Avec la
Renaissance du XIIe siècle la hantise du singe lubrique se double de la crainte
de l´hybridation, déjà annoncée par le texte de Pierre Damien. Comme le signale
Salisbury, l´idée officielle de la fixité des espèces et de la séparation
radicale entre l´homme et l´animal ne parvient pas à étouffer les angoisses
relatives aux êtres hybrides tels que nos singes dont témoignent les
textes « scientifiques » de Hildegard de Bingen ou Albert le Grand[1],
mais aussi la fascination pour les peuplades monstrueuses issues des textes
antiques[2]
et les naissances prodigieuses d´êtres hybrides :
“Late medieval preoccupation with apes imitating human
behavior indicated increasing
uncertainty about the essential category of humanity. Even more threatening was
the appearance of monsters that further defied clear categorization. (…) After
the twelfth century, as people showed increasing preoccupation with the
blurring of lines between species, including humans and animals, an observer
could see in a deformed child evidence of the blending of species. (…) The most
common explanation was that of Gerald of Wales;
these births were the result of "unnatural" intercourse between
humans and
animals. Vincent of Beauvais
in his Speculum Naturale in the thirteenth century perhaps
states it as concisely and "scientifically" as anyone: “This type of
monstrosity sometimes occurs in this way, that is , by means of coitus between
different species, or by means of an unnatural type of copulation”. (...) Thus,
by the late Middle Ages , it seems that one's claim to humanity could be more
and more easily lost. By sins of the flesh (food or sex), one 's offspring could
slip over the line from human to beast”[3].
Nous retrouvons les
prolongements de cette panique à la fois dans l´endurcissement des lois contre
la bestialité[4]
et la prolifération monstrueuse de créatures hybrides dans l´art (parmi
lesquelles siégera notre singe lubrique), dénoncée dès 1140 par Bertrand de
Clairvaux lorsqu´il s'insurge contre les décorations des cloîtres, en
particulier le bestiaire sculpté : « Mais que
signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces
monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs? À quoi bon,
dans ces endroits, ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures
chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés, ces soldats qui
combattent et ces chasseurs qui donnent du cor ?»[5].
Cette angoisse ira s´aggrandissant, témoin de la radicalisation de la
pastorale de la Peur étudiée par Jean Delumeau dans son superbe dyptique sur la
Peur en Occident, tandis que la connexion entre le singe et le désir charnel ne cesse de s´accroître. Que
ce soit dans le contexte de la Chute (de plus en plus sexualisée) de l´Homme
(où le singe figure en malicieux adjuvant du Malin, accompagnant un couple qui
cueille des fruits, voire tendant un fruit à un autre singe qui fait un signe
de protestation ou encore à un homme nu), dans l´idée qui en dérive, surtout à
partir du XIVe siècle, du singe comme symbole du péché originel de l'homme, ou dans
les illustrations du singe enchaîné, figure d´espoir ou désespoir mais aussi de
la luxure qui guette au fond de l´homme, le singe gambade à loisir dans les
textes, enluminures, sculptures et rétables médiévaux comme l´a si bien montré
Janson dans sa monographie monumentale.
Ambivalent, il
peut être à la fois le signe de la luxure congénitale féminine (si le terme
s´applique alors aux prostituées dans plusieurs langues romanes –guenon, mona,
etc- Eve elle-même devient parfois une singesse, ainsi que son pendant païen Vénus
qui providentrait des singes dans une variante de la Nef des Fous de
Brant, Das Nüv Schiffrin Narragonia[6])
ou de la folie de ses victimes, les « singes amoureux » en proie à l´amor
fatui distillée par les fatales séductrices[7].
Parodie délibérée de l´Amour courtois prôné dans les cercles artistocratiques,
le singe lubrique est souvent représenté par les clercs comme l´envers du
chevalier, « figurant l´amour comme passion charnelle aux antipodes de la
chaste émotion de la poésie chevaleresque »[8]
(Janson, 261). Ces accusations des clercs envers les chevaliers leur seront bien
rendues, on le verra, sous la forme des singes dévots et sodomites que l´on
trouve à profusion dans les marges à drôlerie des manuscrits gothiques du XIIIe
au XIVe siècle.
Si
les animaux occupent une place de choix parmi les drôleries, les singes y sont
de loin les plus présents, étant parfois présents à chaque page comme dans le
psautier de Louis le Hutin (1315)[9].
Mais si nous les rencontrons dans tous les divertissements de la haute société
(la chasse, le tournoi, la musique, la danse, la jonglerie et les jeux), ils sont
avant tout représentés en clercs, écoliers ou dévots :
« S´il
est un statut qui convient encore mieux aux singes, c´est celui d´écolier. Il
n´existe aucune activité que les singes monopolisent aussi bien que
l´éducation. (...) L´assimilation de l´écolier au singe est aussi facile à
comprendre que celle du médecin ("ars simia naturae") puisque sa
tâche essentielle est d´imiter le maître. (…) L´assimilation de la liturgie et
de la dévotion à des singeries est plus étonnantes, mais nous avons remarqué
qu´elle est fréquente et franchement blasphématoire dans plusieurs manuscrits.
Rappelons le psautier Douce 5-6 où des singes se font bénir par l´évêque,
consacrent une église, exorcisent un démon, défèquent des hosties... »
Ce qui est a
priori étonnant c´est que ces singes clercs sont très souvent sodomites. Ce
rapprochement de la bête lubrique, jadis si intéressée par les femelles, au peccato
nefandi pourrait, selon J. Wirth, avoir été « suggéré aux
enlumineurs par un comportement bien réel des singes. Pour reconnaître la
supériorité d´un congénère, les primates prennent une attitude de salutation,
appelée la présentation, qui consiste à s´offrir à la monte. Il est donc
probable que les enlumineurs se soient inspirés de ces pratiques fréquentes
lorsqu´ils prêtent aux singes une prosternation inversée pour saluer un
supérieur comme l´évêque, et que cette attitude ait été interprétée comme
homosexuelle »[10].
Or, tenant compte du peu de connaissances réelles relatives aux comportements
réels des singes, nous mettrons ces accusations de sodomie portées contre la
gent simiesque sur le dos des dénonciations, bien connues par les historiens de
la sexualité, de la pratique en milieu clérical. C´est surtout ce contexte qui
explique le succès iconographique de la figure étonnante du singe
sodomite :
« Le singe
se voit à la fois conférer une forte analité (...) son postérieur est
fréqueemnt menacé d´agression, la sodomie apparaissant plus ici comme un
châtiment que comme un plaisir. Nolens volens, le singe est reconduit à un rôle
passif et infâme. A travers lui, le lettré se voit à la fois condamné comme
sodomite et condamé à se faire sodomiser. On ne peut manquer de mettre ces
iconographies en rapport avec le changement complet du statut de
l´homosexualité masculine dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. Les études
de Boswell et de Goodich ont montré qu élle était auparavant un péché comme un
autre et qu´elle n´intéressait pas les lois. En quelques décennies on est passé
d´une tolérance remarquable à la peine du feu. Comme les clercs étaient
particulièrement réputés s´y adonner, le passage à la répression doit être lié
à l´apparition d´une morale sexuelle laîque, valorisant la reproduction et les
pratiques sexuelles qui y conduisent. C´est en tout cas ce que suggère la
lecture du Roman de la Rose mais aussi le fait que le grief de sodomie ait été
utilisé par Philippe le Bel pour liquider un ordre religieux, celui des
templiers »[11].
Il
s´agit bien évidemment d´une parodie aristocratique de la deuxième fonction de
la féodalité que l´on retrouve aussi dans les fabliaux et toute la littérature
anticléricale du temps : « Les livres de prières aristocratiques
se moquent du clergé et des dévots sans qu´il puisse être question de les
exterminer. Leur portrait en singes sodomites doit certainement être compris
comme une petite vengeance face à l´obligation de lire pour être pieux. Au
difficile accès au livre des chevaliers répond l´impossible accès des clercs à
une sexualité licite »[12].
Dans cette production, à l´inverse de celle diffusée par la pastorale de la
peur, « le singe n´accède pas à l´hétérosexualité et, par conséquent,
ne se rencontre pas dans les scènes courtois(…) Le fou et le singe agissent
donc comme repoussoir de l´amour courtois et leurs agissements pervers sont
autant de péchés contre les commandements e l´amour », « les
obscénités du singe [permettant] d´assimiler à l´homosexualité la conduite des
religieux et des dévots »[13].
A SUIVRE
[1] “The increasing popularity of apes point to the
growing concern with ambiguity between humans and animals. This increasing
ambiguity may be seen most clearly in scientific writings of the twelfth and
thirteenth centuries. The two most important and original writers on the
subject of apes and people were Hildegard of Bingen, the twelfth century
abbess, and Albert the Great, the thirteenth- century scholastic. In her
medical tract, Physico, Hildegard wrote of the ape , "his behavior is
neither completely human nor completely animal." (…) This idea was
developed more fully by Albert the Great. Albert was the fir st to establish
three distinct "species" in the hierarchy of creation: humans,
"man-like creatures" (similitudiens hominis), and beasts. Albert 's
establishment of this third category that included apes, Pygmies , and other
ambiguous border creatures may have seemed to solve an intellectual problem
about the nature of these
creatures, but it opened the door for a new paradigm”
(Salisbury, 124). OU encore, comme le signale Janson à propos de
ces deux auteurs: “Their main significance ... lies in the fact that they
established a theoretical bridge, however frail, between man and the rest of
the animal world, with the ape serving as a kind of pillar in midstream."
(Apes and
Ape Lore, 77)
[2] “After the
twelfth century, skepticism seems to have been cast away, and the monstrous
races captured the medieval imagination.
Many of the creatures were included in the Bestiaries of the thirteenth
century, and the entries in this "scientific" work reveal the extent
to which people could imagine the blurring of the species. But the texts show
that people were not only concerned with surface characteristics that seemed to
blend species; their preoccupation showed concern for a mixing of the actual
essence of human and animal. (…) We can trace the increaSing popularity of
borderline creatures not only in the bestiaries but also in late medieval
travel literature” (Salisbury,
The Beast Within: Animals in the Middle Ages, 149)
[3] Salisbury, 126- 127
[4] Salisbury, 140
[5] Apologia,
chapitre XII, traduction de l'Abbé Carpentier, 1866
[6] “Si je ne tiens en estime que les choses
profanes/ et ne paie aucune attention à l´éternité/ C´est parce que j´ai été
conçue par un singe» Janson, 230
[7] Janson, 262
[8] Janson, 261. A. Neckam relate même un
tournoi organisé à l´aide de singes dressés chevauchant des chiens… (J. Wirth,
314)
[9] Nous suivons ici le
chapitre de J. Wirth consacré au singe dans son ouvrage Les marges à
drôlerie des manuscrits gothiques.
[10] Janson, 321
[11] Janson, 323
[12] Janson 324
[13] Id, ibid.