Voltaire contre Daesch: Mahomet ou le fanatisme
Antonio Dominguez Leiva
Depuis l´Histoire de Charles XII
et Zaïre divers textes dans l'oeuvre
de Voltaire témoignent de son intérêt pour l'Islam, articulé autour de deux
pôles interactifs: objet de connaissance pour l'historien des idées, arsenal
d'exemples et de figures où puiser pour alimenter la « guerre contre
l'infâme » qui anime toute son écriture et sa carrière de
« proto-intellectuel » (vantant notamment face au traumatisme des
guerres de Religion européennes « la tolérance
des Turcs » : c´est à Constantinople que Pangloss, Cunégonde et
Candide peuvent enfin cultiver leur jardin).
Toutefois, « s´il tire argument des dogmes et des moeurs du monde musulman pour
renvoyer au type de déisme qu'il défend ou à la religion et la morale
naturelles qu'il prône, en revanche le personnage de Mahomet restera pour
Voltaire à chaque fois qu'il en parle, «un sublime et hardi charlatan», le prêtre sanguinaire et superstitieux qui abuse de la crédulité du
peuple et le conduit à toutes sortes de crimes, prétexte commode pour peindre,
sous son masque, les ravages que commet dans l'Histoire, le fanatique
ambitieux » (Josiane Boulad-Ayoub, 1990, 5).
Le Fanatisme ou Mahomet, écrite en 1736 et jouée à Lille le 25 avril 1741 avant d´être interdite
par un Arrêt du Parlement de Paris, signe le point fort de la construction de
cette figure à la fois rhétorique et fantasmatique. Emprunter son canevas à
l'histoire orientale permettait à l´ambitieux tragédien, tout en se pliant au
goût du temps pour les turqueries, de s'éloigner de la réitération des héros de
l'antiquité grecque et romaine chers au classicisme du Grand Siècle, selon un
processus proche de l´« anxiété de l´influence » dégagée par Harold
Bloom (toutefois l´on reconnaît dans l'échange
des enfants à l'insu d'un père prêt à venger leur absence l'un des ressorts les
plus classiques de la tragédie, inauguré par Eschyle). Par
ailleurs le recours à l´exotisme permet de déplacer l'horreur tragique (qui
structurellement fait de Mahomet un vilain quasi-shakespearien chargé
d´inhumanité, un authentique « monstre » comme le lui dira sa victime
la plus pathétique, la douce Palmire) vers la polémique anti-religieuse,
remontant pour l´occasion «jusqu'à ces anciens scélérats fondateurs illustres
de la superstition, et du fanatisme, qui les premiers ont pris le couteau sur
l'autel pour faire des victimes de ceux qui refusaient d'être leurs disciples»[1].
La trame est inspirée par un des épisodes récurrents dans la polémique
religieuse anti-musulmane, l'histoire de Zaïnab et Zaïd ibn Háritha, telle qu´évoquée par l´historien
Jean Gagnier qui défendait dans La vie de
Mahomet (1732) la thèse traditionnelle de l'imposture mahométane. « Zaïd fut toujours
appellé le fils de Mahomet (...) jusqu`à ce qu´un jour l´Apôtre de Dieu vint au
logis de Zaïd pour quelque affaire. Zaïd n´y étoit pas; & il arriva par
hazard que le Prophéte jetta les yeux sur Zaïnab qui étoit ce jour-là
très-négligée , n'ayant que sa chemisé & un voile sur sa tête. Elle étoit
blanche comme l'albâtre, & d'une beauté charmante, avec cela d'un naturel
excellent par-dessus toutes les autres femmes des Koraïshites. Toutes ces rares
qualités firent une telle impression sur l'esprit du Prophète, que ravi
d'admiration , il ne put s'empêcher de se récrier: Dieu soit loue, qui change
le cœurs, & les tourne comme il lui plaît! 1l n'en dit pas davantage ;
& sur le champ il se retira. Zaïnab lui avoit entendu faire cette
exclamation. DèsqueZaïd, son Mari, fut de retour, elle lui conta la chose. Alors
Zaïd faisant une sérieuse réflexion sur cette avanture , crut ne pouvoir mieux
faire que de se séparer de sa femme, tant pour favoriser ses intérêts , que
pour servir l'amour de l'Apôtre de Dieu. Il témoigna donc ne plus aimer Zaïnab,
il fit même des efforts pour concevoir pour elle une espèce d'aversion, à
mesure qu'il voyoit combien l´amour du Prophète augmentoit. Enfin un jour Zaïd
alla trouver l'Apôtre de Dieu & lui dit : « Je veux repudier
Zaïnab ». Mais le Prophète , craignant le scandale, tâcha de le détourner
de cette résolution. Les termes de la
réponse se trouvent dans l'Alcoran, où toute cette intrigue amoureuse est
finement dévelopée. Dieu y est introduit parlant au Prophète de la sorte:
Souviens-toi lorsque tu dis ( à Zaïd, fils d'Háretha) que Dieu avoìt favorisé
de ses bien-faits, & à qui tu avois fait du bien : Retiens ta femme &
crains Dieu. Mais toi tu retenois caché dans ton cœur ce que Dieu devoit
manifester; (à savoir ton amour pour sa femme ) & tu craignais les hommes ;
mais il étoit bien plus juste que tu craignisse Dieu. En effet Zaïd eut assez
de pénétration d'esprit pour entrevoir que cette réponse n'étoit qu'un pur
compliment , & que dans le fond de son cœur éperduëment amoureux, le
Prophète souhaittoit ardemment qu'il répudiât sa femme. (...) Par cet exemple,
il n'y eût plus désormais de scrupule parmi les Fidèles à se marier avec les
femmes répudiées de leur fils adoptifs. II faut que le Commandement de Dieu soit
exécuté" (418-9)
L´épisode servait depuis le Moyen
Âge comme exemple de l´imposture du prétendu Prophète, toujours prêt à inventer
des messages divins pour bâtir une religion qui justifie ses ambitions
politiques et ses désirs politiques : “The
story has [the] popular appeal of a police-court character, if told with the
imputation of police-court motives, as it always was: the all but incestuous
adultery with the wife of an adopted son; Muhammad’s inability to resist
fleshly temptation; the use of a special revelation to justify what he had
done. The story was told so often that no attempt can be made here to trace its
literary history”. (Norman Daniel, 1993, 119).
Voltaire va recombiner, quant à lui, ces différents
enjeux autour d´une réélaboration entièrement fantasmatique de l´épisode, le
pliant aux exigences de la structure tragique héritée du classicisme : le
Zaïd historique sera ainsi éclipsé par Séide, érigé en véritable
personnage principal, incarnation suprême du fanatisme évoqué dans le titre
même de l´œuvre. Significativement, son nom deviendra un nom commun pour
désigner une personne au dévouement aveugle et fanatique, preuve de l´impact de
l´œuvre dans le discours social.
“À défaut d’incidents dans le fait
historique, il introduira dans sa tragédie un ensemble de circonstances,
d’obstacles et de périls dont le but sera de tenir les spectateurs en haleine
et d’exciter la pitié et la terreur », écrit Magdy Badir (131). C´est
ainsi que le siège de la Mecque, essentiellement pacifique selon les sources,
devient le cadre d´un affrontement épique justifiant la mécanique tragique.
Voltaire résume lui-même ainsi l'action de sa tragédie : «C'est un jeune
homme né avec de la vertu [Séide enlevé à son père Zopire lorsqu'il était
enfant vénère en Mahomet son bienfaiteur et l'envoyé de Dieu], qui séduit par
son fanatisme, assassine un vieillard qui l'aime, et qui dans l'idée de servir
Dieu se rend coupable sans le savoir d'un parricide ; c'est un imposteur
[Mahomet qui échafaude une religion au profit de ses ambitions personnelles]
qui ordonne ce meurtre, et qui promet à l'assassin un inceste pour récompense.»
En effet, Palmire, fille de Zopire sans le savoir, est retenue prisonnière à La
Mecque; pour en jouir, Mahomet a l´idée machiavélique de faire assassiner
Zopire par son fils Séide, qu´il empoisonnera ensuite pour s'en débarrasser. Coup
de théâtre ultime, cet épisode sera célébré comme un miracle par la foule des
croyants : détrompé par son père qu´il vient d´achever, Zaïde se retourne
in extremis contre Mahomet et excite le peuple contre ce dernier. Mais le voilà
qui chancelle sous les effets du poison aux lents effets qu'on lui a administré
sur l´odre de Mahomet, qui en appelle aussitôt au jugement de Dieu: «De nous
deux, à l'instant que le coupable expire». L´imposteur utilise ce faux miracle
pour annoncer que Dieu lui-même l'a déclaré son prophète et puni son
adversaire. Épilogue encore plus dysphorique, aux antipodes de l´anecdote
historique de Zaïnab, la belle Palmire se suicide par désespoir.
«Je sais que Mahomet n'a pas tramé précisément l'espèce de trahison qui
fait le sujet de cette tragédie, l'histoire dit seulement qu'il enleva la femme
de Séide, l'un de ses disciples, et qu'il persécuta Abusoftan, que je nomme
Zopire », écrit Voltaire à l´empereur-philosophe Frédéric II. « Mais
quiconque fait la guerre à son pays, et ose la faire au nom de Dieu, n'est-il
pas capable de tout? Je n'ai pas prétendu seulement mettre une action vraie sur
la scène mais des moeurs vraies, faire penser les hommes comme ils pensent dans
les circonstances où ils se trouvent, et représenter enfin ce que la fourberie
peut inventer de plus atroce, et ce que le fanatisme peut exécuter de plus
horrible : Mahomet n'est ici autre chose que les Tartuffe les armes à la main» [2].
La pièce
s´articule ainsi autour de la bipartition tragique entre l´imposture religieuse
et le fanatisme qu´elle distille, fabrique et manipule. La première se pare d´
une sorte de raison d´État encore toute cornélienne. Dans la scène 5 de l'acte
II, Mahomet pour séduire Zopire qui n'est pas dupe de son rôle de prophète, lui
révèle ses ambitieux desseins :
« Vois du nord au midi l' univers désolé,
la Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
l' Inde esclave et timide, et l' égypte abaissée,
des murs de Constantin la splendeur éclipsée ;
vois l' empire romain tombant de toutes parts,
ce grand corps déchiré, dont les membres épars
languissent dispersés sans honneur et sans vie :
sur ces débris du monde élevons l' Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
il faut un nouveau dieu pour l' aveugle univers.
la Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
l' Inde esclave et timide, et l' égypte abaissée,
des murs de Constantin la splendeur éclipsée ;
vois l' empire romain tombant de toutes parts,
ce grand corps déchiré, dont les membres épars
languissent dispersés sans honneur et sans vie :
sur ces débris du monde élevons l' Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
il faut un nouveau dieu pour l' aveugle univers.
(…)Ne me reproche point de tromper ma patrie ;
je détruis sa faiblesse et son idolâtrie :
sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
et, pour la rendre illustre, il la faut asservir ».
je détruis sa faiblesse et son idolâtrie :
sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
et, pour la rendre illustre, il la faut asservir ».
Mais cette mystification politique, inscrite dans la tradition de la
« religion des simples » défendue machiavéliquement comme pilier de
l´ordre social, devient, comme le montre cette scène même, prétexte à justifier
l´ambition personnelle et le simple désir sexuel. Loin de toute sagesse, elle
devient l´illustration du topos du « despotisme oriental », comme le
signale Hammerbeck : “From Cusa and Alfonso a Spina to Baudier and Prideaux, this fixed
identity of Muhammad as an “impostor,” a charlatan of low birth and a ruthless
political manipulator, continued. Moreover, this essentialization of the Prophet as a tyrannous
ruler paralleled Western images of the Sultans of the Ottoman Empire, the
rulers of Persia and the Moghul Empire. Thus an ahistorical Oriental despot
emerged, differing little from Biblical legends of Oriental potentates and
other “despots” from the East who had threatened the West, such as Xerxes,
Salah ad-Din and Tamurlaine. They all served as cultural templates of the
“eternal,” despotic Other who ruled over an empire of slaves”
(14).
L´articulation du despotisme politique et sexuel devient ainsi l´emblème de
sa monstruosité (l´anticléricalisme procède, par ailleurs, de même dans les
romans érotiques des Lumières). Le texte est hanté, dès lors, par cette
grande figure érotico-politique qu´est le sérail : « Voltaire’s depiction of a salacious prophet
is just one example of the Western infatuation with polygamy in Islamic
society, which manifested itself in the travelogues, histories, plays and other
literature of the 17th and 18th centuries. Michel Baudier, in his Histoire Generale du Serail, published in 1631, dwells on the women’s
quarters of the seraglio or the slave market, where women were purchased to
stock the Sultan’s harem, more than he examines the structure and functioning
of the Porte (…). According to Baudier, three primary desires governed the
Sultan’s psyche: love, cruelty and avarice (Baudier iii-iv). Voltaire, like
many pre-Modern Orientalist writers before him, deletes any rational or
humanistic notions of the Prophet, typifying his stage-Prophet as being motivated
solely by carnal appetites” (Hammerbeck ,
11)
Ces traits qui en faisaient dans la polémique dévote l´emblème d´un
anti-Christ enfargé dans les appétits de la chair n´étaient pourtant pas pour déplaire
le Voltaire libertin ; celui-ci ironise dans son court traité De l´Alcoran qui accompagnera l´édition
imprimée de la pièce avant d´intégrer le Dicitonnaire
philosophique : « Il disait que «la
jouissance des femmes le rendait plus fervent à la prière». En effet
pourquoi ne pas dire benedicite et grâces au lit comme à table? Une belle femme
vaut bien un souper »[3].
Et d´évoquer malicieusement un trait obscène qui témoigne, de façon posthume,
du caractère de « surmâle » de ce grand jouisseur devant
l´Éternel : « Son gendre Ali
prétendit que quand il fallut inhumer le prophète, on le trouva dans un état
qui n’est pas trop ordinaire aux morts, et que sa veuve Aishca s’écria: «Si
j’avais su que Dieu eût fait cette grâce au défunt, j’y serais accourue à
l’instant.» On pouvait dire de lui: Decet imperatorem stantem mori »[4].
L´idée d´imposture se nourrissait par ailleurs de toute la
tradition, déjà évoquée dans ces pages, des Trois imposteurs, essentielle
dans le développement de la libre pensée la plus radicale. Or, l´on trouvait
dans celle-ci un épisode qui, réitéré dans plusieurs ouvrages du XVIIe siècle a
bien pu inspirer Voltaire : afin d’abuser le peuple, Mahomet avait demandé
à l’un de ses compagnons de se dissimuler dans une fosse, d’où sa voix clamait :
“Moi, je suis votre Dieu, je déclare que j’ai établi Mahomet pour être le
prophète de toutes les nations ; ce sera de lui que vous apprendrez ma
véritable loi, que les Juifs et les Chrétiens ont altérée.” Mais un jour,
craignant que son complice ne révèle l’imposture, ce dernier « fut payé
par la plus grande et la plus noire ingratitude. En effet, Mahomet, entendant
la voix qui le proclamait un homme divin, se tournant vers le peuple, lui commanda,
au nom de ce Dieu qui le reconnaissait pour son prophète, de combler de pierres
cette fosse, d’où était sorti en sa faveur un témoignage si authentique, en
mémoire de la pierre que Jacob éleva pour marquer le lieu où Dieu lui était
apparu. Ainsi périt le misérable qui avait contribué à l’élévation de Mahomet ;
ce fut sur cet amas de pierres que le dernier des plus célèbres imposteurs a
établi sa loi »[5]
Cet épisode qui doit visiblement plus au plaisir du
blasphème qu’à l’exactitude historique est présent entre autres dans l’Apologie
pour tous les grands hommes qui ont été accusés de magie de Gabriel Naudé
(1635) et dans le Dictionnaire historique de Pierre Bayle (1695-1697),
livre de chevet de Voltaire. Ironiquement, comme l´a montré Ahmad Gunny, il
s´agirait de la transformation européenne d´une tradition arabe qui remonte à
un récit analogue dans l’Histoire générale du grand historien Ibn al
Athir (1160-1233), qui la rapporte au réformateur marocain Ibn Tumart (1078-1130).
Face aux accusations chrétiennes d´imposture visant à délégitimer un rival
religieux, il s´agit dans cette tradition sceptique de jeter un même discrédit
sur toutes les grandes figures érigées en gage de suprême vérité révélée. C´est
par un même mouvement que Voltaire aura l’idée
ingénieuse d’attaquer l’Eglise en se conformant strictement aux opinions
orthodoxes des dévots concernant Mahomet.
Mais plus encore que l´imposture c´est la mécanique perverse qu´elle
installe qui l´intéresse. La manipulation de la superstition entraîne une
logique qui mène au fanatisme : "Loin de moi les mortels
assez audacieux./ Pour juger par eux-mêmes, et pour voir par leurs yeux !/
Quiconque ose penser n'est pas né pour me croire./ Obéir en silence est votre
seule gloire". Et Voltaire de conspuer tous ces perfides qui, pareils à
Mahomet, «le glaive et l'Alcoran dans [leurs] sanglantes mains // imposent
silence au reste des humains"
C´est que
toute la pièce est traversée par le spectre d´un autre fanatisme, catholique
celui-là: « Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de
Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en
pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point
à la messe », écrira-t-il dans son Dictionnaire
philosophique. Véritable « symptôme », Voltaire « avait la
fièvre, tous les ans, à l'anniversaire de la Saint-Barthélémy. Il l'a dit
lui-même, plusieurs fois, et un témoin l'a confirmé: à l'approche du 24 août,
Voltaire tombait dans la prostration et s'alitait» (Pomerleau, 1955, 39). Dans sa
lettre déjà citée à l´empereur-philosophe Frédéric II, Voltaire développe
l'idée que Mahomet ne fait que reprendre mais sous d'autres noms l'épisode de
Jacques Clément, citant de nombreux exemples d'assassinats inspirés par le
fanatisme et les sectateurs d'un Dieu vengeur. Au sujet du schisme chrétien
qu´il décrira dans son poème épique La
Henriade, il écrira à d´Alembert : "Fanatiques papistes,
fanatiques calvinistes, tous sont pétris de la même m... détrempée de sang
corrompu»[6].
Le spectre
du fanatisme vient d´être réanimé par l´épisode du jansénisme convulsionnaire,
nouvelle manifestation de la «folie religieuse» populaire qui évoque chez
Voltaire les horreurs de la Ligue. Comme l´on sait, autour de la tombe de
François de Pâris, dans le cimetière de l'Église Saint-Médard de Paris, ont
lieu successivement entre 1727 et 1732 des guérisons miraculeuses et des «
crises de dévotion » se manifestant chez les fidèles par des convulsions
généralisées. C´est à travers cette symptomatologie qu´il décrira dans le Dictionnaire philosophique le fanatisme,
entendu là encore comme la mise en action sanglante de la superstition : «
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que
la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des
songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un
fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour
l'amour de Dieu. (...) J'ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des
miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux
s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et
ils auraient tué quiconque les eût contredits ».
Voltaire commence d´ailleurs sa tragédie par des allusions transparentes
aux convulsionnaires, signalant qu´à l´intérieur même de La Mecque assiégée il
se produit des phénomènes
similaires :
«(…) en ces murs mêmes qu'une troupe égarée
Des poisons de l'erreur avec zèle enivrée,
De ces miracles faux soutient l'illusion,
Répand le fanatisme et la sédition,
Appelle son armée, et croit qu'un dieu terrible
L'inspire, le conduit, et le rend invincible.»
De ces excès
évoqués au faux miracle qui clôt l´œuvre la référence à « l´autre
scène » de Saint-Médard est constante. S´affirme ainsi, autour des convulsions, le paradigme du fanatisme
religieux comme déséquilibre mental, dont allait se nourrir toute la
psychiatrie de l´âge médico-disciplinaire : « Que répondre à un homme
qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence
est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? Lorsqu'une fois le fanatisme a
gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable » (art.
« Fanatisme »). Si « les lois sont encore très impuissantes
contre ces accès de rage », Voltaire affirme alors, en bon représentant
des Lumières, le pouvoir civilisateur et pacificateur de la philosophie :
« il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit
philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des
hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès,
il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne
suffisent, pas contre la peste des âmes; la religion, loin d'être pour elles un
aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés (…) ils
puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne ».
L´ataraxie
des sages philosophes (l´exemple suprême étant celui « des lettrés de la
Chine ») s´érige ainsi contre le fanatisme entendu comme maladie mentale,
sciemment manipulée par les imposteurs qui la distillent : « Ce sont
presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le
poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui
faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur
promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût,
à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait ».
Ici encore, le référent oriental sert d´emblème et de prétexte à une critique
de la promesse de tous les « arrière-mondes » que démolira, à son
tour, Friedrich Nietzsche.
Voltaire
considérait la pièce "ce qu´il avait fait de mieux", les thèmes qu'il
y développait— «j'ai voulu faire voir par cet ouvrage à quels horribles excès
le fanatisme peut entraîner des âmes faibles conduites par un fourbe» —
servant, de manière forte et utile, «la vérité et le genre humain ». Plutôt que
la religion musulmane, ou même la religion chrétienne, Voltaire vise une cible
autrement importante à ses yeux: «l'enfant dénaturé» de toute religion, qui,
«armé pour la défendre, cherche à la détruire, // Et reçu dans son sein,
l'embrasse et la déchire».
Ses ennemis ne se trompèrent pas, notamment le parti
janséniste qui s'était aisément reconnu dans les allusions aux miraculés et
convulsionnaires de Saint Médard. Le procureur général JoIy de Fleury, affilié
aux défenseurs de L´Augustinus, s'empresse
de faire un rapport condamnant « l'énormité [de l´œuvre] en fait
d'infamie, de scélératesse, d'irréligion et d'impiété»,
lui qui vingt ans plus tard
demandera au Parlement la condamnation de L'Encyclopédie,
qui définit justement le fanatisme comme un «zèle aveugle et passionné, qui
naît des opinions superstitieuses et fait commettre des actions ridicules,
injustes et cruelles, non seulement sans honte et sans remords mais encore avec
une sorte de joie et de consolation». Contre les « Turcs de Paris »,
comme il les appelle, Voltaire va mobiliser toute l'Europe éclairée. Lorsque la
pièce sera reprise, huit ans plus tard, personne ne songera à l'interdire,
preuve de son triomphe ainsi que de la progression stratégique des Lumières
dans l´opinion publique naissante.
Toutefois, si
la machine de guerre voltairienne contre le fanatisme continuera de plus belle,
les références à l´Islam se feront de plus en plus positives. Comme le signale Faruk Bilici, des événements comme
celui de La Barre (sur le corps décapité duquel on brûlera le Dictionnaire
Philosophique) vont augmenter sa
sympathie pour les Turcs tolérants alors que paraîtront ses écrits les plus
hostiles au christianisme. Si « toutes les sectes » (toutes les
religions instituées donc, par opposition à la religion naturelle) « ont
été établies par des « cabales » et par la démagogie des prêtres qui
ont abusé de la naïveté des paysans, et qui sont arrivés ainsi à les faire
croire en « des miracles puérils » et à des « légendes
ridicules » (…), celle de Mahomet
qui serait « la plus brillante qui, seule entre tant d’établissements
humains, semble être en naissant sous la protection de Dieu » (2003). L´on connaît cependant
les critiques qui, dans le sillage du post-colonialisme, ont été adressées au
paradigme voltairien des Lumières qui, s´il annonce d´un côté la critique du
religieux des philosophes du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), pose aussi les
bases de la rhétorique « civilisatrice » de la colonisation européenne
du monde arabe.
D´où les critiques, souvent teintées du masochisme propre
au « sanglot de l´homme blanc » analysé par Pascal Bruckner (1983), à
« l´orientalisme » voltairien (bien que le modèle heuristique proposé
par Edward Said s´appuie sur un contexte colonial qui est bien postérieur aux
Lumières), exemplifiées par Hammerbeck lorsqu´il affirme : « As a significant
example of Enlightenment perceptions of the Islamic Other, Voltaire’s tragedy
reinforces a strategic location that provides justification for later French
and European colonial incursions into the Levant and North Africa. Though imbedded in Enlightenment ideas
concerning reason, tolerance and a search for moral universals, the play
exemplifies an ontology that negates cultural difference while (ironically)
attempting to embody these same concepts » (2-3).
De là le paradoxe auquel nous confronte l´œuvre, rendue à la plus brûlante
(littéralement) actualité par l´offensive djihadiste globalisée. Preuve des
tensions qui désormais la traversent, la tentative d'empêcher sa
mise en scène par Hervé Loichemol en 2005 suscite un échange virulent entre ce
dernier et Tariq Ramadan, qu´il accuse d´avoir provoqué cette censure. Le
professeur d´Études Islamiques à Oxford se défend dans une lettre où il
écrit : «L’état de la Communauté musulmane est tel qu’elle n’a
plus les moyens ni le recul nécessaire de dépasser ses amertumes (…). Toutes
vos justifications intellectuelles et littéraires, aussi sincères soient-elles
(et en soi devraient être discutées), pourraient donc d’emblée se voir évidées
de leur portée : car ce qui reste c’est cette image présentant un Mahomet
sanguinaire, intransigeant, jaloux, hypocrite et « fanatique », ce « faux
prophète » comme l’écrira Voltaire dans sa dédicace au pape Benoît XIV. Et vous
ne pourrez empêcher que cette description frappe avec violence le cœur et la
conscience des musulmans qui font partie de l’Europe et pour qui Mahomet est la
voie de l’horizon de leur identité et de leur sacralité. Un artiste, un metteur
en scène, peut-il à ce point négliger le caractère brutal que peut revêtir son
engagement ? Aux abords des espaces intimes et sacrés, ne vaut-il pas mieux
parfois s’imposer le silence ?»[7].
Dangereuse manipulation du débat multiculturel et postcolonial… doit-on, sous
prétexte de ne pas alimenter un conflit qui ravage présentement le monde,
cesser de rappeler les mises en garde de ceux qui, comme Voltaire, ont forgé,
sur les ruines des guerres religieuses, le sens de notre modernité ?
Bibliographie succincte
Le fanatisme, ou Mahomet le prophète (1736) sur Gallica (BNF)
Badir, Magdy Gabirel. “Voltaire et l’Islam.” Ed.
Theodore Besterman. Studies on Voltaire and the Eighteenth Century. 125.
Banbury, GB: Ceney and Sons Ltd., 1975.
Faruk Bilici, « L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution:
attraction et répulsion », Rives nord-méditerranéennes,
14 | 2003, 17-37 http://rives.revues.org/406#bodyftn26
Josiane Boulad-Ayoub, « "Et la religion le remplit de fureur..."
: Les déterminations idéologiques, polémiques et politiques, du Mahomet de
Voltaire. », Philosophiques, vol. 17,
n° 2, 1990, p. 3-22
Daniel, Norman. Islam
and the West: the Making of an Image. Oxford: OneWorld, 1993.
Ahmad Gunny, "Le Traité des trois imposteurs et ses origines
arabes", Dix-huitième siècle n. 28, 1996, pp.169-174
R. Pomerleau, Voltaire
par lui-même, Le
Seuil, Paris, 1955