dimanche 20 septembre 2009



Pourtant, étrangement, au contraire de l’autobiographie et du roman-mémoires classiques – où abondaient les marques de subjectivité du narrateur, s’émerveillant des hardiesses sexuelles auxquelles il cédait jadis, quand il n’était que personnage – le récit contemporain de l’intimité érotique, de qualité littéraire fort variable, est généralement marqué par un souci, revendiqué, d’objectivité. Celui-ci détermine aussi bien, par exemple, le style de Guillaume Dustan – qui, se réclamant à la fois de Renaud Camus, d’Hervé Guibert et de Duras, est fait de phrases courtes et récursives, du refus de la ponctuation, de l’alternance de constructions elliptiques et d’énumérations, de reproductions d’articles destinés à la presse, d’interviews, de lettres – que celui d’Annie Ernaux – lequel, volontairement en décalage avec l’autofiction et le récit postmodernes, déploie peu son récit, procédant par notations brèves où se multiplient les phrases nominales, les et cætera. Il en va de même de La Vie sexuelle de Catherine M. Certes, conformément aux confessions et autobiographies classiques, Catherine Millet, dès l’incipit de son récit, se livre à une longue anamnèse qui la conduit à faire remonter à l’enfance son actuelle intempérance et sa présente propension au stupre1. La dimension autobiographique – ou pseudo-autobiographique – de son récit est mise en avant par le titre même, qui se différencie nettement des écrits de Sade, d’Anaïs Nin ou de Pauline Réage où, malgré le déploiement de la matière personnelle, l’emportent les figures de fictionnalisation. L’ouvrage de Catherine Millet, a contrario, se veut parfaitement objectif, et – comme s’il s’inscrivait à la fois dans le sillage des théories éthologiques de Konrad Lorenz et Niko Tinbergen, et des analyses de Theodore Schneirla2 – étudie le comportement humain (en tant que comportement animal) dans son environnement naturel, en pointant à la fois le rôle de la stéréotypie dans la pulsion sexuelle et la modulation du comportement par l’expérience. Conformément à la logique inductive des genres autobiographiques, l’ouvrage est conjointement chargé d’une valeur subjective et d’une valeur scientifique, comme si, en dépit de toutes les tentatives, il était chimérique de détacher la quête de l’objectivité de l’expression personnelle. C’est peut-être bien cette superposition de registres antagoniques qui explique dans l’autofiction le passage de la résurrection de plaisirs anciens à l’invention de vies possibles. Catherine Millet insiste en ce sens sur le fait que le récit de vie, comme la partouze, offre à ses yeux « l’illusion de possibilités océaniques »3, affirmant même que « la parole, l’évocation même rapide, surtout rapide, d’épisode de [s]a vie sexuelle » ne vaut que parce qu’ « elle déploie à tout moment, dans toute son ampleur, le panorama des possibles »4.
C’est également cette alliance de deux genres « aussi accrédités l’un que l’autre dans notre culture, mais théoriquement exclusifs »5 qui, confortant le soupçon à l’égard de la narration traditionnelle, motive ensuite l’hésitation générique de ces aveux littéraires qui, amalgamant récits factuels et fictionnels, abondent depuis quelques décennies et gravitent invariablement autour de quelques thématiques récurrentes : la violence, la cruauté, la maladie, la prostitution, la mort, la frustration, la solitude ou la folie (confessions et journaux intimes de Christine Angot, Passion simple d’Annie Ernaux, Passion fixe de Philippe Sollers, Tricks de Renaud Camus, qui rassemble quarante-cinq récits autobiographiques de brèves rencontres sexuelles, ou ces autographies et egologies que sont Dans ma chambre, Je sors ce soir ou Plus fort que moi de Guillaume Dustan). C’est donc de manière attendue que Jacques Henric – persuadé que « la vie ne relève d’aucune norme mais obéit à de plus ou moins douces folies », « que ce qu’on veut vraiment appartient à l’impensable, et que ce qu’on pense vraiment dépasse souvent les bornes de la décence »6 – met en avant la difficulté qu’il éprouve à raconter « une vie sexuelle, une vie amoureuse ». Selon lui, qui estime ne plus pouvoir accorder le moindre crédit au « pouvoir de l’analyse et du récit », il serait parfaitement déraisonnable d’ « étaler dans une prose ce qui vous arrive de brusque, d’inattendu, d’unique, d’insaisissable, toutes ces taches intensément lumineuses qui naissent sur le fond sombre de la vie ! »7 De même que Catherine Millet – qui au demeurant sait combien « nous sommes soumis à des lois sociales, obligés par des rites familiaux »8 et, par là même, peu originaux – cherchait « le moyen de fixer par écrit cette joie extrême éprouvée lorsque les corps, attachés l’un à l’autre, ont la sensation de se déplier »9, Jacques Henric s’interroge sur le genre qu’il doit adopter pour rendre compte de son exploration des « voies du désir » : lui faut-il écrire « un roman de plus »10, ou « y aller d’une autofiction virant en vile hagiographie, d’un jeu se donnant une importance bouffonne »11 ? Rêvant d’être tout ensemble « l’apôtre, le poète, le chantre, l’aède, le directeur de conscience, l’exorciste, le nihiliste ricanant, le doctrinaire écumant, le prophète ratiocinant, le fin analyste du moi, de l’autre, de l’autre de l’autre, le philosophe, le sociologue, le sexologue, ou même le psy de service »12, il ne peut naturellement qu’adopter une forme mixte, la seule capable de rendre compte d’une complexité où se mêlent « travestissement, défiguration, dissolution de l’identité, volonté de perversion, tromperie, dissimulation, altération, mensonge, intention de faire illusion, soif de semblant, pitrerie, hypocrisie de cabotin »13. L’autofiction érotique dès lors n’est que l’alliance inconstante de genres fragiles : le roman, l’ekphrasis, l’autobiographie, les mémoires, l’altérobiographie14. La forme elle-même, au moins autant que la diégèse, suscitant le désir du lecteur.


1 C. Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001, p.9 sqq.
2 Cf. K. Lorenz, Les Fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 1984 ; N. Tinbergen, L’Etude de l’instinct, Paris, Payot, 1970 ; T. Schneirla, Selected Writings, L. Aronson, D. Lehrman, J. Rosenblatt & E. Tobach (éd.), San Francisco, W.H. Freeman & Co, 1972.
3 C. Millet, op.cit., p.65.
4 Ibid., p.66.
5 H. Godard, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 1985, p.371.
6 J. Henric, op.cit., p.272.
7 Ibid., p.331.
8 C. Millet, op. cit., p.106.
9 Ibid.
10 J. Henric, op.cit., p.24.
11 Ibid., p.24-25.
12 Ibid., p.25-26.
13 Ibid., p.26.
14 A. Dominguez Leiva, « Alterobiografías: exploración del Yo a través del Otro en la escritura reciente » in Viajes, n°3, Bruxelles & Madrid, avril 2005. Voir aussi S. Hubier, Littératures intimes. De l’autobiographie à l’autofiction, Paris, Armand Colin, 2003.

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