Du côté du lecteur, le risque de ces fables sensuelles apparaît1 : que le lu – part inconsciente du lecteur qui s’adonne à la fiction et au plaisir de la régression qu’elle induit –, encouragé par l’amplification de la matière intime et par l’énonciation à la première personne, adhère entièrement à une structure fantasmatique marquée à la fois par la déploration des amours perdues et par un repli vers l’illusion, originaire, de toute-puissance. Il est alors tout à fait clivé du lectant – instance critique qui examine les mécanismes poétiques et fantasmatiques auxquels le lecteur est soumis ; et la réparation comme la sublimation sont rendues impossibles, de même que sont entravées la reconnaissance de l’altérité et l’épreuve de réalité ludique. Seuls le lu et le liseur, le corps du lecteur soumis aux stimuli textuels, seraient donc engagés dans la lecture des fictions érotiques autodiégétiques induisant une accumulation de libido narcissique, « intempestive, régressive ou résiduelle » qui « exclut le sujet du monde extérieur »2. « La lecture littéraire, qui est la littérature »3 étant ainsi enrayée, les mémoires érotiques – toujours inconsciemment exacts même lorsqu’ils sont factuellement controuvés – devraient tout bonnement être rejetés hors de l’espace littéraire.
En réalité, la comparaison des œuvres majeures du corpus érotique indique que le lu ne se trouve pas simplement fixé dans la régression, pas plus qu’il ne bloque toutes les tentatives constructrices d’un lectant auquel il ne fournirait aucune intuition interprétative. Il serait plus juste d’avancer que la littérarité de l’érotisme dépend précisément de sa référentialité, laquelle « permet aux textes qui s’en nourrissent de proposer une véritable hésitation entre mimésis et sémiosis et non la simple annulation de l’une par l’autre », « le passage érotique [autorisant] à la fois une participation maximale (qui peut aller jusqu’à l’hallucination) et une signifiance maximale (en raison de la pression textuelle qui le met en relation avec les autres isotopies d’un texte) »4. Ce phénomène se trouve du reste renforcé dans des textes qui, associant érotisme et mise en scène de l’intimité, brouillent les traditionnels repères entre fiction et réalité.
Mais, à y regarder de plus près, on comprend que ce brouillage ne concerne pas seulement les instances de l’auteur, du narrateur et du personnage, mais que le lecteur se trouve, pour ainsi dire, happé par le texte, puisqu’il occupe à l’égard de ce dernier la même position que le libertin des mémoires fictifs ou réels à l’endroit du monde qu’il découvre ; et que tous deux sont mus dans leurs activités respectives par le même ressort inconscient, en l’occurrence la libido sciendi5. D’où l’importance des thématiques de l’effraction et de l’observation à la dérobée qui ne sont pas seulement sources d’excitation – Jacques Henric rappelle que l’illustre Angela Pietragrua, dans ce but, « permettait à Stendhal de suivre par la serrure ses ébats sexuels avec son amant »6 – mais servent aussi à guider le lecteur dans sa quête herméneutique et à équilibrer participation et mise à distance du fantasmes. C’est dans le même dessein que Comme si notre amour était une ordure alterne les lettres reçues par Catherine Millet à la suite de la parution de son récit autobiographique, l’évocation circonstanciée de films pornographiques enregistrés sur vidéocassettes et les réflexions métaphysiques de l’auteur-narrateur – métaphysiques au sens où elle concernent les principes premiers de toutes choses. D’autre part, comme l’érotique de la Renaissance, l’autofiction contemporaine – qui est pourtant loin d’abuser de cette figure macrostructurale qu’est l’euphémisme ! – exploite systématiquement l’équivoque. En effet, en dépit des dénégations de Jacques Henric, pour lequel il n’y a « aucun secret […] aucun sens caché à traquer »7 dans l’autofiction érotique, il semble bien que celle-ci, comme une parfaite allégorie, superpose deux niveaux de lecture : l’un, quelconque dans son obscénité, demeure accessible à tous, l’autre n’est intelligible que par les seuls initiés aptes à comprendre les sens axiologiques et ontologiques des histoires sexuelles rapportées (ce qui, au demeurant, tendrait, dans la typologie générique traditionnelle, à rapprocher ce type d’autofictions érotiques ou pornographiques non pas tant du roman-mémoires libertin que du roman à clefs). Par leurs réussites et ses errements, le protagoniste innocent, l’héroïne ingénue, le séducteur perfide et la charmeuse débauchée assistent le lecteur réel dans son activité. D’où l’importance de scènes où le narrateur-personnage déchiffre le monde comme s’il s’agissait d’un livre dans lequel il puise ensemble principes éthiques, expérience de l’altérité, désir « insatiable et sans limites »8 et compréhension de l’autre.
1 M. Picard, « Lecture de la perversion et perversion de la lecture » in Comment la littérature agit-elle ?, Paris, Klincksieck, 1994, p.193-205.
2 Cf. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1969, p.283-286.
3 M. Picard, Loup y es-tu ?, Paris, Puf, 1992, p.5.
4 V. Jouve, « Lire l’érotisme » in Revue d’études culturelles, n°1, Erotisme et ordre moral, Dijon, Abell, 2005, p.132.
5 Cf. V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, éd.cit., p.90-91 & 157-159.
6 J. Henric, op.cit., p.117-118.
7 Ibid., p.61.
8 Ibid.p.273.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire