samedi 30 avril 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 1




« Baudelaire a créé sa légende (…). Cette légende est une œuvre ; ce recueil doit prendre place à la suite des Œuvres complètes »…

Comme l’affirmait déjà Asselineau, « derrière l’œuvre écrite et publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse » (in H. Coulet, Baudelaire devant ses contemporains, p. 10).

Parmi les éléments les plus célèbres de cette « autre œuvre » singulière qui annonçait, sous couvert de dandysme, la redéfinition moderne du personnage social de l´artiste, il y en a un particulièrement délicieux rapporté, tout d´abord, par Firmin Maillard (auteur par ailleurs du très savoureux Requiem des gens de lettres. Comment meurent ceux qui vivent du livre, 1901) dans son Histoire anecdotique et critique de la presse parisienne, parlant de « cet homme auquel un commencement de calvitie donne l'air d'un moine rongé par les ardeurs de la chair… » :

« quand, chez un marchand de vins ou il mangeait de noix fraîches, M. Baudelaire aurait dit avec extase en passant sa langue sur ses lèvres : On dirait qu'on mange de la cervelle de petit enfant... que m'importe; fait-on souvent des livres comme son Salon de 1846 ou comme les Fleurs du mal ! comme ses Etudes sur les Caricaturistes ! » (1859, p. 117-118).

Maillard lui-même nous livre quelques années plus tard la réaction du poète à cette anecdote, dans son hommage élégiaque aux Derniers bohèmes :

« Baudelaire vient d'entrer ; il ôte son talma, enlève son cache-nez rouge et apparaît vêtu d'un habit bleu à boutons d'or; il me fixe, me fascine et m'attire dans un coin. J'ai fait un portrait de lui qu'il ne trouve pas ressemblant, aussi se répand-il en doléances assez amusantes : — Voyons, voyons je ne suis ni sec ni osseux et je ne suis pas aussi répugnant que le Figaro essaye de le persuader. Vous aurez pris un autre Baudelaire pour moi. On m'a montré, à moi-même, un M. Baudelaire qui était fort désagréable...; quant à l'anecdote des noix et des cervelles d'enfant, là vrai, est-ce que vous y croyez? C'est une invention joviale de mon ami Forey, un élève de Delacroix » (Maillard, Les Derniers Bohêmes, Sartorius, 1874, p. 41-42).

On retrouve en effet cette attribution (il s´agit probablement du peintre Léon Fauré, dans l´image) dans une lettre du 6 juillet 1859 de Baudelaire à Maillard (Correspondance, t. I, p. 1085), que celui-ci théâtralise.






Mais la légende était déjà lancée comme en témoigne Francis Magnard dans son article pour le Figaro (journal essentiel dans la campagne anti-baudelairienne) "Paris au jour le jour" du 7 septembre 1867:

"Il y a dis ans déjà (donc deux ans avant la parution du texte de Maillard), Baudelaire étant locataire de l´hôtel de Dieppe, les propriétaires avaient une jolie petite fille, espiègle, intelligente, mais d´une mutinerie contre laquelle échouaient les caresses et les menaces. Quand la mère était à bout de patience, de sa plus grosse voix elle lui disait: "Allons, ne pleure plus, ou je te fais manger par M. Baudelaire. L´enfant, rentrant aussitôt sa colère et ses larmes, redevenait sage comme par enchantement".

Théodore de Banville lui aussi évoquera plus tard la prégnance de l´anecdote (qui varie marginalement en ce qui concerne le mets dont on vante les délices):

« Entrant chez moi pour la première fois, il y a une vingtaine d´années, un écrivain, qui vient de mourir, me questionna ingénument à propos du poète.
-Monsieur, me dit-il, on m´a assuré que, mangeant un beignet de pommes, M. Baudelaire a dit: "cela est bon comme de la cervelle de petit enfant". Il sait donc quel goût a la cervelle de petit enfant, et il en a donc mangé? »

Mais il s´agira alors de légitimer et démythifier l´ami disparu. « Ces anecdotes sont toutes également bêtes, et il convient de les raturer toutes, avec une impartialité sereine » (La Revue contemporaine, 25 mars 1885).

Jules Vallès s´appuie sur l´anecdote pour attaquer l´émergence de ce nouvel « histrionisme » qui accompagne la promotion de l´artiste dans la société du journalisme industriel… « On sait son mot, tandis qu'il mordait dans des noix fraîches.
«On dirait qu'on mange de la cervelle de petit enfant».
(…) Tout cela, hélas ! était non pas du gros et bon scepticisme, le feu de l'ironie française, la flamme de la gaieté gauloise, c'était de la singularité douloureuse et forcée, l'exhibition savante de phrases phénomènes !
Il combinait d'avance ses mots et ses gestes. » (La Situation, 5 septembre 1867)

Et Vallès de "situer" cette mutation conjointe du champ littéraire et du personnage du poète :

« On parla de ses dislocations, on rit de ses grimaces ; il n'en faut pas plus pour intéresser ces journalistes qui sont las de banalité et avides d'inattendu, blasés que le monstre amuse. Baudelaire se fit monstre »… en attendant, pourrait-on rajouter, non pas seulement Warhol ou Michael Jackson mais ces petits Monsters chers à Lady Gaga. « Combien de morts déjà parmi ceux de son âge ! » continue-t-il (annonçant, cette fois-ci le célèbre Howl de Ginsberg), « Cette génération est donc maudite ? Il y a à ces folies horribles et à ces morts précoces, une raison historique, fatale. Quoi donc ? Mais il faut se pencher plus avant dans l'abîme. Restons aujourd'hui au cimetière, nous chercherons un autre jour le secret de ces agonies ».