvre d’Apollinaire et éclaire la signification de la flagellation et autres motifs sado-masochistes dans les lettres à Lou, bien sûr, mais aussi bien dans l’épisode du général Breziansko de La Femme assise (1920) ou dans le Poète assassiné (1916) où abondent les coups, les mortifications, les fustigations, notamment dans le chapitre « Dramaturgie ». Cette thématique, qui irradie également l’œuvre poétique (« Lul de Faltenin » ou « L’Ermite » dans Alcools (1913), « Lou ma rose »3 ou encore Le Verger des amours [1924 ?]), est peu à peu devenue symbolique, cosmique et métaphysique, concernant alors aussi bien la flagellation d’adorables filles que la fustigation des dieux, celle des « jolis culs roses » des nuées ou, comme dans « L’Italie »4 et « Les Collines »5 des Calligrammes (1918), celle du monde tout entier par les rayons tressés du soleil. C’est là sans doute ce qui justifie la remarque de Mandiargues louant Les onze mille verges : « Plongez-vous sans effroi dans l’ardent délire. Vous connaîtrez Apollinaire un peu mieux qu’en vous limitant au “Pont Mirabeau”, je vous assure ! »6
Or on touche là à un point où la méthode culturaliste pourrait s’avérer particulièrement efficiente et indiquer, en joignant sociologie, anthropologie et formalisme, les raisons pour lesquelles la postmodernité érotique ou pornographique prise tant flagellations et fessées. D’une part, ces supplices ambigus qui mêlent docilité et brusquerie favorisent le recours à la référence, à la citation. Comme la postmodernité elle-même, la narration de fessées sensuelles est une pratique constante du comme et du comme si, et ainsi que le prouve, par exemple, la comparaison d’Apollinaire et d’Esparbec, se caractérise par un usage itératif de la parodie. D’autre part, le récit de raclées érotiques correspond à une vision du monde marquée par les rapports d’emprise et d’inféodation ; en foi de quoi les représentations sadiques et masochistes ne seraient jamais plus fréquentes qu’au moment où elles représentent en miniature, dans les fictions, les relations sociales prégnantes. C’était déjà la thèse de Havelock Ellis qui, s’attachant au fonctionnement du plaisir sadique dans le spectacle de la flagellation, émettait, dès 1913, l’hypothèse que c’est parce que les brutalités furent, des siècles durant l’assise des sociétés européennes (où épouses, enfants et domestiques étaient couramment cravachés ou rossés) qu’elles ont pu acquérir une telle force érogène. C’est ce qui explique qu’une véritable chaîne se soit formée qui, au fil de l’histoire de la littérature et, plus généralement, des représentations, unit Rousseau, Sade, Sacher-Masoch, les romanciers victoriens, Apollinaire, Pauline Réage, Esparbec, etc. D’un bout à l’autre de cette chaîne, la pornographie reste une poïétique7, au sens où elle se définit d’abord par l’effet qu’elle produit – effet souvent mis en abyme à l’intérieur des œuvres elles-mêmes où fréquemment, un personnage, à la dérobée, en surprend d’autres occupés, selon le langage fleuri des XVIIIe et XIXe siècles, à accommoder une femme, à achever un homme, à se bahuter la pine, à administrer une douche ou à agacer le sous-préfet.
A cet égard la pornographie n’est pas seulement, conformément à l’étymologie, liée à la prostitution8, mais, suivant l’intuition de Pierre Louÿs, elle voisine également avec les danses sensuelles aussi bien qu’avec l’art de la parure et du maquillage, qui a pour fonctions de mettre en valeur la sensualité d’un corps tout en la dissimulant assez pour échauffer l’imagination. Depuis la Renaissance, qui a marqué l’avènement d’une première modernité (cette fameuse early modernity des historiens britanniques et américains) et, plus encore, depuis le Siècle des Lumières et le développement de la littérature et des arts libertins, l’Occident prise toujours davantage les représentations stimulantes, destinées « à faire bandocher » les hommes – selon la savoureuse expression de Restif de la Bretonne – et à enflammer les dames et les demoiselles – dans le premier livre des Confessions, Rousseau s’amusait déjà de ces « livres qu’une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire que d’une main » ; ce qui l’aurait étonnamment tenu lui-même éloigné « des livres obscènes et licencieux »9. Ce lien indissoluble entre organisation sociétale et fantasme est bien connu, et pendant la restauration de la monarchie anglaise par Charles II déjà, Shadwell rapprochait les punitions pratiquées dans les écoles et le penchant de certains adultes pour ce « vice anglais »10 dont Swinburne devait bien plus tard faire son ordinaire. Il se pratiquait dans des établissements spécialisés décrits par le Sâr Péladan dans Scandales de Londres (1885) et dont Les Mémoires de Miss Coote (1880), ce roman clandestin de la flagellation à l’époque victorienne, est un excellent aperçu, entretenant d’ailleurs des rapports étroits avec Harlot’s Progress (1732), la célèbre série de Hogarth, qui fait référence à la flagellation comme spécialité érotique dans les bordels de Londres ; le Fladge comme hypogenre pornographique ayant émergé dès le XVIIIe siècle pour s’imposer, ensuite, pendant l’ère victorienne11 et devenir une mode des backrooms postmodernes.


1 Voir M. Marcus, A Taste for Pain : on Masochism and Female Sexuality, New York, St. Martin’s Press, 1981 ; A. Spengler, Sadomasochisten und ihre Subkulturen, Francfort-sur-le-Main, Campus-Verlag, 1979 et B. Thompson, Sadomasochism, Londres, Casell, 1994.
2 Cf. G. Apollinaire, Les onze mille verges in Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 4 vol., t.3, 1993, p.1319.
3 G. Apollinaire, Poèmes à Lou in Œuvres, éd. cit., t.1, p.475 sqq.
4 G. Apollinaire, Calligrammes, ibid., p.278.
5 Ibid., p.171 sqq.
6 André Pieyre de Mandiargues, Ultime Belvédère, [s.l.], Fata Morgana, 2003, p.42.
7 Pour une analyse de l’effet pornographique dans la perspective de l’anthropologie sociale, on se reportera à Kate Ellis et alii, Caught Looking : Feminism, Pornography and Censorship, Seattle, Real Comet Press, 1988.
8 S. Bell, Reading, Writing, and Rewriting the Prostitute Body, Bloomington, Indiana University Press, 1994.
9 J.-J. Rousseau, op. cit., p.40.
10 Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle : le romantisme noir (1932), Paris, Denoël, 1988.
11 Cf. Gordon Rattray Taylor, Sex in History, New York, Vanguard, 1954, p.122 : “As the population rose, the number increased, and brothels catering to flagellation and other perversions became rather numerous. The interest in flagellation seems to have grown steadily during Victoria’s reign, if we may judge from the volume of pornography devoted to this subject, but without extensive research it is impossible to judge whether this corresponds to an increase in actual flagellation. In fact, it is difficult to evaluate the extent of violent and destructive urges in the period. Society gave numerous opportunities for sadistic behaviour, but not on the scale of thy Middle Ages. If it is true, for instance, that judges imposed savage penalties, it is also true that nearly two hundred crimes, which had formerly called for the death penalty, were removed from this category. And if it is true that a sadistic strain can be found in Dickens’ preoccupation with cruelty, it is equally true that it is better to sublimate this interest by writing novels exposing cruelty and injustice than to practise cruelty and injustice oneself. Sadistic and masochistic urges were certainly preserved and occasionally they emerged in pathological forms, as in the case of Swinburne, and even Tennyson (who near the end of his life confessed to an interest in de Sade): but society was mobilizing defences and setting limits to the extent to which these urges could be indulged”. Voir aussi Piero Lorenzoni, English Eroticism, Omega Books, [s.l.], 1984, p.62 sqq.

lundi 25 mai 2009



Comme l’indique son sous-titre, Les Cent vingt journées de Sodome, premier grand roman entamé par Sade en prison, représente bien une « école du libertinage » mettant en avant les principes d’une philosophie de la volupté. Le récit montre en effet comment et pourquoi le libertin se réfère à la nature, expliquant que le désir est bon et qu’il est humainement impossible d’éteindre ou de restreindre les passions. Ce qui constitue la dénonciation directe de toute règle en matière de mœurs, et aboutit à l’apologie d’une liberté sans freins. Enfin, l’intensité du plaisir diminuant avec les scrupules, l’inconstance et la duperie sont érigées en norme ; le lecteur attentif notant, de ce point de vue, que Les Cent vingt journées de Sodome empruntent bien des traits au Naufrage des Isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai (1753) dans lequel Etienne Gabriel Morelly imaginait une société où la passion serait libre, l’inceste encouragé, et où couples et postures varieraient au gré des fantaisies. Mais loin d’être une propédeutique à la félicité et au bonheur, le libertinage sadien ouvre sur le tourment, la torture et les crimes ; chaque nouvelle journée inaugurant une infamie nouvelle. C’est pourquoi le roman, scandé par un progrès inexorable de la cruauté et de la sauvagerie, est aussi, structurellement, proche du Décaméron, des Mille et une nuits et des digressions cervantines du Don Quichotte. De même, La Philosophie dans le boudoir sera formée de « dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles » qui, parodiant la carte du Tendre, graviront les degrés de la volupté, le boudoir se changeant peu à peu en salon de torture dans lequel Eugénie et ses précepteurs immoraux infligeront à Mme de Mistival coups et vexations, avant de la violer. Dans Les Cent vingt Journées de Sodome, les jeunes gens et jeunes filles étant littéralement réifiés et soumis aux ordres des libertins, les cryptes du château de Silling deviennent le théâtre de scènes frénétiques, au cours desquelles ces derniers tentent de réveiller leurs ardeurs en faisant couler le sang, en coupant des doigts et des oreilles, en arrachant des dents et des yeux, en soumettant leurs captifs au supplice de la roue, en les baignant dans l’huile bouillante, en les livrant à des animaux furieux, en plongeant les mains dans leurs viscères, voire en se repaissant de leur chair.
Mais – et c’est là une caractéristique non négligeable des supplices sadiens – les malheureux périssent en vain, car les effroyables tourments dont ils sont les victimes jamais n’assouvissent le duc de Blangis, pas plus que l’évêque son frère, le financier Durcet et le président Curval. Bien au contraire, l’égarement gagne ceux-ci et, progressivement, contamine l’ensemble du roman, de plus en plus livré à la frénésie et l’aliénation. A l’image du duc qui « fout une chèvre en levrette », « pendant qu’on le fouette avec un nerf de bœuf », et « fait un enfant à cette chèvre, qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre »1, l’outrance affecte alors toutes les actions des libertins. Il semble bien qu’à l’instar de l’esthétique du catalogue, de l’énumération, de l’amplification dont ils participent, les supplices aient précisément pour fonction d’enrayer l’illusion référentielle – fonction que remplissent plus généralement fessées et flagellations excessives dans les romans érotiques et pornographiques, où, paradoxalement, bien que stéréotypées, elles laissent libre cours à une imagination débridée et à une exaltation enthousiasmante qui bientôt n’occupe plus l’esprit des seuls libertins, mais également celui des lecteurs animés par leur ardeur. Cette mise à distance est au reste renforcée par le fait que ces romans, où s’enchevêtrent récit et discours, tendent systématiquement soit, comme Histoire d’O (d’abord attribué à Mandiargues, Robbe-Grillet et Paulhan), vers une certaine forme de mysticisme, soit, comme Emmanuelle, vers l’essai philosophique un peu mièvre, soit, comme ceux de Mac Orlan ou Jacques d’Icy, vers le traité didactique : « les verges les meilleures sont celles de genêt et de bruyère ; il faut les assouplir d’avance […] par un séjour d’une heure dans l’eau, et les bien égoutter. Le bouleau est un peu brutal ». « La fessée manuelle est toujours administrée avec le bras ployé et c’est la main seule qui est agitée de mouvements de haut en bas ; à peine l’avant bras a-t-il de légères oscillations »2.
On le devine, l’érotisme et la pornographie sont des catégories voisines et perméables l’une à l’autre qui constituent – dans des mesures assurément différentes – un même apprentissage de la liberté, du caractère relatif de la vertu et de ces trois principes : est permis tout ce qui est naturel, est naturel tout ce que la nature permet, la volupté étant aussi une affaire culturelle, une question de style. D’une part, en effet, l’enchevêtrement de ces deux registres pousse les artistes à expérimenter un art du transfert, du déplacement de codes d’un genre à l’autre et, ipso facto, du détournement, leur permettant notamment, dans un monde postmoderne marqué par l’acédie3, de tourner à leur profit la saturation des images et d’inventer une nouvelle forme d’humour, d’ironie, de légèreté. Cette alliance générique et tonale – qui n’est possible que parce que pornographie et érotisme ont en commun de mêler le plaisir de la fantaisie, de l’originalité aux charmes de la reconnaissance et de la répétition – excède de beaucoup la littérature. Qu’on pense pour s’en convaincre, dans le domaine de la danse, par exemple, à Jennifer Lacey et Nadia Lauro, qui, dans leur spectacle Shot (2000), ont volontairement mêlé les codes des vidéos pornographiques des années soixante et soixante-dix aux canons de l’art minimaliste pour mettre en scène, sur un sol en plastique gonflé d’un liquide laiteux qui chuinte au moindre mouvement, deux jeunes filles qui, en simple culotte, T-shirt et chaussettes, offrent aux spectateurs, sur fond de bruit de succion, une chorégraphie déclinant, avec la plus troublante indécence, les possibilités sexuelles. D’autre part, le mélange de ces deux registres fonde une dialectique particulièrement intéressante entre fragmentation (pornographique) et narration continue (érotique), entre nouveauté et immédiate reconnaissance intertextuelle. Car ce que représentent avec maestria fessées et flagellations, c’est combien pornographie et érotisme s’inscrivent dans une chaîne de références ; et l’excitation sexuelle se double chez qui lit bien du plaisir de savoir – le libertin, ce relais des regards et désirs du lecteur, étant aussi toujours un érudit et un esthète. Assurément, on profite mieux des voluptueux supplices de Mirbeau si l’on reconnaît derrière le personnage de Clara – qui jouit du spectacle des persécutions dont elle se repaît – les théories médicales sur l’hystérie de la fin du XIXe siècle, ou si l’on y voit un vibrant hommage au « legs de Caïn » de Sacher-Masoch, que l’auteur du Jardin des supplices (1899) avait bien connu lors de son séjour parisien en 1887. De même, Apollinaire – qui établissait une analogie entre l’acte sexuel et l’écriture – reprend dans Les onze mille verges (1906) nombre de lieux qui peu à peu avaient été érigés au rang de tópoï par les romans des siècles précédents. Bien sûr, les libertins du XVIIIe siècle – non seulement Sade, écroué en 1768 pour flagellation, mais aussi Duclos, Godard d’Aucour, La Morlière, Voisenon, Boyer d’Argens, Fougeret de Monbron, Chevrier, Dorat ou Andréa de Nerciat – que connaissait parfaitement Apollinaire, ont joué un rôle majeur dans la composition du roman. C’est également le cas, entre cent autres, de Sacher-Masoch. Le lecteur attentif note tout un jeu d’échos entre l’œuvre d’Apollinaire et les très nombreux récits et spicilèges de la flagellation du tournant des XIXe et XXe siècles, dont seuls quelques lettrés connaissent aujourd’hui le nom, mais qui remportaient alors un franc succès : les récits d’Hector France (Le beau Nègre, Les Dessous de la pudibonderie anglaise), de René-Michel Desergy (Sévère Éducation [1928], Le Vice d’une fouetteuse), de Max Des Vignons (Le Pacha sanguinaire, flagellation orientale [1912], Miss Dean ou Les bienfaits des verges [1914], Betty, petite fille [1922], La Voluptueuse souffrance : flagellation passionnelle [1924]), du prétendu Lord Dryalis (Les Délices du fouet, précédé d’un essai sur la flagellation et le masochisme par Jean de Villiot [1907]), de Victor Du Cheynier (A la baguette, impressions d’enfance et d’adolescence sur le fouet dans l’éducation [1909]) ou de Pierre Dumarchey (Lise fessée : roman sur la flagellation à l’école et dans le monde [1910], Quinze Ans. Roman sur la discipline familiale suivi de quelques lettres sur les châtiments corporels dans l’éducation des jeunes filles, Sonia ou la belle étudiante [1913], Les Belles clientes de M. Broze et du Maître d’école avec un choix de lettres concernant les faits curieux touchant la flagellation des misses et des femmes [1914], Douce Fille suivi de Lettres concernant la flagellation des femmes et des filles [1919], Miss : souvenirs d’un pensionnat de correction par une demoiselle de bonne famille, [1920]).


1 Ibid., p.331.
2 J. d’Icy, op.cit., p.226-227.
3 W. Simon, Postmodern Sexualities, Londres, Routledge, 1996.

samedi 23 mai 2009



C’est d’ailleurs en se fondant sur ces analyses et hypothèses que Marie Bonaparte a pu montrer, au grand dam des féministes, que "la volupté vaginale pour la femme adulte s’élève largement […] sur l’existence et l’acceptation plus ou moins inconsciente du grand fantasme de flagellation masochiste dans l’enfance. Dans le coït, la femme est en effet soumise à une sorte de flagellation par la verge de l’homme. Elle en reçoit les coups et souvent même aime leur violence […]. Le langage lui-même, tout chargé qu’il est toujours de “reflets de l’inconscient”, porte témoignage de l’ensemble de ces faits. Ne qualifie-t-il pas le pénis de “verge”, ne parle-t-il pas de ses “coups” ? La sagesse populaire sait d’ailleurs depuis longtemps que les femmes aiment “être battues”"1.
Au demeurant, c’est le refus de la métapsychologie freudienne qui explique que les abolitionnistes mésestiment à la fois la complexité des démonstrations selon lesquelles l’érotisation du fantasme de viol tient à la prégnance la vie durant de la culpabilité œdipienne, le lien entre fantasme de domination et fantasme de maîtrise et la double possibilité que la fiction de l’humiliation sadique soit une transgression valorisante des codes de la courtoisie et que la dramatisation de la souillure fasse du spectacle de la corruption de l’innocence un suprême plaisir. C’est également ce rejet qui les pousse à rattacher systématiquement la désinhibition induite par la pornographie à l’imitation et jamais à la kátharsis. Ainsi, Catharine MacKinnon affirmait dès la fin des années 1980 que la « pornographie est directement responsable de nombreuses agressions et que des viols sont commis par des hommes qui ont des brochures porno dans leur poche »2 et c’est ce qui a poussé Diana Scully à soutenir que « la propagation de […] la pornographie accroît la violence dans l’imaginaire masculin et en modifie la nature. En outre – du fait que les femmes semblent y jouir de la violence exercée à leur encontre – la pornographie banalise le viol […] et conduit les violeurs à croire que leur conduite correspond aux normes culturelles en vigueur »3. Or c’est précisément ce passage de la représentation au monde réel qui est, avec justesse mis en doute par des universitaires comme Ann Gary ou Linda LeMoncheck, selon laquelle la pornographie ne revient « pas simplement à traiter une femme comme un objet », mais s’établit sur « une dialectique complexe »4. Plus récemment, Judith Butler5 a montré combien sont compliquées les relations entre les images pornographiques et leurs référents, et rappelé qu’il convient d’envisager aussi la pornographie comme une propédeutique à l’affranchissement de la sexualité féminine et, plus généralement, à la libéralisation des mœurs.
Pourtant, au-delà des controverses entre adeptes des théories de la kátharsis et tenants de celles de l’imitation, il semble que ce soit du côté du jeu qu’il faille chercher l’intérêt de la pornographie en général et, plus spécifiquement, des représentations de charmants supplices tels que la fessée ou la flagellation – étant entendu, comme l’a démontré Jacques Henriot, que «la distance est la forme initiale du jeu », que « pour jouer, il faut savoir entrer dans le jeu » et que pour ce faire, il convient d’avoir une « compréhension préalable du sens du jeu »6 : tout le monde ne sait pas jouer, pas plus que tout le monde ne sait lire7. Mais l’érotisme, qui au contraire de la pornographie est souvent connoté méliorativement, peut lui aussi obéir à des règles esthétiques conventionnelles et l’art n’y trouve pas toujours son compte ; de sorte que l’opposition établie au sein des études culturelles entre ces deux registres est souvent stratégique – ou démagogique –, fondée sur un prétendu clivage du désir sexuel : une inclinaison louable et émancipatrice d’une part, une tendance indigne et oppressive de l’autre8. D’un côté, l’érotisme et l’écriture, de l’autre, la pornographie et la commercialisation de la jouissance présentée comme criminelle et despotique. Cette conception moralisatrice n’est d’ailleurs pas l’apanage des culturalistes anglo-américains, elle affecte aussi la France où une normalisation édifiante accompagne invariablement depuis quelques années l’étrange politisation d’un discours scientifique toujours davantage marqué par la superficialité des analyses et la méconnaissance tant de la culture de masse que de la manière dont les fantasmes circulent d’un pays à l’autre, selon un double processus de conservation des formes et d’altération des modèles.

En réalité, une réflexion avisée, étayée à la fois sur les théories de la lecture10 et sur l’histoire des idées et des textes, signale que l’alliance de violence et de sensualité est une constante occidentale11, au moins depuis la Rome impériale où, comme l’a montré Pascal Quignard12, étaient prisées toutes les formes de prædatio, et en particulier le ravissement brutal de nymphes ou de jeunes filles : variations sur le prétendu enlèvement d’Hélène par Pâris ou le rapt d’Orithye par Borée et surtout, enlèvement des Sabines, mythe fondateur de la nation romaine et de tout système prenant celle-ci pour modèle, encore central chez Poussin, Pierre de Cortone, Rubens ou Picasso. C’est l’union de la sauvagerie et de la félicité qui permet à l’érotisme et à la pornographie de se mêler, contribuant, par une subtile dialectique entre écart et stéréotypie, à un profond renouvellement des codes artistiques. Ainsi, comme l’a noté Guy Scarpetta à propos de l’Histoire de Juliette, Sade concilie fréquemment deux modèles romanesques parfois présentés, à tort, comme contradictoires : le picaresque et la Bildung – modèles auxquels il faudrait ajouter, entre autres, celui du roman héroïque, Sade visant évidemment bien plus à l’extraordinaire et aux bizarreries qu’au moralisme. Or la fustigation et, plus généralement, « la déréalisation des supplices par excès »13 jouent un rôle central dans cette hybridation générique caractéristique de l’esthétique du divin marquis – esthétique qui servira de référence jusqu’à la postmodernité. L’évocation dramatisée – et donc érotisée – de souffrances le conduit à expérimenter les possibilités des romans noirs et gothiques, et qui se présente comme une inversion du roman libertin, l’accablement dans la claustration se substituant âprement à la thématique du confinement voluptueux. En effet, le libertinage faisait ses délices des univers clos coupés de l’agitation du monde par des baldaquins aux rideaux tirés, des boudoirs et des alcôves où rien n’évoque la réalité quotidienne ni les soucis du negotium, des petites maisons meublées de profonds fauteuils favorables à la témérité comme à la complaisance. Genet s’en souviendra dans Le Balcon (1956), l’univers du libertin est essentiellement celui du rêve et de l’illusion, des ornements rococo, des miniatures à la manière de Boucher ou de Fragonard, des épaisses tentures, des dorures éblouissantes et des statues polissonnes, des miroirs qui réfractent l’image des corps qui s’enlacent. L’inquiétante forteresse des Cent Vingt Journées de Sodome, qui sert de décor à l’expérimentation méthodique des violences sexuelles, est précisément le revers de cette utopie libertine. Foin du doux intérieur des gravures libertines des Lumières et de celui, à venir, des lithographies pornographiques du Biedermeier ! Pour parvenir au château de Durcet, situé sur une terre peuplée de voleurs et de contrebandiers qui lui sont dévoués corps et âme, il faut passer le Rhin, s’enfoncer dans la Forêt-Noire « d’environ quinze lieues par une route difficile, tortueuse et absolument impraticable sans guide »14, gravir une montagne d’un abord très difficile, traverser une faille « de plus de trente toises » sur un pont de bois que l’on abat dès qu’est passé le dernier équipage. Puis, au milieu d’un petite plaine s’élève la citadelle entourée d’un mur de trente pieds de haut, d’un profond fossé rempli d’eau, d’une autre enceinte formant une galerie tournante. Les portes extérieures sont murées, de sorte qu’elles sont non seulement infranchissables, mais aussi invisibles : tout est prévu pour encelluler « le nombreux bétail »15 humain voué aux orgies et aux supplices. La représentation romanesque de ceux-ci favorise l’inversion systématique – ou, du moins, la parodie – non seulement des écrits licencieux antérieurs, mais aussi des loci classici des discours pudibonds déjà en vogue au XVIIIe siècle – dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, ce sermon intercalé entre le cinquième et le sixième dialogue de La Philosophie dans le boudoir, l’éloge paradoxal du vol, de la calomnie, de l’infidélité, du meurtre et de la luxure se mêlera au dénigrement de la pudeur, de l’honnêteté et de la chasteté présentées comme des vertus navrantes, à abolir de toute urgence. Depuis le marquis de Sade – dont la Justine est une parodie des héroïnes vertueuses de Florian et ipso facto une profanation des genres littéraires de la pastorale et de l’idylle dans le goût de Pétrarque, de Sannazar, de Garcilaso, de Camõens ou de Pope, dont les jeunes bergères offraient pourtant tant de beautés et de candeur qu’elles eussent pu appeler à une concupiscence profanatoire – l’outrage des demoiselles angéliques et l’asservissement sexuel des domestiques n’est plus guère considérés (dans le cadre de la fiction) comme contraires au bon goût, mais sont devenus une thématique centrale de l’érotisme et de la pornographie. Presque un stéréotype.
1 M. Bonaparte, La Sexualité de la femme, Paris, Puf, 1967, p.74-75.
2 C. MacKinnon, Feminism Unmodified: Discourses on Life and Law, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p.184.
3 D. Scully, Understanding Sexual Violence: A Study of Convicted Rapists, Londres, HarperCollins Academic, 1990, p.155.
4 L. LeMoncheck, Loose Women, Lecherous Men: A Feminist Philosophy of Sex, Oxford, Oup, 1997, p.134. Voir également N. Strossen, Defending Pornography: Free Speech, Sex, and the Fight for Women’s Rights, New York, Scribner, 1995.
5 Voir, entre autres, J. Butler, “The Force of Fantasy: Feminism, Mapplethorpe, and Discursive Excess”, in D. Cornell (éd.), Feminism and Pornography, Oxford, Oup, 2000.
6 J. Henriot, Le Jeu, Paris, Synonyme, 1983, p.79 & 83.
7 Voir M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.294 sqq.
8 H. Longino, “Pornography, Oppression, and Freedom: A Closer Look”, in Take Back the Night: Women on Pornography, L. Lederer (éd.), New York, William Morrow Company, 1980. D. Cameron et E. Frazer, “On the Question of Pornography and Sexual Violence: Moving Beyond Cause and Effect”, in D. Cornell (éd.), Feminism and Pornography, Oxford, Oup, 2000. Voir également R. Langton, “Speech Acts and Unspeakable Acts”, in S. Dwyer (éd.), The Problem of Pornography, Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1995. Et, dans le même volume, J. Hornsby, “Speech Acts and Pornography”.
10 Voir, en particulier, Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Liège, Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1994.
11 On se reportera aussi à R. Muchembled, L’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2005.
12 Cf. Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi [1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p.126 sqq.
13 G. Scarpetta, « Sade illisible » in V. Jouve (éd.), L’Illisible, La Lecture littéraire, n°3, Paris, Klincksieck,1999, p.146-147. Voir aussi, du même auteur, Pour le plaisir, Paris, Gallimard, 1998, p.241-305.
14 D.A.F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome in Œuvres, 3 vol., t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1990, p.54.
15 Ibid., p.57.

mercredi 13 mai 2009





Les féministes qui militent pour l’abolition de la prostitution, et ipso facto de la pornographie1, font fi de l’intuition des surréalistes qui avaient vu en Mme de Saint-Ange et Juliette deux emblèmes de l’émancipation sexuelle des femmes, et rejettent en bloc l’œuvre de Sade qu’elles méprisent, tant comme romancier que comme ethnologue. Tout comme elles honnissent Histoire d’O (1954) dont l’héroïne, amenée au masochisme et pliée au choix de ses maîtres, accepte d’être livrée au viol, au fer rouge et à la masturbation publique, d’ailleurs décrite comme le pire outrage. Ce roman, aujourd’hui quelque peu négligé, fut pourtant une œuvre cruciale du siècle dernier suggérant, par la mise en scène de ce que Jean Paulhan appelle « le bonheur dans l’esclavage », que la lecture d’une scène érotique procure un plaisir d’autant plus intense qu’elle mêle félicité, angoisse, soumission et douleur. De même, les abolitionnistes abhorrent Le Lien (1993) de Vanessa Duriès où Leika, l’héroïne, revendique pourtant pleinement sa condition de masochiste à laquelle, contrairement à l’héroïne de Pauline Réage, elle ne fut jamais amenée contre son gré. Les culturalistes – qui omettent de préciser que cette violence, ludique, reste, excepté dans le cas très particulier du snuff movie, simulée et fictionnelle – s’intéressent exclusivement aux prétendus effets sociaux des brutalités et supplices. La pornographie – c’est là la position d’Andrea Dworkin ou de Susan Griffith – serait dès lors vicieuse par nature, du fait même qu’elle repose sur la transgression de tabous et la complaisante mise en scène « de cons, de culs, de fouterie, de gamahucherie et d’enculade »2 – représentations auxquelles s’ajoutent ordinairement celles de la bisexualité, de la cruauté, du dolorisme, du fétichisme et du travestisme féminin3 et, plus rarement, de la zoophilie, de l’urophilie et de la coprophilie. Ainsi, les tenantes des women’s studies – Helen Longino, Deborah Cameron, Elizabeth Frazer, Rae Langton, Jennifer Hornsby, Nadine Strossen ou Alison Assiter – considèrent la pornographie non pas tant comme un type de représentation de la sexualité que comme un phénomène social, et c’est précisément ce qui les amène à la différencier de l’obscénité et de l’érotisme4. Celle-là (obscenus signifiant jadis sinistre, puis impudique) ne distingue pas le spectacle sexuel de son exploitation commerciale et machiste5, tandis que celui-ci, si l’on en croit Gloria Steinem, serait « une forme d’expression sexuelle mutuellement satisfaisante entre des individus qui ont suffisamment de pouvoir pour être là de leur plein gré », qui « peut ou non éveiller un souvenir sensoriel chez la personne qui les regarde […] mais n’exige pas que celle-ci s’identifie à un dominateur ou une victime »6. A l’opposé de ces deux registres, la pornographie, qui caricaturerait la sexualité des femmes présentées à la fois comme insatiables et comme naturellement soumises aux fantasmes masculins7, serait ainsi une réification fondée sur l’exécration violente et inconsciente desdites femmes8 ; et corrections et fustigations ne seraient rien d’autre qu’un emblème de cette « dialectique du bourreau et de la victime » qu’évoque Jacques Serguine dans son Eloge de la fessée9. De fait, dans le cinéma hardcore, comme dans la littérature contemporaine qui, à l’instar des romans et manifestes de Virginie Despentes (Baise-moi [1994], King Kong théorie [2006]), aime à en reprendre les motifs et les formes, femmes et filles sont fréquemment bâillonnées, ligotées, attachées, voire mutilées, et le viol est présenté comme une source de satisfaction, tant pour le violeur que pour sa victime outragée : « O n’avait jamais compris, mais avait fini par reconnaître, pour une vérité indéniable, et importante, l’enchevêtrement contradictoire et constant de ses sentiments : elle aimait l’idée du supplice, quand elle le subissait elle aurait trahi le monde entier pour y échapper, quand il était fini elle était heureuse de l’avoir subi, d’autant plus heureuse qu’il avait été plus cruel et plus long »10. Enfin, depuis les dernières décennies du siècle passé, la prégnance des pratiques du spanking, de l’asphyxiophilie, de la strangulation – récurrente de L’Empire des sens (1976) à Ken Park (2003) – ou du bondage, lequel remonte indirectement à la règle de Tokugawa qui, en 1542, prescrivait, dans un Japon perturbé, les règles de l’art de la torture – ajoute à la confusion, savamment entretenue par certaines féministes, entre pornographie et violence. Mademoiselle M…, roman anonyme paru en 1962, était déjà tout entier construit autour de scènes de viol – « viol de Nadine » ou « viol de la mariée »11 – et de flagellation – fessée infligée à Monique par Claudie12 ou fouettement de la même Monique par Taï, « une petite Annamite [… qui avec ses] seins menus et durs semblait à peine pubère »13. Entre mille autres exemples, Le Journal de Jeanne (1965) de Mario Mercier, L’Ile d’Anne Lauris, La Bonne et son maître (1982) de Robert Coover ou Le Professeur14 (1999) de Christian Prigent s’articulent autour de scènes similaires. Celles-ci sont également centrales dans les œuvres de la culture de masse où se mêlent l’influence des récits du marquis de Sade et de ses imitateurs, les romans gothiques, les fictions des pulps et les satires des revues humoristiques aimant de longtemps à croquer Blanche Neige violée par les sept nains ou de chastes jeunes filles forcées par le Père Noël à se livrer à lui pour obtenir leurs étrennes.
Pour les études féministes, les supplices sur lesquels repose la pornographie renforcent la conviction que les femmes sont responsables des violences qu’elles subissent et qu’elles auraient provoquées, et la brutalité de ces odieuses caresses est au cœur du dispositif qui vise à leur domination économique, politique et sexuelle, les institutions patriarcales ne se maintenant que par la force, laquelle n’existe que parce que des valeurs sexistes déterminent les comportements humains fondés sur l’érotisation de la violence et la commercialisation de la sexualité. Mais ce discours qui s’insurge contre les discours normatifs ne tarde pas à devenir à son tour autoritaire et moralisateur ; et Wendy McEllroy ou Ruwen Ogien15 ont, entre autres, clairement établi la faiblesse de ces démonstrations, l’inconsistance des arguments et des preuves, la confusion des ordres de la psychologie et de l’idéologie, la réversibilité permanente des conclusions ou encore l’usage désolant de la théorie du complot sur lesquels repose l’analyse de la pornographie par les women’s studies. Il faut ajouter qu’outre leur dimension autoritaire que Guy Scarpetta a astucieusement dévoilée dans ses Variations sur l’érotisme16, et qui ouvre sur une intraitable censure, ces observations font fi d’objections pourtant essentiels. D’une part, elles nient toute corrélation entre diffusion de la pornographie et libération sexuelle – nombre de sociologues ont pourtant clairement indiqué que, entre 1965 et 1975, aux États-Unis, le fait, par exemple, que le nombre d’étudiantes sexuellement actives soit passé de 30 à 60% est directement lié au rajeunissement et à l’augmentation du public de films, revues et romans pornographiques attestée au même moment. D’autre part, elles repoussent les démonstrations de la psychanalyse et oublient que le masochisme – qui est au reste une composante essentielle de nombreuses névroses – est la tendance inconsciente non à s’appliquer à la souffrance, mais à en tirer du plaisir ; et que ce plaisir se fonde sur la satisfaction d’un désir inconscient de punition qui est lui-même une réaction à des désirs défendus du Moi. Ce n’est donc pas la souffrance en soi qui est désirée mais un élément qui, relié à l’idée même de supplice, évoque des événements anciens. La punition souhaitée avec ardeur serait une figure des corrections jadis infligées par le père et la mère ; et la douleur, la honte ou l’humiliation seraient perçues par la part inconsciente du lecteur qui réagit intuitivement aux structures fantasmatiques du texte qu’il traverse comme des signaux de régression – étant entendu que le retour à un stade archaïque du développement psychique peut s’accompagner d’un intense plaisir.
1 Voir A. Dworkin, Pornography: Men Possessing Women, New York, Perigee Books, 1979 & A. Garry, “Pornography and Respect for Women”, in S. Bishop et M. Weinzweig (éd.), Philosophy and Women, Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1979.
2 Andréa de Nerciat, Mon Noviciat, ou les joies de Lolotte, Paris, [s.e.], 1932, p. 165.
3 C. Griggs, S/he : Changing Sex and Changing Clothes, Oxford, Berg, 1998.
4 Gilles Mayné, Pornographie, violence obscène, érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2001.
5 Voir M. Caputi, Voluptuous Yearnings : a Feminist Theory of the Obscene, Lanham, Rowman & Littlefield, 1994.
6 G. Steinem, L’Envers de la nuit, [s.l.], éd. du Remue-ménage, 1983.
7 Cf. J. Benjamin, The Bonds of Love: Psychoanalysis, Feminism, and the Problem of Domination, New York, Pantheon Books, 1988 et G. G. Brame, Different Loving : an Exploration of the World of Sexual Dominance and Submission, New York, Villard Books, 1993.
8 Voir A. Assiter, 1988, “Autonomy and Pornography”, in M. Griffiths et M. Whitford (éd.), Feminist Perspectives in Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
9 J. Serguine, Eloge de la fessée, Paris, Gallimard, 1973 in A. Dupouy, op.cit., p.346.
10 Pauline Réage, Histoire d’O (1954) in A. Dupouy, op.cit., p.294.
11 Mademoiselle M…, Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », 2002, p.97 sqq. & p.117 sqq.
12 Ibid., p.59 sqq. & p.191 sqq.
13 Ibid., p.177.
14 C. Prigent, Le Professeur, Paris, éd. Al Dente, 1999. Voir en particulier les pages 63-64 de ce curieux récit pornographique sans ponctuation.
15 W. Mc Ellroy, A Woman’s Right to Pornography, New York, St Martin’s Press, 1995 et Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, Puf, 2003.
16 Voir notamment Guy Scarpetta, Variations sur l’érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2004, p.103 sqq. et 147 sqq. Voir aussi « Questions à Guy Scarpetta » in A. Domínguez Leiva & S. Hubier (éd.), Revue d’études culturelles, n°1, Erotisme et ordre moral, Dijon, Abell, 2005, p.19 sqq.

mardi 12 mai 2009

Sensualité et violence 1



Fessées et fustigations ont une valeur rituelle, ce qui n’est guère pour déconcerter qui se souvient qu’à Rome, lors des Lupercales, chaque 15 février, de jeunes hommes couraient autour de la vieille ville palatine en fouettant femmes et sol en l’honneur de Lupercus, le dieu pastoral1 – coutumes également centrales dans les cultes de Dionysos, de Cybèle, de Moloch, d’Astarté, de Baal et d’Isis, et qu’on retrouvera, sous une forme un peu différente, au Moyen Âge, chez les Flagellants dont le pouvoir fut très grand d’abord en Italie et en Allemagne, puis en France, en Bohême et en Pologne. On le devine, l’intérêt de ce rituel tient à sa dualité : bien que son but avoué soit de maintenir hommes et femmes dans la voie de la tempérance et du devoir, habilement mis en scène, il échauffe les sens (le premier traité physiologique consacré à la flagellation – le De Flagrorum Usu in Veneria et Lumborum Renumque Officio de Meibomus, édité à Leyde en 1629 – s’intéressait déjà aux vertus aphrodisiaque des châtiments corporels). Cette ambiguïté se trouve renforcée par le fait que fessées et autres fustigations permettent, par toutes les combinaisons qu’elles autorisent, de varier les manœuvres érotiques et pornographiques, toujours menacées par la répétition et la stéréotypie. Ainsi se répètent, avec d’amples variations, soufflets licencieux et voluptueux fouettements, lesquels peuvent être infligés – ou reçus – tantôt par une femme, tantôt par un homme, tantôt par une armée entière de débauchés et de libertines, ou, à l’inverse, devenir une activité solitaire comme pour la jeune Zuta du Ferdydurke de Gombrowicz2. En outre, conformément à l’étymologie du mot (le latin fascia désigne toutes sortes d’entraves, de liens), la fessée ne s’applique pas exclusivement sur les fesses, loin s’en faut ! Et les romanciers libertins ont de longtemps saisi qu’en cela elle permettait d’instiller un zeste d’originalité dans l’évocation d’une activité finalement bien récursive et itérative dans sa simple forme coïtale ; le récit pornographique, concentré de romanesque, se définissant par son « extensibilité indéfinie »3. Dans la Justine de Sade, Thérèse est fustigée « avec acharnement » sur la gorge par Clément – « sur ces deux masses lubriques » qui excitent tant ce vigoureux barbare qu’il y défaille sans tarder4. Le Fardi de Jean de Villiot flagelle la jeune Grâce « comme on fouette les femmes froides et stériles », c’est-à-dire sur « les chairs fragiles » du mollet, du « ventre jusqu’au nombril », de la « face interne [des cuisses] où la peau est si tendre » : « dans sa douleur pointait une volupté. Elle soupirait d’angoisse. Sa souffrance s’allumait de désir. Les coups allumaient une ardeur. Elle soupirait de brûlante langueur autant que d’angoisse. Elle soupirait après l’étreinte du mâle […]. Pour lui elle voulait prodiguer toutes les joies de sa chair, heureuse de lui témoigner une abjecte soumission »5.
C’est peut-être bien cette capacité à rafraîchir des structures sclérosées qui explique la récurrence de la fessée et de toutes les formes de l’ancienne castigatio, non seulement dans la littérature, mais aussi dans les films, qu’ils soient destinés au cinéma ou à la télévision, et dans la bande dessinée : Angie, Jessica, Le Dressage de Jane ou Miss Bondie de Chris, Cléo de Colber, Mistress Jayne de Jacobsen, Liz et Beth de Georges Levis, Candide Caméra et le deuxième volume du Déclic de Manara, L’Institut Marie-Madeleine de Mancini, Vacances d’été de Paula Meadows, L’Esclave sexuelle de Bruce Morgan, Daphné de Brian Tarsis. Ces variations sur une ordonnance stéréotypée sont d’autant plus amples et piquantes que, comme le soulignait Jacques d’Icy dès 1920, « les unes préfèrent la verge, les autres le martinet et il en est encore qui en tiennent pour la fessée manuelle »6, comme dans La Foire aux cochons et Monsieur dresse sa bonne d’Esparbec7. En outre, l’expérience littéraire nous enseigne que ces scènes de fustigation se déclinent dans différents costumes – de nonne, d’écolière, de jeune mariée, de chambrière, nue, en simple culotte, en jeans, en crinoline, en paréo, en déshabillé, ou, comme dans Les Mémoires d’une chanteuse allemande, avec rien qu’ « un jupon très mince et une chemise, tendus sur le corps de telle sorte que les formes [des] fesses se dessinent nettement »8 –, placent la bénéficiaire dans des positions incertaines – sur les genoux du fesseur, courbée, debout, à genoux, à quatre pattes, à croupetons, allongée, sur le dos, sur le ventre, en cavalier – et résonnent dans les lieux les plus improbables – abbatiale, salle de classe, pont de navire ou sous les cataractes de pays lointains. Toutefois, malgré ces élans d’originalité, l’écriture ne reste pas moins attachée à une norme en matière de sexualité et à l’acceptation publique de son expression ; et la fessée, comme les autres plaisirs sadomasochistes, est souvent censurée, à l’instar de tous les fantasmes inacceptables, dangereux, pathologiques, perçus comme anormaux, du fait même qu’ils pointent, dans la sphère sexuelle, les rapports qui agissent, de façon concomitante, dans la sphère sociale9. Cette réprobation s’est d’ailleurs trouvée accentuée par l’émergence (puis le renforcement) du discours (puis de la pensée) politiquement corrects. Ainsi, la sociologue américaine Nancy Friday s’est spécialisée dans l’étude des variantes féminines des fantasmes de viol, de soumission et de brutalité10, et en a conclu, sans surprise, que les femmes auraient intégré à leurs obsessions les principes de la société patriarcale. Ce type de raisonnement a conduit les tenants des women’s studies à revoir la distinction entre érotisme et pornographie et, à l’instar d’Ellen Willis, à montrer que si l’érotisme concerne une sensualité fondée sur une affection mutuelle entre deux individus égaux, la pornographie est le reflet d’une sexualité déshumanisée établie sur la domination masculine et l’exploitation des femmes11 – domination sur le bien-fondé de laquelle s’interrogeait déjà Justine dans la Juliette de Sade : « où sont les titres de votre autorité sur moi ? » demandait-elle à Bandole, lequel répondait, en toute simplicité, « en montrant son vit » : « Les voilà ! […] Je bande et je veux foutre ! ». Comme le répète le Dolmancé de La Philosophie dans le boudoir (1795), « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande » ; et de fait, dans les alcôves comme dans le château de Durcet, c’est l’homme in fine qui distribue les rôles féminins et ordonne aussi bien la composition des figures de l’orgie que la gradation de plaisirs passant par la fessée et la fustigation.
1 Cf. Varron, De Lingua latina (VI, 34), Paris, Les Belles Lettres, 1986.
2 W. Gombrowicz, Ferdydurke, trad. de G. Sédir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p.253 : « Elle ôta sa chemise. Elle se mit à danser dans la pièce. Elle ne faisait plus attention à mon regard qui l’épiait […]. Finalement elle saisit une ceinture et se mit à en cingler ses épaules de toutes ses forces, à la recherche d’une souffrance juvénile, bien douloureuse ».
3 Voir J.-M. Schaeffer, « Le Romanesque », htttp://www.vox-poetica.com/t/le romanesque.htm, p.10.
4 D.A.F. de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu (1791) in A. Dupouy, Anthologie de la fessée et de la flagellation, Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », p.83 sqq.
5 J. de Villiot, Curiosités et anecdotes sur la flagellation. La Flagellation à travers le monde (1900) in A. Dupouy, op.cit., p.138-139.
6 J. d’Icy, Qui aime bien… suivi de… Châtie bien (1920) in A. Dupouy, op.cit., p.224.
7 « “Ces coussins de chair ne servent pas seulement à s’asseoir. Voyez comme ils sont élastiques, vivants, comme ça claque bien sous la main !”. Et de me distribuer quatre ou cinq taloches des plus vigoureuses qui me piquèrent délicieusement le cul. Mis en appétit, il me demanda de m’accouder au dossier du fauteuil, pour me fesser plus à son aise, sous le nez du vieux Schnoque, à qui cette posture offrait mon cul bien en vue. Pour commencer sa démonstration, il me cingla d’abord avec le dos des doigts, ce qui fait atrocement mal, puis il me claqua du plat de la main, tantôt par-dessous, pour soulever la fesse (ce qui, assurait-il, était du plus haut comique !) et tantôt sur les côtés, pour les faire ballotter (ce n’était pas moins “drôle”, à l’en croire). Il ponctuait la fessée d’un commentaire détaillé : “Pour que ce soit amusant, il faut qu’elle ne sache pas où ça va tomber ! La prendre en traître, déjouer son attente”. » (Monsieur dresse sa bonne [1996] in A. Dupouy, op.cit., p.375-376). Voir aussi, du même auteur, La Foire aux cochons (2003), Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », 2004, p.290 sqq., notamment. « Déjouer l’attente » est une expression intéressante parce que, métafictionnelle, elle établit un rapport d’analogie entre la fessée et la littérature elle-même.
8 W. Schröder-Devrient, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Paris, Tchou, coll. « Curiosa », 1961 [2e éd., 1980], p.149. Les chapitres III et IV de cet ouvrage, intitulés respectivement « Amour et sadisme » et « Rosa », sont un digest des représentations fantasmatiques de la flagellation au tournant des XIXe et XXe siècles ; et la jolie Rosa, une petite « délinquante » « d’à peine seize à dix-huit ans », avec un « petit visage de déesse, la taille fine, un visage empreint d’innocence » (p.149), est une parfaite image de la « petite madone perverse » qui, depuis la décadence du naturalisme, est un motif capital de la littérature et des arts occidentaux.
9 N. J. Goldstein & H. S. Kant, Pornography and Sexual Deviance, Berkeley, University of California Press, 1973.
10 Dans une perspective sociologique, on se reportera avant tout au passionnant ouvrage de G. Hawkes, A Sociology of Sex and Sexuality, Buckingham, Open University Press, 1996.
11 E. Willis, Feminism, Moralism and Pornography, Londres, Women’s Press, 1980, p.24.

lundi 11 mai 2009

L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes 11


Ainsi, que ce soit dans le culte de l'Homme Nouveau, «Dieu joueur«, constructeur de valeurs à coups de marteaux ou dans l'exploration du fonds d'un cosmos dionysien, l'avant-gardisme marque l'avènement et l'institutionnalisation progressive du «sujet brisé«, type d'individualisme irrationaliste, héritier du Romantisme, opposé au premier individualisme qui allait du cogito à la Révolution française.


Au-delà du concept strict du «dionysiaque«, nous voyons alors à l'œuvre, dans les différentes avant-gardes, une véritable constellation de (my)thèmes nietzschéens relatifs à ce même concept. Nous pouvons décomposer le «réseau dionysiaque»nietzschéen en une série de thèmes: le jeu, la possession (entre d'un côté l'intoxication et de l'autre la démence), la danse, l'orgie et le sentiment tragique de l'existence. Tous présentent des parallélismes avec les différentes avant-gardes historiques, certains plus évidents que d'autres et c'est sans doute dans cette constellation éclatée que l'héritage de Nietzsche a porté les fruits les plus inattendus. Nous n'avons néanmoins pas le temps d'esquisser une cartographie de cette constellation souvent ignorée par la critique, séduite par d'autres formations concurrentes ou associées. Certains thèmes étant suffisamment explorés de façon autonome dans plusieurs travaux (ainsi le jeu, l'humour ou le tragique), nous évoquerons rapidement, à titre d'illustration, l'orgie surréaliste, thème où nous retrouvons un dionysisme agressif et ludique.


Dans l'entourage de A. Breton, X. Gauthier constate que «prendre pour objet de désir plusieurs personnes à la fois semble la forme de «perversion»la plus odieuse«, du fait d'un idéalisme latent qui instaure une dichotomie constante entre les sentiments et la technicité sexuelle; idéalisme qui dénonce la «dépersonnalisation des partenaires» rêvée par Nietzsche (Gauthier, 1971: 224). Ainsi Aragon, en pleine crise amoureuse, condamne énergiquement les gens qui pratiquent l'amour collectif. «Quelle sacrée tristesse dans toutes les réalisations de l'érotisme! (...) Quand ils ont bâti une pyramide avec leurs corps, ils sont à bout d'imagination. Tous lâchent leurs coups, un peu au hasard, et finalement le pantin multiple se dégonfle et s'aplatit, dans la sueur, les poils et les foutres. Grotesque baudruche» (Gauthier, 1971: 225). Néanmoins, tout un courant hétérodoxe au sein du mouvement, -courant auquel nous avons déjà fait allusion-, fait de l'orgiasme un rêve utopique de libération sexuelle et cosmique.


On retrouve l'univers orgastique de Masson crûment exploré dans un des rares textes surréalistes ouvertement pornographiques, Les rouilles encagées de B. Péret (1928). Saisis d'une vague dionysiaque le cosmos entier se met à copuler: les humains (le vicomte Branleur des Couilles-Molles et ses 4 femmes), les animaux (le perroquet «encula d'un seul coup (...) le chien qui sommeillait»; «le chien frottant sur le dos des femmes un petit poisson rouge», etc...) et les végétaux («ce végétal qui était fait d'un assemblage bizarre de queues et de couilles projetait sans cesse de l'un quelconque de ses membres un jet de sperme», Péret, O.C., 178) ainsi que les éléments («la mer s'agite comme une femme qui se branle», id, 181, etc); puis les objets quotidiens («la montre était sur le point de jouir en rejetant tous ses rouages au loin et en enfonçant ses aiguilles dans le con de la femme»; «le miroir se fendit par le milieu sur toute sa longueur, dessinant un vaste con par où s'écoulait une cascade séminale») et, dans une parodie blasphème du vin liturgique, le porto branlé par le vicomte («la mousse du porto ne tarda pas à s'émouvoir. Ce n'est pas en vain qu'on branle du vin, même cuit», id, 177) puis l'hostie «qui, prise, à son tour, de frénésie, se trémoussait sous leurs doigts (...) et faisait des efforts désespérés pour pénétrer dans son con» (id, 193)...


Cette orgie carnavalesque brouille toutes les distinctions possibles et désamorce la logique des oppositions binaires (par sexes, par âges, les vivants et les morts, les espèces animales, l'inanimé et l'animé, etc.), parodiant les célèbres Enquêtes sur la sexualité auxquelles Péret prit une partie active («As-tu sodomisé des animaux au jardin des plantes? Lesquels? (...) Ah! oui, presque tous. Il n'y a guère que le crocodile que je n'ai pu avoir, il était trop serré...», id, 179).

vendredi 1 mai 2009





Le monde des schtroumpfs est marquée par la croyance en cette toute-puissance des pensées dont Freud a dégagé les lignes de force dans L’Homme aux rats (1909) et dans la troisième partie de Totem et tabou (1912-1913). La lecture des albums de Peyo réveille dans l’inconscient du lecteur cette foi et cet idéal d’omnipotence1 auquel est liée, depuis la toute la première enfance, la mégalomanie. D’où l’importance de la thématisation du narcissisme – le Moi idéal étant conçu comme un idéal narcissique fondée sur l’identification primaire à un être à la fois semblable et différent, et investi de la toute-puissance, à une image du père garantissant la loi morale et permettant seule de discriminer le bien du mal. Ce sentiment d’omnipotence – qui est également au cœur du Schtroumpfeur de pluie2 et qui pourrait paraître paradoxal chez des êtres miniatures de la dimension d’un bourdon, mais qui est liée, précisément, est liée à leur petite taille – motive leur foi à leur don d’ubiquité qui charpente le cinquième album de la série3. Les Schtroumpfs, comme la plupart des œuvres pour la jeunesse, s’inscrivent dans un processus de réparation qui, passant par un éloge de l’ordre, pallie, par l’exemple, les vicissitudes du réel. Reprenant les hypothèses de l’Ecole ritualiste, on dira qu’une des fonctions principales des Schtroumpfs est de proposer aux jeunes lecteurs des solutions imaginaires à des conflits réels, et ce même si les antagonismes, les tensions sociales, raciales, sexuelles ou politiques sont gommées par l’organisation même de l’espace qui, fondée sur de fortes oppositions entre ici et ailleurs, entre l’assimilation et l’exclusion, qui consacre in fine le triomphe de l’harmonie et de la sérénité.
C’est cette dimension conservatrice que les partisans des Women's studies – qui au demeurant contestent les théories freudiennes de la bisexualité imposée aux deux sexes, du monisme sexuel, de l’envie de pénis chez la fille, du complexe de castration et de la différenciation sexuelle tardive par perception soudaine du manque – n’ont eut de cesse de dénoncer dans des dessins animés comme Garfield et Les Schtroumpfs. Ces derniers seraient fondés sur ce que Katha Pollitt4 a défini comme le « principe de la Schtroumpfette » (Smurfette principle), lequel est construit autour des réactions – récompenses et sanctions – d’un groupe masculin confronté à une femelle isolée et stéréotypée. Ce schéma – cette manipulation – apprendrait aux enfants du plus jeune âge les premières règles du sexisme. Grosso modo : si les femelles sont toujours présentées comme des victimes fragiles qui doivent être protégées5, voire sauvées, et si la schtroumpfette, cette créature conçue par Gargamel6, n’existe que par son rapport au monde des schtroumpfs virils, c’est qu’il est normal que dans le monde réel les femmes n’existent que dans leur rapport aux hommes et qu’il est naturel que la féminité y soit dominée par la masculinité. De fait, des études érudites et rigoureuses7 ont montré combien les enfants, sensibles à ces stéréotypes féminins, reproduisaient en matière de genres, les structures et les attitudes que la culture de masse leur présente, à la télévision ou dans les bandes dessinées. Les traits de personnalité de la Schtroumpfette – ses angoisses, son don pour la cuisine8 et le tricot9, son amour du rose10, sa propension aux pleurnicheries11, son obsession à « se schtroumpfer une nouvelle petite robe »12, sa hantise de grossir13 – propageraient, à l’insu des jeunes lecteurs et téléspectateurs, des poncifs et croyances sexistes. Les jeunes lectrices, en particulier, percevraient comme la règle les attributs de la Schtroumpfette et les obligations qui pèsent au sein du village. Certes, le sex-appeal de la Schtroumpfette, cette « vraie petite poupée »14 qui cause « bien des ravages dans le cœur des Schtroumpf »15, est manifeste et, comme les gnomides et les elfes féminins, elle est adorablement belle. Mais elle l’est non par le fait de la nature, mais par l’artifice et par le pouvoir du Grand Schtroumpf qui l’a fait blonde, lui a agrandi les yeux, lui a appris, en un clin d’œil, la minauderie et les coquetteries16. Au surplus, le fait qu’aucune spécialité ne soit attachée à son nom comme pour les autres schtroumpfs – costaud, bricoleur, musicien – souligne son insignifiance, indiquant implicitement qu’elle n’est en somme qu’un luxe pour la communauté schtroumpf – communauté pour laquelle elle ne produit rien, sinon contrariétés, mécontentements et inquiétudes. Tout est mis en place pour signifier obliquement que féminité et altérité (le schtroumpf noir !) sont synonyme de zizanie17, de querelles18, de catastrophes19. Mais l’absence d’état, de fonction et de titre signifie surtout que le rôle de la Schtroumpfette, secondaire, est uniquement rassurant ou protecteur (aider à sauver un schtroumpf des griffes de Gargamel, ce maître ès métamorphoses20) et maternel (langer et distraire le bébé Schtroumpf). Priver d’emploi et de titre la Schtroumpfette avec ses « yeux célestes », sa « chevelure soyeuse » et son « nez adorable »21, reviendrait à signifier, par connotation que les femmes doivent avant tout consentir à exécuter les tâches ingrates et les basses besognes ; et au-delà, si l’on en croit les partisans des Women's studies, à obéir au désir masculin, jusqu’à satisfaire les fantasmes pervers que les hommes peuvent imaginer dans l’actuelle société phallocrate. Les tout jeunes lecteurs masculins des albums de Peyo seraient donc incités à considérer les femmes comme subalternes, et à rejeter dans le même temps les valeurs féminines. Il peuvent craindre, en effet, qu’en les adoptant ou en les respectant, de devenir aussi insignifiants que la Schtroumpfette, laquelle est une image de la « perte du pouvoir social »22. Et ils comprendraient confusément qu’à adopter les valeurs féminines, ils encourent le risque du schtroumpf coquet, ce nouveau Narcisse23 né de son propre reflet24 : devenir inconsistant, ridicule et marginal. Décidément, les schtroumpfs ne sont pas queer et ne remettent pas plus en cause les catégories d’identité de genre ou d’orientation sexuelle qu’ils ne combattent les relations de domination entre ces catégories.




1 Voir, par exemple, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.11-13.
2 Le Schtroumpfeur de pluie, p.44 & 46.
3 Un Schtroumpf pas comme les autres, p.53 & 60.
4 Voir Katha Pollitt, Reasonable Creatures. Essays on Women and Feminism, [s.l.], Knopf, 1994.
5 La Schtroumpfette, p.27.
6 La Schtroumpfette, p.5-6. La schtroumphette – les féministes apprécieront – est crée à partir de la formule gothique suivante : « un brin de coquetterie, une solide couche de parti pris, trois larmes crocodile, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonge cousu de fil blanc, bien sûr… Un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pinte d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination… Une chandelle brûlée par les deux bouts ».
7 Voir en particulier Emily S. Davidson, Amy Yasuna & Alan Tower, « The Effects of Television cartoons on Sex-Role Stereotyping in Young Girls » in Child Development, n°50, 1979 et Suzanne Pingree « The Effects of Nonsexist Television Commercials and Perception of Reality on Children’s Attitudes About Women » in Psychology of Women Quarterly, 1978.
8 Le Schtroumpf bricoleur, p.25 & La Schtroumpfette, p.14.
9 La Schtroumpfette, p.18.
10 La Peinture schtroumpf, p.33 & La Schtroumpfette, p.26.
11 Le Bébé schtroumpf, p.17 et Le Schtroumpf bricoleur, p.30.
12 Une Fête schtroumpfante, p.40.
13 La Schtroumpfette, p.19-20.
14 Ibid., p.5.
15 Ibid., p.9.
16 La Schtroumpfette, p.22-23.
17 Ibid., p.32-33.
18 Ibid., p.40.
19 Ibid., p.33-35.
20 L’Œuf et les Schtroumpfs, p.23.
21 Ibid., p.40.
22 Cf. Donald R. Rolandelli, « Children and Television : the Visual Superiority Effect Reconsidered » in Journal of Broadcasting and Electronic Media, n°33, 1989, p.69-81. Voir également D. R. Rolandelli, K. Iugihara & J C Wright, « Visual Processing of Televised Information by Japanese and American Children » in Journal of Cross Cultural Psychology, n°23, 1992, p.5-24.
23 Cf. Le Centième Schtroumpf, p.44.
24 Ibid., p.49, 57 & 59.