L’histoire des formes ne peut s’en tenir à des analyses strictement formelles ; et on sait bien que les genres littéraires se définissent essentiellement par le rapport qu’ils entretiennent avec le conflit, plus ou moins brutal, du désir et de la réalité1. L’érotisme – qui, au fond, est moins une Weltanschauung qu’une topique – fut ainsi longtemps attaché à la fonction lyrique comprise comme une suprématie du désir. Correspondant alors à une quête, toujours relancée, de l’apaisement des besoins et de la satisfaction des pulsions, il tend, pour l’auteur comme pour son lecteur, vers la déréalisation, voire l’hallucination. Les marqueurs de subjectivité envahissent le texte où règnent modalisations, exclamations, répétitions. Tout passe alors par le regard du locuteur, instance toujours parfaitement distincte de l’auteur. Le plaisir de la lecture provient ici en droite ligne de l’impression de suivre ce regard désirant et de surprendre, comme par indélicatesse, les personnages dans leur intimité. Voilà qui recoupe – mais sur un autre plan – l’intuition de Barthes pour lequel « plus l’autre me tend les signes […] de son indifférence (de mon absence) plus je suis sûr de le surprendre, comme si pour tomber amoureux, il fallait accomplir la formalité ancestrale du rapt, à savoir la surprise (je surprends l’autre) »2. Cette dimension réapparaît naturellement dans le genre, un temps fécond, du dialogue d’éducation sexuelle. Mais, là, le principe de réalité peu à peu surgit ; et les personnages qui s’y répondent ne représentent pas seulement – sous forme métaphorique, voire allégorique – l’ingénuité et l’expérience. Ils figurent aussi, dans leur complémentarité et leur contraste, le discernement et le plaisir. Cette opposition est au cœur du roman picaresque, du roman-mémoires et du Bildungsroman qui ne sont somme toute que les trois facettes d’une même réalité générique3 et qui, paradoxalement, sont au faîte du modèle dramatique, c’est-à-dire du genre où s’affrontent directement et âprement désir et réalité – modèle dramatique qui tend progressivement, pour des raisons qui ont naguère été mises au jour par des critiques d’obédience marxiste comme Lukács, Bakhtine ou Goldmann, vers le genre critique, où seule domine l’exigence de réalité. A bien des égards, l’autofiction érotique – méthodique et égotiste – apparaît comme la combinaison de ces types concurrents. Elle rapporte un souvenir et crée rétrospectivement des hasards, redonnant ainsi un nouvel éclat aux transports passés.
1 J. Rohou, « Pour une histoire fonctionnelle de la pratique littéraire » in H. Béar et R. Fayolle (éd.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1990.
2 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p.228.
3 C. Guillén, « Toward a Definition of the Picaresque » in Literature as a System. Essays Towards the Theory of Literary History, Princeton, Pup, 1971.
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