mardi 31 janvier 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 5










Cependant, le cas de Catwoman reste inhabituel, sinon unique en son genre. L’animalité érotique postmoderne s’est assagie, adoucie, et, en vertu des hypothèses que je formulais précédemment, il n’est pas étonnant que notre monde, âge d’or des cocooning, burrowing et bunkering en soit venu à chérir les nounours en peluche – en les érotisant toutefois, selon les deux principes de la société de consommation : sex is everywhere, sex is for sale. Dans son Extension du domaine de la lutte (1994), Michel Houellebecq, l’écrit sans détour : « dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude »1. Pour consoler ces frustrés, condamnés à des plaisirs misérables et solitaires, la société de consommation – société merveilleuse d’abondance, de spectacle et de divertissement – a dénudé les stars dans les bras desquelles les publicistes, dont l’art consiste « en l’invention d’exposés persuasifs qui ne soient plus ni vrais ni faux »2, ont placé de doux Teddy Bears, images d’un bonheur tranquille, allégories de nos cocons idéalisés.
À y regarder de près, ces Sexy Teddies renvoient à plusieurs registres dominants de notre « ère néobaroque »3. D’abord, la straight hetero porn, la seule qui, en réalité, m’intéresse (les érudits préciseront cependant qu’il existe une bearotic homosexuelle, laquelle n’a rien à voir avec les ours en peluche mais désigne l’érotisme singulier des homosexuels gras et poilus qui refusent les canons de la mode gay). Cette pornographie se décline elle-même en divers hypogenres : les cute bear parties, dans lesquels un cheap’n’dale, déguisé en grizzly, se dévêt peu à peu et satisfait in fine une ou plusieurs spectatrices de son show – généralement à l’occasion d’un anniversaire ou d’une bachelorette party. À cela, il convient d’adjoindre tous les films dans lesquels une porno star considérablement rajeunie use comme d’un amant de son gros nounours en peluche – qu’elle a affublé d’un sexe postiche pour la circonstance, cela va de soi. Les mêmes éléments sont reproduits, mutatis mutandis, dans la presse qui reste, dans le cadre de la pornographie du moins, un média de masse. Ainsi, la revue Barely Legal, filiale du célèbre magazine américain Hustler fondé par l’inénarrable Larry Flynt, met très régulièrement en scène de jeunes et jolies modèles dévêtues et qui se confessent à leur ours : « I’m still a virgin », « all the other girls do it. I want to try ». C’est même, avec les cheerleaders débauchées, une des topiques essentielles de cet hebdomadaire qui répète chaque semaine les mêmes figures : jeunes filles à couettes ou à tresses jouant complaisamment avec des peluches Hello Kitty, des ours brodés de message d’amour et de désir (comme la bimbo Deena Mya embrassant sa peluche I Love you). Plus ou moins régulièrement, d’autres magazines viennent, naturellement, s’inscrire dans ce sillage et connaissent des succès d’autant plus retentissants que la star est célèbre. C’est ainsi qu’en octobre 2008 Lily Cole, la jeune top model britannique, enlaçait, nue à l’exception de longues chaussettes, un gros ours de peluche grise en couverture de Playboy. Cet exemple me conduit à souligner cependant que plus la fille est illustre et plus les images sont soft – ce qui ne signifie nullement qu’elles sont moins suggestives...







1 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p.87.
2 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p.38.
3 Omar Calabrese, La era neobarroca, Madrid, Cátedra, 1994.

lundi 30 janvier 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 4














Enfin, la violence n’est pas toujours aussi manifeste que l’était le courroux des anciens guerriers écumants, le déchaînement des dieux métamorphosés en taureaux écumant, la furie de centaures enragés de désir comme Nessos pour Déjanire, la jolie femme d’Héraklès. L’animalité peut se faire discrète et mignarde – ce qui ne lui ôte en rien sa charge érotique. Ainsi, quatre petites toiles de Fragonard mettent clairement au jour, ce me semble, ce processus de transformation de l’animalité violente en gentillesse mignonne, en grâce délicate, en bienveillance affectée : Jeune fille aux petits chiens, Deux jeunes filles sur leur lit jouant avec leurs chiens, les deux versions de la Gimblette. Dans la première, qui ressemble à une esquisse, la minauderie d’une belle enfant se mêle indissolublement à la tendresse, et la douceur altruiste du geste est compensée par le déshabillé blanc, assez coquin, il faut bien le dire – d’autant que comme s’en amusait Armistead Maupin, « l’innocence est quelque chose de très érotique ». Dans la deuxième, une jeune fille à la chemise indécemment retroussée joue, debout sur sa couche, avec un chiot qui se prend dans ses jambes. Son amie, au chigon défait et qui partage son lit, joue, de son côté, au milieu des tentures d’or, avec un chiot blanc qui semble de peluche. Dans les deux dernières, une fille fort fraîche, renversée nue sur son lit, joue à soulever délicatement un chiot qu’elle tient entre ses pieds – posture qui révèle ses jeunes attraits. Cette mièvrerie érotisée de l’animal domestique parcourt le XIXe siècle bourgeois ; et les femmes et jeunes filles au chat de Renoir sont, par exemple, sont si célèbres que Picasso s’emploiera à les déconstruire dans ses fameux Desnudo acostado con flor y gato. Cette érotisation de l’animal – amollissement bourgeois de l’animalité bataillienne – a naturellement gagné le star system. Cameron Diaz se présentait récemment aux paparazzi, mi-maternelle mi-lascive avec un chiot qu’elle protégeait, à même sa peau, sous un grand pull de laine d’Écosse, tandis qu’Ashley Greene faisait, avec la plus grande langueur, l’éloge amoureux de son chien, Marlow, dans le magazine américain Maxim. Est-ce à dire que l’animalité érotique aurait tout perdu de sa violence à l’ère postmoderne ? Non, ce serait faire fi, par exemple, de Catwoman, féline jusques au bout du fouet. Ce personnage, créé en 1940 pour les DC Comics de la Warner, appelle plusieurs commentaires. Au fil du temps, la femme-chat a beaucoup changé, devenant toujours plus provocatrice et dominatrice. En effet, lors de sa première apparition au cinéma, en 1966, Lee Meriwether jouait le rôle d’une femme-chat plutôt obéissante dont l’innocence séduisait Batman. En 1972, Catwoman devient exubérante et manie désormais le martinet avec la virtuosité d’une maîtresse d’école victorienne. Significativement, c’est au moment où le costume en latex se raffine que le rôle de la femme-chat, incarnée par Sofia Moran, devient plus marquant. Cependant, c’est Michelle Pfeiffer qui, avec le Batman Returns (1992) de Tim Burton, confère à Catwoman sa véritable mesure érotique et animale. L’imaginaire S.M. fonctionne à plein dans un film qui accorde une place essentielle au fétichisme de l’héroïne, si belle dans un costume de vinyle noir renforçant sa dimension féline, c’est-à-dire joueuse, espiègle et batailleuse. Enfin, Halle Berry, accentue, en 2004, la sexualisation d’un personnage qui n’avait jamais été si dévêtu. On a beaucoup parlé de Megan Fox pour incarner prochainement Catwoman, il est tout à fait clair que si l’on se réfère à la pensée de Bataille ce serait là un choix excellent, associant la beauté au désordre, à la violence, à l’indignité, à l’animalité et aussi à une intelligence érudite et raffinée. Il faudrait simplement que les modistes lui inventassent un costume suffisamment dénudé pour qu’on puisse lire sur son omoplate droite la citation du Roi Lear qui y est tatouée : « We will all laugh at gilded butterflies ».

vendredi 27 janvier 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 3







Les liens entre érotisme et violence sont étroits et même si l’on ne va pas jusque à suivre Julien Green pour lequel, suivant les leçons du divin marquis de Sade, « l’aboutissement normal de l’érotisme est l’assassinat »1, il est indubitable que tout érotisme est emportement, rage, effraction, violence. Ἔρως, en nous possèdant, nous met hors de nous.
C’est là ce qui explique l’importance du motif de l’enlèvement, si fréquent en matière érotique. Autre temps, autre mœurs ! Les tristes guerres d’aujourd’hui, on les doit à la voracité des magnas du pétrole, à la bêtise obstinée des terroristes, à la jobardise des mercenaires de Dieu. La guerre de Troie, les hommes de l’époque mycénienne la devait aux seins blancs d’Hélène, à ses étreintes brûlantes dont tous rêvaient, officiers et philosophes, rois et poètes. Parce qu’elle était très belle, il semblait naturel qu’elle fut souvent enlevée. Ainsi, quant elle eut douze ans – l’âge de la Lolita de Humbert Humbert – Thésée, aidé de son ami Pirithoos, qui s’était récemment, comme lui, trouvé veuf la ravit alors qu’elle dansait dans le temple d’Artémis. Plus tard alors qu’elle est devenue la femme de Ménélas, Pâris, ambassadeur de Troie à Sparte, la séduit, et, après avoir escamoté les coffres de Ménélas, il s’enfuit avec elle. Quelle histoire ! L’enlèvement des Sabines, sans être tout à fait aussi romanesque, rapproche aussi le désir et la violence. Avant d’être les maîtres du monde, les Romains furent un peuple d’esclaves en fuite, de criminels et de brigands. Or voilà cette belle troupe de coupe-jarret, dans cet endroit de rêve que forment les boucles du Tibre, sans femme aucune. Se rendant chez les Sabins leurs voisins, ils leur demandent tout de go des femmes (femmes-objets, encore une fois, dans une société odieusement patriarcale...) Comment les Sabins, qui étaient raffinés, eussent-ils pu acquiescer à une telle demande ? Encore une fois, il fallait que la ruse et la violence s’en mêlassent. La suite est connue : la bombance organisée par Romulus, l’ébriété des Sabins, l’amour du fils de Mars pour Réa, la jalousie de Dusia. Tout cela est anecdotique et fit les belles heures des collèges avant d’assurer, aujourd’hui, celle des premiers cycles universitaires, hantés par les textes prétendument fondateurs. On aurait bien tort de croire que toutes ces histoires sont le propre de la culture savante, d’Hérodote, d’Eschyle, d’Ovide, de Dion Chrysostome ou de Coluthus. D’un côté, dans la culture de masse de nos sociétés industrielles de consommation dirigée, l’association de la violence et du désir préside au genre hollywoodien de l’erotic thriller – pour ne rien dire des japanese rape cartoons où des samouraïs dévoyés kidnappent de charmantes lolycéennes qui, tout en faisant mine de se défendre et de s'effaroucher, trouvent vite de l’attrait aux violences dont elles sont l’objet. D’un autre côté, la culture populaire a fort longtemps goûté le thème des ourseries qui ont conservé une importance particulière dans les croyances des contrées septentrionales. On recense ainsi quantité de rites festifs et carnavalesques où des hommes-ours ou des façons d’ « ours-garous » se précipitent dans les villages et y ravissent, au double sens du terme, d’adorables jeunes filles. Ces fêtes populaires, qui n’ont rien du pince-fesses bourgeois, sont naturellement une coutume érotique, liée au folklore nuptial et, au-delà, à un rite de passage à la nubilité. Parallèlement, de nombreux contes populaires sont le récit de l’enlèvement d’une jeune femme par un féroce plantigrade sur le modèle « rapt-coït-fécondation-naissance d’un être hybride-héroïsation de l’enfant et inscription de celui-ci en tête d’une généalogie : autant d'éléments qui ne sauraient laisser indifférent celui qui pratique la grammaire mythologique des Grecs »2. Cette structure imaginaire est bien plus prégnante qu’on ne le pourrait croire d’entrée de jeu, au point qu’elle informe des textes de la culture savante, au premier rang desquels Lokis (1868) de Mérimée dont Michel Pastoureau écrit avec raison qu’elle est « une des plus belles nouvelles de la littérature française du XIXe siècle. Mais c’est aussi un conte cruel qui fait écho à tous les récits plus anciens mettant en scène un ours mâle pris d’un désir monstrueux pour une jeune femme »3. De tout ce qui précède, on pourrait, me semble-t-il, tirer déjà quelques conclusions. D’une part, « le message véhiculé par la pornographie fonctionne très différemment de celui de la peinture et la sculpture classique qui [...] ont constamment mis en scène et rendue esthétique/érotique la violence masculine, sous la forme du viol ou du rapt. Le contenu de certaines œuvres érotiques, en dépit de leur esthétisme, est plus violent que la pornographie »4. D’autre part, il est bel et bien un continuum « de l’Olympe au cybersexe », pour reprendre la belle expression de Pierre-Marc de Biasi. Cependant, même si un enchaînement de références unit de proche en proche Tite-Live à Jean de Bologne, Rubens à Poussin, Pierre de Cortone à Évariste-Vital Luminais, Richard Pottier à Wolfgang Petersen, c’est moins la quête des sources et des influences qui importe que la volonté de comprendre pourquoi règne cette entente inconvenante entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite. Pourquoi le rapt est-il presque invariablement figuré comme une liaison intime et l’enlèvement comme une manière de danse érotique ? Pourquoi cette série d’analogies entre mystère et émoi, espérance et fièvre, ravissement et violence, soumission et outrage, sensualité et brutalité, plaisir et outrance ? Pourquoi cette violence protéiforme conjointement force, pouvoir, pulsion, contrainte, oppression, transgression, agressivité, renversements et destruction, brutalité, jeu et spontanéité, colère, impatience, assouvissement du désir et exploration du monde des rêves ? La philosophie de Bataille répond pour partie à ces questions en associant, par le biais des notions de transgression et d’effraction, meurtre et désir. Dans le premier cas, le corps est rompu et profané ; dans le second, c’est une déchirure de l’intériorité qui émeut, effarouche et méduse les amants. Dans la violence de l’étreinte, le corps obéit à une rage où nul ne se reconnaît plus : ces valeurs bourgeoises que sont la rentabilité, la respectabilité, la raison s’effacent au profit de l’enivrement qui n’est rien d’autre qu’une fuite hors de soi5.






1 J. Green, Le Bel aujourd’hui, Journal, 18 vol., t.VII, Paris, Plon, 1958, p.125.
2 Pierre Brulé, « De Brauron aux Pyrénées et retour : dans les pattes de l’ours » in Dialogue d’histoire ancienne, XVI, n°2, 1990, p.18.
3 Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2007, p.290.
4 Pascale Molinier, « La Pornographie “en situation” » in Cités, III, n°15, Paris, Puf, 2003, p.62.
5 On le devine à la lecture de ces lignes, on pourrait mener une étude bataillienne tout à fait passionnnante de l’histoire rocambolesque dont la suite 2806 du Sofitel de la 44e rue fut, l'an passé, le cadre à New York. Il n’est pas certain, hélas, qu’une telle analyse ferait autant recette que les récits croustillants immédiatement relatés par le New York Daily News. Décidément, haste makes waste...

mardi 24 janvier 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 2







Dans leur volonté parfois provocatrice, ces clichés noirs et blancs ont de baroque la difformité des corps qu’ils présentent, l’extrême blancheur des peaux, les ambiguïtés sexuelles, la réflexion mélancolique sur l’amour et le temps qui passe, hélas. « Ces corps mêlés qui, se tordant, se pâmant, s’abîment dans des excès de volupté, sont à l’opposé de ce qui les vouera plus tard au silence de la corruption »1. Et les mêmes remarques valent pour beaucoup d’œuvres contemporaines qui, modifiant notre image des corps, contreviennent aux identités organiques, redéfinissent les interdits anciens et les vieilles limites, mettent systématiquement en scène, dans le cadre d’un nouvel érotisme, les souffrances et la mort (Inez Van Lamsweerde, André Serrano, Bob Flanagan, Nobuyoshi Araki). Or, cet érotisme est d’autant plus efficace qu’il ne transgresse plus seulement l’ordre moral et ses censures mais aussi la permissivité et l’incessante promotion d’une sexualité innocente, toute naturelle.
Ainsi, l’érotisme nous distingue de l’animalité, tout comme le désir se distingue de l’instinct. Ou, plus exactement, il est une façon singulière d’élaborer un art à partir d’une simple fonction biologique, d’un simple besoin physiologique. C’est pourquoi, pour reprendre les termes de Bataille, il relève non de l’utilité, propre au monde du travail organisé, mais de la dépense, caractéristique des dandys, des esthètes, des artistes, des aristocrates et des intellectuels – des intellectuels à l’ancienne, du moins. L’érotisme est donc plus équivoque qu’il n’y paraît. D’un côté, comme le souligne Milan Kundera dans L’Identité, il est, « commercialement, une chose ambiguë car si tout le monde convoite la vie érotique, tout le monde aussi la hait comme la cause de ses malheurs, de ses frustrations, de ses envies, de ses complexes, de ses souffrances »2. De l’autre, il met en en jeu notre part d’animalité pour la détourner. C’est là ce qui motive les investissements fétichistes de tous les fragments de bête en l’humain et qui sont autant de tabous, en ce qu’ils relèvent du sacré au sens étymologique où Bataille l’entendait : le sacer opposé au profanus. Voilà qui explique quantité d’investissements fétichistes ou d’interdits érotiques : la prohibition de l’exhibition du système pileux dans la pornographie japonaise, le mansclaping, que les métrosexuels ont emprunté aux homophiles, l’acomoclitisme dont il faudrait au reste faire toute une histoire comparatiste sur le modèle de celles de l’odorat et de l’orgasme proposées par Alain Corbin et Robert Muchembled. Ainsi, dans l’Égypte de Néfertiti, le corps lisse et sans poil était seul signe de beauté absolue, de jeunesse et d’innocence. En Perse, l’épilation pubienne s’imposait comme un rite religieux et dans la Grèce de Rhodope et d’Aspasie, comme dans la Rome des bacchantes, les femmes avec des poils sur le pubis étaient considérées comme abominables, monstrueuses, horror horribilis. En revanche, Catherine de Médicis interdit aux dames de sa cour de s’épiler, tandis que les Années folles inventèrent la Bush-coiffure, la mise en plis des poils pubiens. A contrario, depuis les swinging sixties, l’épilation intime est redevenue en vogue, grâce notamment à l’influence qu’exerce sur les esprits la pornographie de masse. Cependant, en Corée, l’implantation de poils pubiens est courante et dans le japon postmoderne des pinsaro (ピンサロ) qui ne sont rien d’autre que des bars à fellations, les jeunes filles se couvrent le bas-ventre de perruques pubiennes (nommées merkin ou « Fleur nocturne »). De même que le souvenir humain de l’animalité explique que les représentations de la pilosité oscillent entre le rejet, la sublimation et le contre-investissement ornemental, il motive l’alternance culturelle entre révulsion du pied et podophilie. Si la Chine, par exemple, du Xe au XIXe siècle, pratiqua si assidument le « pied de lys », c’est parce que le pied féminin était considéré comme la partie la plus sexy du corps, un parfait fétiche, un membre authentiquement glamour. Voilà, du reste, pourquoi les petits souliers traditionnellement portés durant le mariage présentaient des scènes érotiques explicites – un érotisme de soumission à l’homme, où la jeune fille aux pieds éduqués était une offrande ; les féministes parleraient aujourd’hui de femme objet, victime du sexisme et du système patriarcal. On aurait bien tort de croire qu’une telle érotisation est orientale. En effet, du « pied mignon » des XVIIIe et XIXe siècles au footjobs et shoejobs de la pornographie hypermoderne, les fantasmes podophiles – tout comme la podiaphilie et autres amours ancillaires – occupent une place centrale dans l’échauffement des sens occidentaux.






1 Ibid.
2 Milan Kundera, L’Identité, Paris, Gallimard, 1998, p.54.

lundi 23 janvier 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 1







La philosophie de Bataille est une anthropologie culturelle qui tente d’expliquer comment s’associent ou se désunissent au fil du temps certaines représentations sociales : érotisme et mysticisme chez les baroques, littérature et excès à l’époque du marquis de Sade, volupté et potlatch dans les sociétés du labeur organisé. Mais cette méthode est aussi une sémiologie qui vise à comprendre les sociétés humaines et à savoir pourquoi l’on en est venu à penser comme on pense. Certes, il existe des signes politiques, religieux, diplomatiques, que sais-je ? Mais les signes essentiels que nous adressons à autrui sont d’abord – et essentiellement – corporels. Or, l’intérêt de la philosophie de Bataille tient d’abord à l’attention qu’elle a porté aux corps, en s’attachant, notamment, à la distinction de l’homme et de l’animal. La déclaration des Larmes d’Éros fut longtemps célèbre : « l’animal... Le singe, dont parfois la sensualité s’exaspère, ignore l’érotisme »1. Certes – et les environnementalistes tant en vogue aujourd’hui en font la pierre de touche de leur prétendue métaphysique –, d’un point de vue biologique, l’être humain est un animal. Pour autant, il est supérieur à tous les autres en ce qu’il connaît l’érotisme, cette « approbation de la vie jusque dans la mort »2. Au surplus, l’Homme (certains hommes, du moins, le sont) est capable d’objectiver son existence quotidienne, de la considérer avec quelque distance intellectuelle, avec un peu d’humour. En d’autres termes, le rapport érotique à la vie dépend de notre vie intérieure. En cela, l’érotisme ne serait rien d’autre que le signe des mouvements qui agitent nos âmes et notre entendement. Une première conséquence s’impose d’elle-même : la profondeur de pensée et la rapidité d’esprit n’étant pas égale entre les individus, ceux-ci ne sont pas tous pareillement doués pour l’érotisme – thèse susceptible de heurter, pour le moins, notre actuel political correctness qui, intrinsèquement égalitariste, rabotent et nivellent les rêves des pauvres et les cauchemars des riches. Mais, quel est donc, pour Bataille, l’obsession de la conscience humaine ? C’est « que nous vivons dans la sombre perspective de la mort », en foi de quoi « nous connaissons la violence exaspérée, la violence désespérée de l’érotisme »3. On comprend à lire cette phrase pourquoi les féminolâtres qui sont désormais légion dans les mass-médias et dans le champ politique détestent naturellement – quand elles la connaissent ! la pensée de Bataille. On saisit aussi la portée de l’érotisme à l’âge baroque – ou, plus exactement, aux ères baroques car notre postmodernité inquiète n’est rien d’autre qu’une résurgence du baroque, cette « pastorale de la peur », elle-même directement liée au thème théologique de la colère de Dieu4. C’est pourquoi, du reste, le roman postmoderne, comme le roman baroque, représente d’abord une exploration des possible dans lequel l’auteur, qui a tous les droits, multiplie les digressions et les citations non seulement pour faire rire et penser (Rabelais, Cervantès, Sterne, Diderot, M. Kundera) mais encore pour susciter l’angoisse et la nostalgie (Maurice Dantec, Michel Houellebecq). Ainsi, comme le baroque, l’esthétique postmoderne est certes noire et parananoïde, mais aussi ludique et parodique. Dans le cadre de l’érotisme, les photographies de Jan Saudek (The Saint, The Violin Lesson, Tango, Eine Tanzerin) ou de Sára Saudková (At Home Alone, Love Letters) montrent assez clairement, ce me semble, ce renouveau du bizarre anxiogène mêlant l’intimité au secret, à la jalousie, au voyeurisme, au fétichisme, à la transgression systématique des interdits, combinant le nu au vêtement, le masculin au féminin, l’adulte à l’enfant.






1 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 1961, p.22.
2 Georges Bataille, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p.21.
3 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, éd.cit., p.22.
4 Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1979 & Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983. Voir aussi Augustin Redondo (éd.), La Peur de la mort en Espagne au Siècle d’or, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1993.