jeudi 7 mars 2013

De Babi aux singes satyres


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L´on sait que les babouins « à tête de chien » (Papio cynocephalus) nommés ââni par les anciens Egyptiens, étaient des animaux sacrés représentés à profusion sur divers temples et tombeaux dès la période Protodynastique, et dont on exhume encore aujourd´hui les restes momifiés. Polyvalents, ils témoignent déjà de toute la complexité symbolique qui va être associée à la gent simiesque : en tant qu´animaux rituels ils sont associés aux ancêtres royaux lors des festivités du rajeunissement du monarque mais aussi à différentes divinités (Hâpi le dieu à tête de babouin protecteur des poumons du défunt dans les vases canopes, Iouf et les singes armés gardant les tombes royales, Hedjour, Hehet, Qefedenou voir le dieu solaire Rê lui-même ou encore, exploitant le versant agressif de l´animal, les ennemis des dieux que sont Apophis ou Seth), et tout spécialement à Thot comme l´expose McDarmott :

« It is as the holy animal of Thoth that we most often hear of the cynocephalus.(…)The cynocephalus was supposed to have taught the sacred hieroglyphics to the god, and it wears the lunar disk of the god on its head. The animal is the emblem and representative of the deity. As a companion of the god it drives evil souls to their punishment. (…) The cynocephalus was certainly associated first with Thoth because of the belief that it was affected by the moon but in its connection with the god it seems also to have embodied the principle of balance or equanimity, and so to have been placed on the standard of scales and balances, over which Thoth presides. (…) Again Thot is the god of magic and is addressed in magical incantations, often under the form of the cynocephalus. The cynocephalus is mentioned in such incantations, and the regular means of dismissing a spirit or god which has been brought by a charm is by burning the excrement of an ape” (McDermott, 7-8)

            Mais pour ce qui relève du symbolisme sexuel de la bête c´est une divinité mineure assez méconnue qui va l´incarner avec véhémence, l´imposant babouin ithyphallique Babi (littéralement le « taureau des babouins », double dominance génésiaque). Hyperbolique et polyvalent, son phallus est le verrou de la « porte du Paradis » qui ouvre au sanctuaire des dieux mais aussi le mât du bateau qui mène aux îles fortunées de Aaru dans le Duat ou règne souterrain des morts. Illustration suprême de l´érotisme en tant que « affirmation de la vie jusque dans la mort » selon la célèbre définition de G. Bataille, il préside à la sexualité du défunt dans l´Au-delà et c´est en vue de conjurer l´impotence posthume et jouir d´une vie future pleinement réussie que l´on lui adressera des prières et des sorts. Corrélativement, l´aspect féroce de cette sur-virilité, marquée par la violence des Babouins omnivores, le fait consommer les entrailles des morts et dévorer avec Ammout les âmes des reprouvés par la loi de Maât lors de la cérémonie de la pesée du cœur dans la Salle des deux vérités[1].
            
 C´est donc cette divinité mineure, babouin au pénis dressé orchestrant les prouesses sexuelles des morts, qui inaugure le long cortège des singes lubriques qui nous mènera, du haut de son mât en érection, jusqu´à Kong. Et c`est son ombre, ainsi que celle de ses congénères sacrés qui s`étend sur la représentation du cynocéphale lubrique (l`animal, par opposition au peuple monstrueux du même nom que l`on confondra parfois par la suite dans les compilations médiévales) dont hérite l`Antiquité classique à travers différents artefacts culturels égyptiens et les nombreux récits de voyage de cette première « globalisation » que fut l`hellénisme. Ainsi, selon Elien, qui raconte que « les Égyptiens avaient, sous les Ptolémées, dressé des cynocéphales à connaître les lettres, à danser, à jouer de la flûte et à toucher de la cithare »,  « les cynocéphales et les boucs sont des animaux dissolus. Les poètes disent même qu'ils ont commerce avec des femmes, ce qui semble émerveiller Pindare ». À quoi il ajoute : « Et j'ai aussi entendu dire qu'ils avaient éprouvé un violent désir pour des jeunes filles et même leur avaient fait violence, surpassant ainsi en luxure les jeunes gens que Ménandre a représentés dans sa comédies des fêtes de nuit.» (De Natura Animalium VII, 19).
             
Le fantasme du singe ravisseur émerge ainsi dans la conscience occidentale, rêverie autour des représentations énigmatiques venues du lointain Egypte (tutrice en cela comme tant d`autres choses de la Grèce) mais aussi naturalisation, à l`enseigne de l`exotisme, des vieilles hiérogamies divines dont les mythes gréco-romains regorgent. L`aspect comique et satirique introduit par la référence à Ménandre renvoie à la fois à la condamnation morale d`un excès de lubricité et à sa vision sur le mode grotesque, axes qui seront fortement developpés lors du developpement du mythème de l`amour singe.

Érigé au rang de auctoritas ès zoologie, Élien sera sans cesse cité tout au long du Moyen Âge, encourageant un processus d´amplificatio fantasmatique dans le cadre du paradigme chrétien hostile à toute forme de luxure. Parallèlement, la diffusion du modèle icnographique du cynocéphale ithyphallique contribue au succès du thème, que ce soit dans des figurines de terre-cuite (30, 109, 164, 165 selon la classification proposée par McDermott dans son ouvrage pionnier sur la question simiesque[2]) ou de bronze (195), ainsi que les vases de verre (464), les mosaïques (487, 493), les reliefs (501) et les gemmes (594, 591, 592 –cette dernière image présentant de facon assez crue une masturbation simiesque).

Hybride étrange qui semble parodier de facon grotesque l´homme selon le célèbre dictum de Ennius cité par Cicéron 'Simia quam similis turpissima bestia nobis' (De Natura Deorum, I, XXXV) et inlassablement repris par la suite, le singe était promis à rejoindre le royaume des créatures demi-humaines qui alimentaient l`imaginaire exotique gréco-romain. Qui plus est ses perpétuelles érections le menaient tout droit vers la collusion avec un être omniprésent dans l`iconographie classique, véritable vecteur du pansexualisme antique : le satyre. Unis par leur commune phallophorie (dont dériverait, selon Macrobe, le terme même de satyre[3]) ils vont devenir des étranges compagnons de route, le singe permettant une lecture evhémériste de son prédecesseur légendaire mais en en devenant en quelque sorte l`avatar abâtardi.
Déjà chez Pline le satyre devient une sorte de singe[4] mais c`est chez Pausanias que l`amalgame débouche sur un script fantasmatique qui ne cessera de hanter l`Occident.
"Voulant savoir plus positivement à quoi m'en tenir sur l'existence des Satyres, j'ai questionné beaucoup de monde, et voici ce que j'ai appris d'Euphémus Carien. S'étant embarqué pour aller en Italie, il fut écarté de sa route par les vents, et emporté dans la mer extérieure (l'Océan), où les vaisseaux ne vont jamais. Ils y virent beaucoup d'îles, les unes désertes, les autres peuplées d'hommes sauvages.
Les matelots ne voulaient pas approcher de ces dernières, ayant abordé précédemment dans quelques-unes, et sachant de quoi leurs habitants étaient capables ; ils s'y virent cependant encore forcés. Les matelots donnaient à ces îles le nom de Satyrides, leurs habitants sont roux et ont des queues presque aussi longues que celles des chevaux. Ils accoururent vers le vaisseau dès qu'ils l'aperçurent, ils ne parlaient point, mais ils se jetèrent sur les femmes pour les violer. A la fin, les matelots épouvantés leur abandonnèrent une femme barbare qu'ils jetèrent dans l'île, et les Satyres peu satisfaits des jouissances naturelles, assouvirent leur brutalité sur toutes les parties de son corps »[5].

L`esthétique du récit de voyages, articulé autour d`un pacte de lecture d`authentification des données (fruit d`une veritable enquête par le narrateur-auteur auprès d`informateurs légitimes) installe la scène du fantasme (il s`agit d`un gang-bang bestial) dans la vraisemblance exotique. Localisés dans la géographie insulaire grecque, les satyres deviennent des créatures désenchantées, simple peuplade monstrueuse au milieu des mille autres prodiges de la génésie luxuriante de Physis.

L`amalgame entre les deux créatures sera cautionné par le grand compilateur chrétien du savoir zoologique antique Isidore de Séville qui distingue parmi les cinq espèces de singes connues de son temps les simia, sfingia, cynocéphalus, satyrus et callithrix. Mais cette classification ne vise plus à une rationnalisation de la légende, juxtaposant des créatures tout autant fabuleuses les unes que les autres car le singe anthropoide, qui restera inconnu de l`Europe chrétienne jusqu`au XVIIe siècle, relève du prodige tout autant que les peuplades cynocéphales auxquelles son nom même l`associe ou que les satyres lubriques et hommes sauvages dont il partage maint traits. C`est ainsi qu`il trouve sa place à leur côté dans l`explosion des monstruosités qui accompagne la Renaissance du XIIe siècle dans la Chretienté et qui va durer jusqu`à l`autre Renaissance que l`on connaît.

Dans le manuscrit des Propriétés des bestes publié par M. de Xivrey et qui a été composé en 1512 d'après l'ouvrage très répandu du franciscain anglais Barthélemy de Glanvil, De proprietatibus rerum (c. 1230), se trouve un extrait du chapitre de celui-ci intitulé De faunis et satyris qui définit ces derniers comme «bestes monstrueuses et de diverses figures, masles et femelles, qui ont vizaige d'hommes et de femmes, comme nous avons, mais non pas si fort sur usage de raison; comme vous pourriez dire d'un singe, envers notre semblance de vizaige, qui tient de la figure d'homme de face. Ces bestes cy ne puist on aprendre à parler ne par part ne par nature. Ils ont fier couraige, tenant manière bestiale, publiquement luxurieuse (…). Quant ces bestes monstrueuses que Alexandre trouva au désert veullent aller à la femelle, et la femelle s'enfuyt, ils la lassent tant qu'elles demeurent hors d'alayne, quasi comme morte. Par ce sont-ils appelés satires, qui vient de satur, parce qu'ils ne peuvent se saouller de luxure »[6].

Comble de la sur-virilité, le coït satyrique introduit l´analogie bataillienne entre la petite mort et la grande, déjà présente dans la traduction du P. Corbichon de l´original anglais (« Ont un appétit bestial et par espécial quant à la luxure : en tant que quant ilz peuent une femme trouver au bois , ilz la travaillent tant de cellui fait que elle demeure toute morte »). Cette lubricité sans bornes ouvre la porte au processus d`amplificatio tératologique qui amalgame les différentes sources en des nouvelles créatures composites, reprennant, au titre de Satyres, une partie des monstres énumérés par Isidore de Séville dans son chapitre de Portentis[7] (signe d´un infléchissement épistémologique, le compilateur de 1512 tentera d´expliquer cette progéniture monstrueuse par la croisement entre races, détail absent du texte original de Barthélémy[8]).

S´appuyant sur les sources patristiques pour renforcer l´auctoritas du texte, l´analogie du satyre et du cynocéphale débouche sur une reconfiguration grotesque du corps : «Le souverain et grand Aristote, aussi monseigneur Saint Isidore dient qu'il y ha en ces désers aucuns satires sauvaiges comme cenophales, qui ont corps d'homme, teste de chien et piez de chèvre. Aucuns y a qui ont corps d'hommes, teste de sanglier, mains et pieds comme cynges. Ceulx-ci aiment à merveilles jeunes filles à marier... comme nous verrons du grand satire que Alexandre trouva au désert »[9]. Amalgame encore, puisque l`auteur fait ici référence à un célèbre passage de la Lettre d'Alexandre le Grand à Olympias et à Aristote sur les prodiges de l'Inde du pseudo-Callisthène relatif à une autre peuplade monstrueuse, les « Mélophages » (mangeurs de moutons), où le sacrifice de la femme martyre n´est plus, comme chez Pausanias, sexuel, mais anthropophagique, annonçant l´obscure duplicité des « sacrifices » à King Kong.



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A SUIVRE...


[1] Voir notamment Geraldine Pinch Handbook of Egyptian Mythology 113-4
[2] W. C. McDermott The ape in antiquity, Baltimore, The Johns Hopkins press, 1938
[3] « Dérivant de sathin, qui signifie le membre viril. On croit que de là aussi vient le nom des Satyres, pour Sathimni, 
à cause que les Satyres sont enclins à la lubricité » (1, 8)
[4]Il y a des satyres dans les montagnes indiennes situées au levant équinoxial : le pays est dit des Catharcludes. Ces satyres sont très rapides ; ils courent tant à quatre pattes que sur leurs deux pieds : ils ont la face humaine, et leur agilité fait qu'on ne les prend que vieux ou maladies” (Histoire naturelle, VII, 2, 17)
[5] Pausanias, Description de la Grèce,  I (l´Attique) ch. XXIII, "Des Satyres”, 5 et 6. 
[6] In X. B. de Virey, Traditions tératologiques, 471
[7]
« Aucuns y a, dit le souverain Aristote, qui sont appeliez ciclopes, qui n'ont que un oeil au millieu du front. Autres satires sont qui n´ont point de testée; qui ont les yeulx et la face en la poitrine entre les deux espaulles. Les autres ont visaige sans nées, et leur bouche n'est que ung petit pertuis, par lequel ilz sugcent,une pomme rollee. Les aucuns vivent seullement de l´odeur d'une pomme ou d'autre fruict, ou de quelque bon odorement. Et si la chouse qu'ilz odorent leur scent mal et contre cuer, ilz [viennent] prestetement en dangier de mort; la pluspart en meurent, mais ilz congnoissent seullement au veoir si ce qu'ilz prennent leur est bon (…). Il en y a tant de diverses sortes que trop long seroît à racompter de toutes, qui moidt empescheroit nostre matière », Id, 472-473
 [8] « Dont viennent autres monstres de diverses sortes et figures monstrueuzes, et contrefaites, tant de leur nation que d'autre. (…) Plusieurs monstres, par cas semblable, ont este au monde trouvez, pour avoir heu compaignie de bestes entre les humains. Mais parceque c'est contre usaige de raison, et chose de grant abhomynacion, justice y pourvoit qui les condamne au feu quant ilz sont afames du cas qui est horreur de-vant Dieu et devant les hommes.» (id, 471).
[9] « Nous allâmes ensuite chez les Mélophages; bientôt nous vîmes paraître, vers la neuvième heure, un homme velu comme un porc. La vue d'un être pareil nous effraya; j'ordonnais qu'on s'emparât de lui. Quand il fut pris, il nous regarda avec impudence; alors je fis déshabiller une femme et la lui fis présenter, pour en exciter chez lui le désir. Aussitôt il la saisit et se mit à la dévorer très vite. Les soldats s'étant précipités sur lui pour l'arrêter, il fit entendre un son guttural en sa langue. A ce bruit, tous ses compagnons sortirent du Marais, au nombre d'environ dix mille » (http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/callisthene/alexandre.htm)

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