vendredi 28 janvier 2011
Les plaisirs de l`agalmatophile
L`agalmatophilie, cet étrange terme qui désigne la non moins étrange manie d'avoir des relations sexuelles complètes avec des œuvres d`art, et notamment des statues, était goûtée par certains Anciens, ou du moins des textes classiques s`en firent un écho entre amusé, inquiet et tendrement complice.
Philostrate cite ainsi dans ses Vies de sophistes (II, 18) un certain Onomarque de Cyrène, qui aurait écrit le très beau discours fictif de «L'homme qui tomba amoureux d'une portrait»:
« O beauté vivante, enfermée dans un corps sans vie, quel est le génie qui t'a formée? Est-ce quelque Persuasion, quelque Grâce, ou ne serait-ce pas l'amour lui-même, le père de la beauté? Quel signe te manque, parmi ceux qui annoncent l'existence réelle? Expression de la physionomie, fleur d'un teint brillant, aiguillon du regard, sourire plein de charme, rougeur des joues, marques visibles de ton intelligence ! Tu as aussi une voix, toujours sur le point de se faire entendre. Peut-être même que tu parles, mais ce n'est pas quand je suis là, ô trop ingrate, trop jalouse beauté, infidèle au plus fidèle amant ! Non, tu ne m'as jamais accordé la faveur d'une parole; aussi, je lancerai sur ta tête cette malédiction, la plus redoutable de toutes pour ceux qui sont beaux : Je te souhaite de vieillir!»...
Ce procédé d`animation progressive, par la magie de la rhétorique, de l`image éloquente poussé jusqu`au délire sur le seuil du fantastique, finit par un effet de clausule extrêmement ironique qui inverse en quelque sorte le motif pygmalonien: dépité du silence malicieux de l`image, le poète reprend la topique agressive de la vanité pour anéantir poïétiquement le charme dont il souffre. L`on voit ainsi surgir une tradition qui culminera, en quelque sorte, dans le délire monomaniaque de Vincent Delerm dans Fanny Ardant et moi...
http://www.youtube.com/watch?v=K4vH4hfMzes
Aristénète rapporte, lui, l`épitre amoureuse d`"Un peintre devenu amoureux du portrait d'une fille qu'il avoit tirée après le vif".
«J'ai fait le portrait d'une belle jeune fille et je suis tombé amoureux de mon tableau" rapporte le jeune Philopinax à Chromation. "C'est mon art, et non le dard de Vénus qui m'a enfanté cet Amour, C'est ma propre main qui m* a blessé, misérable que je suis! encore ne suis-je pas mauvais peintre. Car jamais je n'eusse esté espris d'une laide image. Mais maintenant autant que l`on admire mon art, autant prend-on compassion de mon Amour; car je ne serai pas estimé moins malheureux amoureux, qu'excellent ouvrier. Las ! que me servent ces plaintes? et pourquoy accusé- je ma main ?"
Suit, comme chèz Onomarque, l`évocation progressivement délirante de la passion démiurgique, poussée ici jusqu`à la tentative infructueuse du viol:
"j`ay m`amie tant que je veux, et paroist tousjours belle à mes yeux sans jamais se troubler ni changer par l`atouchement de la main, ains demeurant constante, gardant tousjours une mesme beauté, rit doucement, et entr`ouvre mignonnement la bouche : vous diriesf que la parolle est sur le bord des lèvres pour se faire ouyr. Et moy parfois j`aproche mon oreille pour escouter ce qu'elle voudrait dire, mais la trouvant muette, je cueille des baisers sur sa bouche, sur la fossette de ses joues, sur la cousture de ses sourds, et la prie de m'embrasser et faire la chousette. Mais elle, en guise de Courtisane qui allèche son ami, ne sonne mot. Je la jette donc sur un lict, la serre entre mes bras, et l`approche de mon sein, pour essayer s' elle pourrait donner remède à mon ardent désir. Au contraire le tableau m'affolla davantage. Je devins tout perclus et transi, et y a grand danger qu`à la parfin je ne meure pour trop aimer. Ses lèvres m'obéissent bien à toute heure, mais elles ne me rendent point le fruict des 'baisers, jy ailleurs que me servent et de quoy me guarissent ces cheveux très plaisans à la veuë et néantmoins qui ne sont point cheveux? Et cependant chétif je verse un fluve de larmes, dont le portrait s'embellist davantage... "
Après ce singulier onanisme qu`on pourrait dire enrichi ou modifié, le jeune artiste adresse une prière aux enfants d'Aphrodite qui évoque bien entendu le mythe de Pygmalion "O vous Dieutelets aux ailes dorées, fils de Vénus, donne-moy de grâce ma maistresse vivante, animes ce tableau, et que je puisse voir cette œuvre morte bastie de ma main, rendue plus excellente par le moyen d'une vive beauté, et ainsi faisant un gratieux meslange de mon art avec la Nature, je voye l'un et l'autre s'accorder amiablement ensemble..." {Les Epîtres amoureuses, II, 10).
En effet il n'est que l'émule du sculpteur mythique rendu amoureux de l'oeuvre qu'il avait créée de ses mains. Ovide après bien d`autres, rapporte cette passion sous sa forme désormais canonique (Métamorphoses. X, v. 243 et s.). "Témoin du crime des Propétides", Pygmalion est rendu misogyne; il "déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Il rejette les lois de l'hymen, et n'a point de compagne qui partage sa couche".
Mais, sans doute insatisfait de sa solitude onaniste, il ciselle "une statue d'ivoire [qui] représente une femme si belle que nul objet ne saurait l'égaler".
Littéralement séduit par son oeuvre, Pygmalion est progressivement en proie au délire déjà évoqué: "Pygmalion admire; il est épris des charmes qu'il a faits. Souvent il approche ses mains de la statue qu'il adore. Il doute si c'est un corps qui vit, ou l'ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à la statue des baisers pleins d'amour, et croit que ces baisers lui sont rendus. Il lui parle, l'écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressant de blesser ses membres délicats". Le sculpteur rêve de coïts inédits: "Il se place près d'elle sur des tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne de son lit. Il l'étend mollement sur le duvet le plus léger, comme si des dieux elle eût reçu le sentiment et la vie".
Et Ovide de s`amuser de ce singulier fantasme de possession absolue qui pousse Pygmalion couvrir son fétiche de toutes sortes d`attributs qu`il concoit comme "des présents qui flattent la beauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, des oiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées, des lis, des tablettes, et l'ambre qui naît des pleurs des Héliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orne ses doigts de diamants; il attache à son cou de longs colliers; des perles pendent à ses oreilles; des chaînes d'or serpentent sur son sein. Tout lui sied; mais sans parure elle ne plaît pas moins", ajoute malicieusement le poète auguste.
Profitant enfin que "l`on célèbre la fête de Vénus dans toute l'île de Chypre", Pygmalion lui adresse une pière timide: "Dieux puissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue". Il n'ose pour épouse demander sa statue elle-même. Vénus, présente à cette fête, mais invisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pour présage heureux que le vœu qu'il forme va être exaucé, trois fois la flamme brille sur l'autel, et trois fois en flèche rapide elle s'élance dans les airs".
S`accomplit alors la miraculeuse animation du fétiche, non plus rhétorique mais surnaturelle: "Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d'elle; il l'embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cette bouche qu'il idolâtre. Sous sa main fléchit l'ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l'ouvrier, la cire prend la forme qu'on veut lui donner. Tandis qu'il s'étonne; que, timide, il jouit, et craint de se tromper, il veut s'assurer encore si ses voeux sont exaucés. Ce n'est plus une illusion : c'est un corps qui respire, et dont les veines s'enflent mollement sous ses doigts. Il rend grâces à Vénus. Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant. La déesse préside à leur hymen; il était son ouvrage".
Selon d'autres auteurs, Pygmalion n'est pas le créateur de la statue, mais un simple admirateur; c'est ce que rapporte Clément d'Alexandrie, avec une grande sécheresse de ton: «C'est ainsi que Pygmalion de Chypre s'éprit d'une statue d'ivoire; c'était celle d'Aphrodite et elle était nue; subjugué par sa beauté, le Chypriote s'unit à la statue à ce que raconte Philostéphanos dans son livre sur Chypre» (Protr. 57,3).
Mais au-delà de ce référent mythique, l'agalmatophilie était partagée par les mortels de l`Antiquité, comme le montrent les légendes qui entourent l'Aphrodite de Cnide. Cette statue, dont le Musée du Vatican conserve une réplique hellénistique, aurait été commandée à Praxitèle par les habitants de Cos; en la voyant, ceux-ci auraient refusé leur commande, choqués par cette déesse entièrement nue, et lui auraient préféré une Aphrodite voilée plus conforme à la tradition. L'île voisine de Cnide, rivale de Cos, accueillit la déesse dans le temple qui lui était consacré. Les aventures provoquées par cette effigie par qui le scandale arrivait sont racontées en grec par Lucien (Imagines, 4; Amores, 13-16), par Philostrate (Vie d'Apollonios, 6, 40) et par le chrétien Clément (Pvotv. 57, 4); et, en latin, par Pline l'Ancien (36, 21), par Valére Maxime (8, 11, ext. 4) et par le chrétien Arnobe (Ad nationes, 6, 22) 13.
C'est dans les Amores de Lucien que l'histoire est la plus complète. Trois amis (le narrateur, Callicratidas qui est amoureux des garçons, et Chariclès qui est partisan des amours normales) visitent le temple de Cnide et admirent la statue d'Aphrodite.
"C'est une statue du marbre de Paros, de la plus parfaite beauté. Sa bouche s'entrouvre par un gracieux sourire. Ses charmes se laissent voir à découvert, aucun voile ne les dérobe, elle est entièrement nue, excepté que de l'une de ses mains elle cache furtivement sa pudeur. Le talent de l'artiste se montre ici avec tant d'avantage, que le marbre, naturellement dur et roide, semble s'amollir pour exprimer ses membres délicats".
L`effet érogène est immédiat.
"A cette vue, Chariclès, transporté d'une espèce de délire, ne put s'empêcher de s'écrier : "Heureux Mars, entre tous les dieux, d'avoir été enchaîné pour cette déesse !" En disant cela, il court à la statue, et, serrant les lèvres, tendant le cou autant qu'il le pouvait, il lui donne un baiser".
D`abord réticent à cette créature d`un sexe qu`il abhorre, Callicratidas fait le tour de la statue... et succombe à la vue de cet angle postérieur!
"L'Athénien qui, jusque-là, avait regardé avec indifférence, considérant les parties de la déesse conformes à son goût, s'élève avec un enthousiasme plus violent que celui de Chariclès : "Par Hercule ! que ce dos est bien proportionné ! Que ces flancs charnus offrent une agréable prise ! Comme ces chairs s'arrondissent avec grâce ! Elles ne sont point trop maigres ni sèchement étendues sur les os. Elles ne se répandent pas non plus en un embonpoint excessif ! Mais qui pourrait exprimer le doux sourire de ces deux petits trous creusés sur les reins ? Quelle pureté de dessin dans cette cuisse et dans cette jambe qui se prolonge en ligne droite jusqu'au talon? Tel Ganymède, dans les cieux, verse le doux nectar à Jupiter. Car, pour moi, je ne voudrais pas le recevoir de la main d'Hébé."
À cette exclamation passionnée de Callicratidas, peu s'en fallut que Chariclès ne demeurât immobile de surprise, et ses yeux, flottant dans une langueur humide, trahirent son émotion".
Puis les amis constatent une tâche suspecte qui macule l`idole...
"Quand notre admiration satisfaite se fut un peu refroidie, nous aperçûmes, sur l'une des cuisses de la statue, une tache semblable à celle d'un vêtement. La blancheur éclatante du marbre faisait ressortir encore plus ce défaut. D'abord, je me figurai, avec quelque vraisemblance, que ce que nous voyions était naturel à la pierre. Les plus belles pièces ne sont point à l'abri de ce défaut, et souvent un accident nuit à la beauté d'œuvres qui, sans cela, seraient parfaites. Croyant donc que cette tache noire était un défaut naturel, j'admirai l'art de Praxitèle, qui avait su dissimuler cette difformité du marbre dans l'endroit où l'on pouvait le moins l'apercevoir. Mais la prêtresse qui nous accompagnait nous détrompa en nous racontant une histoire étrange et vraiment incroyable..."
Suit l`histoire de cette émission séminale, offrande extrême du vrai agalmatophile:
"Un jeune homme, d'une famille distinguée, nous dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait fréquemment dans ce temple ; un mauvais génie le rendit éperdument amoureux de la déesse. Comme il passait ici des journées entières, on attribua d'abord sa conduite à une vénération superstitieuse. En effet, dès la pointe du jour, avant le lever de l'aurore, il accourait en cet endroit et ne retournait à sa demeure que malgré lui et longtemps après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait assis vis-à-vis de la déesse. Ses regards étaient continuellement fixés sur elle. Il murmurait tout bas je ne sais quoi de tendre, et lui adressait en secret des plaintes amoureuses.
Voulait-il donner le change à sa passion, il disait quelques mots à la statue, comptait sur une table quatre osselets de gazelle, et faisait dépendre son destin du hasard. S'il réussissait, si surtout il amenait le coup de Vénus (20); aucun dé ne tombant dans la même position, il se mettait à adorer son idole, persuadé qu'il jouirait bientôt de l'objet de ses désirs. Mais si, au contraire, ce qui n'arrive que trop souvent, le coup était mauvais, et si les dés tombaient dans une position défavorable, il maudissait Cnide entière, s'imaginant éprouver un mal affreux et sans remède. Puis, bientôt après, reprenant les dés, il essayait, par un autre coup, de corriger son infortune. Déjà, la passion l'irritant de plus en plus, il en avait gravé des témoignages sur toutes les murailles. L'écorce délicate de chaque arbre était devenue comme un héraut proclamant la beauté de Vénus. Il honorait Praxitèle à l'égal même de Jupiter. Tout ce qu'il possédait de précieux chez lui, il le donnait en offrande à la déesse. Enfin la violence de sa passion dégénéra en frénésie, et son audace lui procura les moyens de la satisfaire. Un jour, vers le coucher du soleil, à l'insu des assistants, il se glisse derrière la porte, et, se cachant dans l'endroit le plus enfoncé, il y demeure immobile et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l'usage, tirent du dehors la porte sur elles, et le nouvel Anchise est enfermé dans le temple. Qu'est-il besoin de vous dire le crime que cette nuit vit éclore ? Ni personne ni moi ne pourrais l'essayer. Le lendemain on découvrit des vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette tache comme un témoin de l'outrage qu'elle avait subi. À l'égard du jeune homme, l'opinion commune est qu'il se précipita contre des rochers ou qu'il s'élança dans la mer. Le fait est qu'il disparut pour toujours."
Pline rapportera, superbement condensée, cette anecdote (« Selon la tradition, un homme s’éprit d’amour pour elle, se cacha durant la nuit, l’étreignit et une tache trahit sa passion» (Histoire Naturelle XXVI, 21) avant d`évoquer une aventure semblable à propos d’une autre statue de Praxitèle qui en est comme le pendant homoérotique, puisque représentant le dieu Amour : « toujours de Praxitèle, un Cupidon, nu, à Parium, une colonie de Propontide, qui partage la réputation et les outrages de la Vénus de Cnide : Alcétas de Rhodes en tomba amoureux et laissa sur lui aussi une semblable trace de son amour » (HN, XXXVI, 21-22). Par ailleurs cet encyclopédiste hanté par l`hétérotopie déjà borgésienne signale qu`à Rome aussi les statues causaient des ravages: "Il y avait près du temple du Bonheur les statues des Thespiades, dont une, d'après Varron, inspira de l'amour au chevalier romain Junius Pisciculus" (HN, XXVI, 26).
Élien rapporte une aventure également fatale, sans même de consommation préalable, chez un jeune Athénien de bonne famille, «éperdument amoureux d'une statue de la Bonne Fortune, qui se trouvait dans le Prytanée». Il finit par se rendre à l'Assemblée, dans l'espoir d'obtenir moyennant finance la propriété de la statue. «Il n'eut pas gain de cause; alors, il ceignit la statue de bandelettes nombreuses, lui mit une couronne sur la tête, lui offrit des sacrifices, la revêtit d'une parure somptueuse. Puis il se tua, non sans avoir versé des flots de larmes» (Élien, Historia uaria, 9,39).
Pour mettre en garde contre cette fatalité qui guette les agalmatophiles inavertis, Philostrate imaginera qu`un jeune fou, «amoureux de la statue d'Aphrodite nue» et désireux même de l'épouser est sauvé par les talents de persusasion du philosophe Apollonios de Tyane qui réussit à faire avorter ses amours.
Déjouant aussi l`issue fatale de cette passion stérile, un certain Cleisophos de Sélymbrie, tombé à Samos amoureux d'une statue de marbre, qui réussit à substituer, en dernière instance, l`objet de son désir par un bien curieux ersatz. Comme le jeune de Lucien, il s`était fait enfermer dans le temple «pensant qu'il pourrait s'unir à la statue. Mais trouvant la chose impossible à cause du froid de la pierre et de sa résistance, dans ces conditions il renonça à ses désirs, et, plaçant devant lui un petit morceau de viande, c'est avec cela qu'il se satisfit»... (Athénée, Deipnosophistes XIII, 605 f — 606 f).
Deux millénaires plus tard, cette passion ancienne alimentait encore les fantasmes de Chateaubriand dans le « Fantôme d’amour » des Mémoires d’Outre-Tombe où le canon de la beauté académique s’anime fantastiquement – renouvelant en termes modernes la fable de Pygmalion – sous le regard amoureux de l’amateur...
« Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'était toujours ma sylphide) ; elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière ; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune : le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague (...) Les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté"...
On arrive alors à ce grand mythe fantastique du Romantisme qu`est la statue amoureuse étudié par Jacques Darriulat, de La Statue de marbre de Josef von Eichendorff (1819) à La Vénus d`Ille (1837) de Prosper Mérimée, jusqu`à à la Gradiva de Jensen (1903) qui allait tant inspirer Freud, les surréalistes, Barthes ou encore Robbe-Grillet.
http://www.jdarriulat.net/Essais/StatueAmoureuse/StatueAmoureuse.html
Mais au-delà de ces fantastiqueries on trouve dans cet âge qui voit naître, selon le schéma foucaultien, la figure médico-légale de la perversion érotique, l`agalmatophilie classique avait bel et bien encore des adeptes comme le montre le journal L'Événement du 4 mars 1877, où l`on trouve 'histoire d'un jardinier, amoureux d'une copie de la Vénus de Milo, et qui fut surpris alors qu'il se préparait à commettre sur elle l'acte sexuel.
Peu après la statue funèbre d`Oscar Wilde au Père Lachaise, forgée par le malicieux Jacop Epstein, était au coeur d`une crise agalmatophilique collective. L`écrivain y était représenté nu, sous la forme d'un sphinx ailé singulièrement hybride (à la fois ange et démon ou "ange-démon"), arborant une belle érection. L`on rapporte que beaucoup d`amateurs de l`auteur, voire du moins de son ambivalente effigie, allaient régulièrement s`empaler sous celle-ci, jusqu`à ce qu`on exige à l`ancien amant en charge de la concession de poser une feuille de vigne en bronze sur les parties jugées indécentes. Mais ce ne fut pas suffisant pour les plus prudes et un anonyme enragé vandalisa l`objet funeste de tant de convoitises. Peut-être le fit-il par une passion si extrême qu`elle ne souffrait d`être partagée, auquel cas cet anonyme vandale pourrait bien être le tenant le plus extrême de cette curieuse philie, l`agaltmatophile ultime étant voué à la consommation radicale de l`oeuvre qui le provoque.
Notons, en épilogue, que l`on n`a jamais trouvé ce membre convoité et qu`un artiste contemporain s`amusa au tournant du millénaire à "remembrer" cette statue restée mutilée qui recoit encore, quotidiennement, les baisers enflammés de quantité de sectateurs.
http://www.leonjohnson.org/projects/wilde.html
PS
Nous renvoyons encore une fois au stimulant travail de Danielle Gourevitch "Quelques fantasmes érotiques et perversions d'objet dans la littérature gréco-romaine"
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1982_num_94_2_1344
ainsi qu`à l`article de Robert Renaud "Ars regenda Amore. Séduction érotique et plaisir esthétique : de Praxitèle à Ovide"
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1992_num_104_1_1761
Et signalons enfin, pour mémoire, que l'agalmatorémaphobie est la peur, lors d'une visite de musée, que les statues se mettent à parler, se situant donc aux antipodes des voeux pygmaloniens affichés par nos amoureux de la pierre...
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