Sous la double égide du cynocéphale lubrique et du satyre, le singe est promis à figurer la luxure dans la Chrétienté médiévale. Comme le résume la maître de l´iconologie E. Panofsky, « la signification symbolique la plus courante du singe (...) était d´ordre moral; plus étroitement apparenté à l´homme par son aspect et son comportement que tout autre animal, mais pourtant privé de raison, et lascif de façon proverbiale ("turpissima bestia, simillima nostri"), le singe servait à symboliser tout ce qui en l´homme reste en deçà de l´homme: lubricité, concupiscence, gloutonnerie, impudeur au sens le plus étendu qui se puisse ».
Caricatures de l´humain, ces petits hommes ratés, ridicules et grotesques
deviennent l´image de l´infra-humanité qu´incarne l´Autre religieux :
c´est ainsi que le terme de « singe » sera appliqué à tous les
ennemis de la Chrétienté, qu´ils soient païens, apostats, hérétiques ou
infidèles.
Significativement, lors de la purge du polythéisme païen effectuée à Alexandrie
par l´evêque Théophile au IIIe siècle, celui-ci ordonna détruire toutes les
statues des anciens dieux sauf celle d´un Toth babouin du Serapeum, comme
symbole ultime de la dépravation païenne selon le témoignage de Socrate
Scolasthicus (HE V, 16). L´on peut dès lors se demander avec Janson si la haine
chrétienne du singe proviendrait de la relation privilégiée de celui-ci avec
Thoth, lequel, devenu Hermès Trismégiste, rivalisait à Alexandrie avec le
christianisme naissant dans le cœur des fidèles.
Comble de cette
démonisation, les théologiens chrétiens feront souvent du singe une image de
Satan, le "singe de Dieu" (« simia Dei »), tentant pour
l´éternité d´imiter son créateur, et n´arrivant qu´à le contrefaire, à le
singer. Avancée par le Physiologus alexandrin (II s. ap. C) qui allait
devenir la Bible de la zoologie chrétienne, la « théorie du
singe-diable » (“The ape-devil theory”) repose sur une considération
métaphorique de son absence supposée de queue, non point dans le sens lubrique
mais en tant que pur appendice aux résonances métaphysiques.
Aussi farfelu que cela puisse paraître c´est ainsi que le singe deviendra figura
diaboli dans la doctrine officielle chrétienne jusqu´à l´âge Gothique.
Il suivait encore
ici le chemin de son frère le satyre, incorporé comme l´on sait sait dans la
figure du Malin qui lui empruntera cornes, queue et sabots de bouc. C´est que,
comme l´analyse Bataille, l´érotisme sacré est passé, avec le christianisme
sous la coupe du Mal (« La volupté s´enfonça dans le Mal. Elle
était en essence transgression, dépassement de l´horreur, et plus grande était
l´horreur, plus profonde était la joie. Imaginaires ou non les récits du sabbat
ont un sens : c´est le rêve d´une joie monstrueuse. (…) Il n´est pas absurde
à la rigueur de postuler dans le diable un Dionysos redivivus »).
Si pour les Grecs la zoanthropie des satyres glorifiait la saine animalité, la
spontanéité et la puissance du désir, le christianisme en s’emparant de leur
image pour représenter le diable a opéré une diabolisation du sexuel qui fut
aussi la sexualisation du Mal.
S'accouplant
apparemment n'importe où, n'importe quand, n'importe comment et avec n'importe
qui, les singes sots et impudiques deviennent des modèles de débauche et de
luxure sans frein, sans conscience. « Le singe est très enclin à la
luxure, tout spécialement lorsqu´il voit un homme [s´accoupler] avec une
femme » résumera un des premiers commentateurs de l´œuvre de Dante.
C´est ce que prouve la diffusion, dès le XIe siècle, d´une étonnante anecdote
comprise dans le très sérieux traité de Pierre Damien De bono religiosi
status et variorum animatium tropologia (1061) :
« Ce
qui suit je l´ai entendu du seigneur Pape Alexandre il y a moins d´un mois. Il
m´a dit que récemment le Comte Guillaume, qui vit dans le district de Ligurie,
qui avait un singe mâle, appelé maimo dans le langage vernaculaire. Lui et son épouse, une femme complètement obscène
et impudique, avaient l'habitude
de jouer sans vergogne avec lui.
J'ai moi-même rencontré ses deux fils, que cette femme vile qui mérite une
raclée, avait eu d'un certain évêque dont j´omettrais le nom, car
je n'aime pas diffamer personne. Elle avait l'habitude de jouer
avec l'animal libidineux, le
prenant dans ses bras et le caressant, ce à quoi le singe répondait par des signes d´excitation et essayait par des efforts évidents de se
rapprocher de son corps nu. Sa
femme de chambre lui dit alors: "Pourquoi ne pas le laisser faire
afin que nous puissions voir quelles
sont ses intentions?" Que puis-je dire de plus?
Elle s´es soumise à l´animal, et, quelle
chose honteuse à signaler, il s´est accouplé avec la femme. Cette chose devint par la suite habituelle,
et elle répéta fréquemment le crime inouï.
Un jour que le comte était au lit avec sa femme, excité par la
jalousie, le Maimo sauta soudainement sur les deux,
déchira l'homme avec ses bras et ses griffes acérées comme s'il était son rival, le tint accroché par les dents et le blessa au-delà
toute récupération possible. Et ainsi le comte mourut. Comme
l'homme innocent avait été fidèle à
sa femme et avait nourri son animal à ses frais, il ne soupçonnait aucun mal ni de l'un ni de l´autre, car il ne leur témoignait que de la bonté. Mais quel crime odieux! La femme viola honteusement son droit de mariage, et
la bête planta ses dents dans la gorge de son maître. Il fut rapporté au même pape lorsque j'étais avec lui qu'un certain garçon, qui semblait grand pour son âge, même s´il avait déjà vingt ans, était encore totalement
incapable de parler. D'ailleurs il
avait l'apparence d'un Maimo, et c'était ainsi
qu'il était appelé. Et
ainsi se levèrent les soupçons que
quelque chose comme un monstre, je
ne dirai pas un animal sauvage, était
élevé dans la maison de son père ».
Cette
étonnante histoire de bestialité s´inscrit dans la tradition misogyne
chrétienne qui fait de la femme l´ennemie congénitale de l´homme, l´associant
aux forces de l´animalité. Transgression ultime, l´adultère féminin constamment
condamné par les Pères de l´Église est ici non seulement une trahison du
patriarcat mais de l´humanité elle-même au profit de la bête (ce sera
d´ailleurs le schéma même de l´imaginaire démonologique, avec son insistence
sur les relations sexuelles contra naturam avec différentes formes zoomorphes
du Malin). La corrélation entre la scène d´accouplement et celle du meurtre du
maître par son rival simiesque place l´anecdote sous le double signe
transgresseur d´Eros et de Thanatos, en en faisant le parfait embryon d´une
« histoire tragique », annonce d´un des sous-genres les plus
populaires de la littérature narrative. Comble de cette inversion de l´ordre
naturel (soumis au régime patriarcal et humain), l´anecdote de l´enfant-singe se
présente, par corrélation, comme le fruit d´une union interdite, évoquant
toutes les craintes d´hybridation monstrueuse par croisement des espèces.
Le succès de ce
récit sensationnaliste assura sa diffusion, très souvent sous une forme
censurée, dans les exempla qui épiçaient les sermons sans nombre de la
pastorale de la Peur chrétienne, tel celui du XIVe (Brit Mus MS Burney 361) où
un singe domestique tente en vain de tuer sa maîtresse qui vient de se trouver
un jeune amant. Or, malgré les prétentions d´authenticité du texte de Damien
(qui invoque l´auctoritas du Pape lui-même) on peut y voir une
adaptation d´un des contes les plus scandaleux de la tradition orale arabe
englobée sous le terme des Mille et Une Nuits. Significativement absent
de la version très policée de Antoine Galland selon les règles de la
« bienséance » régnant sur la Société de Cour de Louis XIV, il faudra
attendre les versions non expurgées de J. Payne (1882) et du très érotomane
Richard Burton (1885), puis celle, encore plus « faisandée » selon le
terme de l´époque, de J. C. Mardrus (1901) pour connaître, sous une forme entièrement investie par les obsessions du pansexualisme Fin-de-Siècle, l´original arabe
(dont la filiation avec le texte de Damien serait notamment attestée selon Janson
par l´utilisation du terme « maimo » provenant de l´Arabe
maimun »).
On y voit Wardân
le boucher, qui intrigué par une « adolescente splendide de corps et de
visage, mais les yeux bien fatigués et aussi les traits bien fatigués et le
teint fort pâle » qui vient tous les jours se provisionner en viande, la
suit en catimini dans les ruelles du Caïre jusqu´à l´intimité de son alcôve…
« J'arrivai
à une porte derrière laquelle je perçus des rires et des grognements.
J'appliquai alors mon œil sur la fissure par où passait le rai de lumière, et
je vis, enlacés sur un divan, au milieu de divers contorsions et mouvements,
l'adolescente et un singe énorme à figure humaine tout à fait. Au bout de
quelques instants, l'adolescente se désenlaça, se mit debout et défit tous ses
vêtements pour s'étendre à nouveau sur le divan, mais toute nue. Et aussitôt le
singe fondit sur elle et la couvrit, en la prenant dans ses bras. Et lorsqu'il
eut fini sa chose avec elle, il se leva, se reposa un instant, puis la reprit
en possession en la couvrant. Il se releva ensuite et se reposa encore, mais
pour fondre de nouveau sur elle et la posséder, et ainsi de suite, dix fois de
la même manière, alors qu'elle, de son côté, lui donnait tout ce que la femme
donne à l'homme de plus fin et de plus délicat. Après quoi, tous deux tombèrent
évanouis d'anéantissement. Et ils ne bougèrent plus. Moi, je fus stupéfait... »
La scène
primordiale, au sens de Urzene freudienne, plonge ici dans les tréfonds
même de la bestialité, nous positionnant, par le relais du narrateur en
position de voyeurs privilégiés. Survient alors la méprise ironique de
celui-ci, qui annonce celle de Candide, en une scène qui parodie les
décapitations guerrières des traditions épiques arabes:
« Et je
dis en mon âme: « C'est le moment ou jamais de saisir l'occasion ! » Et d'un
coup d'épaule j'enfonçai la porte, et me précipitai dans la salle en
brandissant mon couteau de boucher si aiguisé qu'il pouvait atteindre l'os
avant la chair.
Je me jetai
résolument sur l'énorme singe dont pas un muscle ne bougeait, tant ses
exercices l'avaient anéanti, je lui appuyai brusquement mon couteau sur la
nuque et, du coup, je lui séparai la tête du tronc. Alors la force vitale qui
était en lui sortit de son corps avec grand fracas, râles et convulsions, tant
que l'adolescente ouvrit soudain les yeux et me vit le couteau plein de sang à
la main. Elle jeta alors un cri de terreur tel que je crus un moment la voir
expirer morte sans retour. Elle put pourtant, voyant que je ne lui voulais pas
de mal, recouvrer ses esprits peu à peu et me reconnaître. Alors elle me dit : « Est-ce ainsi, ô Wardân, que tu
traites une cliente fidèle? » Je lui dis
: « O l'ennemie de toi- même! N'y a-t-il donc plus d'hommes valides pour que tu
aies recours à de pareils expédients ? » Elle me répondit : « O Wardân, écoute
d'abord la cause
de tout cela et peut-être tu m'excuseras ! »
Cette prise de parole par la femme va
renforcer la transgression bestiale en nous plongeant dans un labyrinthe de
lubricité qui est celui du mystère de la féminité elle-même, ce « continent
noir » qu´évoquera encore Freud à la Fin-de-Siècle :
» Sache, en
effet, que je suis la fille unique du grand-vizir. Jusqu'à l´âge de quinze ans
je vécus tranquille dans le palais de mon père ; mais, un jour, un nègre noir
m'apprit ce que j'avais à apprendre et me prit ce qu'il y avait en moi à
prendre. Or, tu dois savoir qu'il n'y a rien de tel qu'un nègre pour enflammer
notre intérieur, à nous, les femmes, surtout quand le terrain a senti cet
engrais noir la première fois. Aussi ne t'étonne pas de savoir que mon terrain
devint depuis lors si altéré qu'il fallait que le nègre l'arrosât toutes les
heures sans discontinuer.
» Au bout
d'un certain temps, le nègre mourut à la tâche, et moi je contai ma peine à une
vieille femme du palais qui m'avait connue dès l'enfance. La vieille hocha la
tête et me dit : « La seule chose qui désormais peut remplacer un nègre auprès
de toi, ma fille, c'est le singe. Car rien n'est plus fécond en assauts que le
singe. »
»
Moi je me laissai persuader par la vieille, et un jour, voyant passer sous les
fenêtres du palais un montreur de singes qui faisait exécuter des cabrioles à
ses animaux, je me découvris soudain le visage devant le plus gros d'entre eux
qui me regardait. Aussitôt il cassa sa chaîne et, sans que son maître pût
l'arrêter, il s'enfuit à travers les rues, fit un grand détour et, par les
jardins, revint dans le palais et courut droit à ma chambre où il me prit
aussitôt dans ses bras et fit ce qu'il fit dix fois de suite, sans
discontinuer.
»
Or, mon père finit par apprendre mes relations avec le singe et faillit me tuer
ce jour-là. Alors moi, ne pouvant me passer désormais de mon singe, je me fis
creuser en secret ce souterrain où je l'enfermai. Et je lui portai moi-même à
manger et à boire
jusqu'aujourd'hui où la fatalité te fit
découvrir ma cachette et te poussa à le tuer ! Hélas ! que vais-je maintenant
devenir ? »
Nous voyons
ainsi s´établir une filiation entre la « légende du sexe surdimensionné
des Noirs » (pour reprendre le titre du polémique essai de S. Bilé, 2005)
et celle du singe lubrique qui traversera l´histoire des préjugés raciaux
jusqu´à l´ère des haters cybernautes. Tous deux sont ici au service
d´une véritable bacchante sexuelle (il faudra attendre la scientia sexualis du
siècle des Lumières pour qu´émerge le terme de nymphomane) qui épuise le Noir à
la tâche (inversion du script satyrique évoqué par Barthélemy de Glanvil) et
assiste à la décapitation de son amant simiesque aux forces défaillantes (sorte
de Samson lubrique et animal) avant d´entraîner le dépérissement du narrateur
lui-même :
« Alors
moi j'essayai de la consoler, et lui dis, pour la calmer : « Sois sûre, ô ma
maîtresse, que je puis avantageusement remplacer le singe auprès de toi. A
l'essai tu contrôleras, car je suis réputé comme monteur ! » Et, de fait, je
lui montrai, ce jour-là et
les suivants, que ma vaillance dépassait
celle du défunt singe et du défunt nègre. Cela pourtant ne put aller longtemps
de cette façon-là ; car, au bout de quelques semaines, j'étais perdu là-dedans
comme dans un abîme sans bord. Et l'adolescente voyait au contraire augmenter
de jour en jour ses désirs et s'attiser son feu du dedans… »
Wardân
devra alors avoir recours au philtre d´une vieille femme qui, fumigé « bien
avant dans les parties fondamentales » font sortir du sexe sans fond de la
femme inassouvissable deux très phalliques anguilles, « l'une jaune et
l'autre noire ». Délivrée de cette double présence maléfique, la fille du
vizir pourra devenir une femme tout ce qu´il y a de plus respectable de la main
du vaillant boucher. L´issue du récit est, on le voit, aux antipodes du
tragique de même que le rôle du partenaire animal est inversé para rapport à
l´anecdote recueillie par Pierre Damien (au point que la théorie de l´influence
émise par Janson est plus que douteuse). Parenthèse monstrueuse dans
l´initiation d´une femme, l´amour singe ne compromet pas l´ensemble de l´ordre
patriarcal comme ce sera le cas dans une Chrétienté de plus en plus angoissée
par les frontières troubles entre l´humain et l´animal.
Transmis de
bouche en bouche, diffusé dans toute l´aire culturelle de l´Islam et véhiculée
par différents intermédiaires chrétiens la légende des amours simiesques de la
fille du vizir allait alimenter bien de polémiques et, sans doute, d´obscurs
rêves érotiques.
A SUIVRE
Janson, 20. La théorie de la nature démoniaque du singe: « The
monkey represents the very person of the devil since he has a beginning but has
no end (that is, a tail). In the beginning, the devil was one of the
archangels, but his end has not been found. [He has no tail since, just as he
perished in the beginning in heaven, so also will he perish utterly at last, as
Paul, the herald of truth, said, "The Lord Jesus will slay him with the
wrath of his mouth" [II Thes. 2: 8].] It is fitting also that, in addition
to not having a tail, the monkey lacks beauty also. And he is quite ugly in the
region where he lacks a tail. Just so the devil has no good end. Physiologus,
therefore, spoke well” (Physiologus, édition de M. J. Curley, 88)