Cependant, ces films reposaient toujours sur un « système de valeurs inambigu (dualiste) » imposant « des règles d'action : ce n'est que dans un univers où l'on sait toujours distinguer l es bien du mal, la bonne voie de la mauvaise, que l'on peut affirmer, fut-ce implicitement, la nécessité de suivre l'une et d'éviter l'autre »1. Or, justement, The Silence of the Lambs, redistribuant sans cesse les rôles, bouleverse l'ensemble des orientations fantasmatiques sur lesquelles se fonde la culture américaine. Bien sûr, il est habituel que les personnages de serial killer mettent à mal, plus ou moins obliquement, l'american way of life. Cependant, c'est d'autre chose qu'il s'agit ici, une réflexion, souvent contradictoire sur les sexes, les genres, le désir. Moins, d'ailleurs, parce que Clarisse est vue par Crawford et par les aliénés masturbatoires de la prison de Lecter, comme un objet sexuel2 que le crime de Buffalo Bill ne consiste pas tant à tuer qu'à désirer (à Lecter, qui l'interroge sur l'homme qu'elle cherche, Clarrise répond à tort qu'il massacre des femmes. Le psychiatre anthropophage la corrige sur le champ : « no, he covets. That's his nature » – « il les convoite. C'est dans sa nature »)3. Si le film de Jonathan Demme est anxiogène – bien plus, au fond, que le sanglant Hannibal (2000) de Ridley Scott – c'est qu'il fictionnalise les inquiétudes qui ont agité l'Amérique des années Reagan et qui effraient encore notre monde globalisé. Le choc entre une volonté de restauration des valeurs de la classe moyenne, hétéorsexuelle et conservatrice, une réaction contre le mouvement féministe qui néanmoins se durcit et parvient à imposer dans la dóxa la double du critique du patriarcat et capitalisme, une mise en scène des valeurs viriles et, conjointement, leur effondrement. C'est sans doute Julius Evola qui, sans le savoir, décrivit le mieux cette les soubresaut de cette période, d' « une société qui ne sait plus rien de l’Ascète, ni du Guerrier ; dans une société où les mains des derniers aristocrates semblent faites davantage pour des raquettes de tennis ou des shakers de cocktails que pour des épées ou des sceptres ; dans une société où le type de l’homme viril – quand il ne s’identifie pas à la larve blafarde appelée « intellectuel » ou « professeur », au fantoche narcissique dénommé « artiste », ou à cette petite machine affairée et malpropre qu’est le banquier ou le politicien – est représenté par le boxeur ou l’acteur de cinéma ». « Nous voyons la civilisation moderne se tourner vers le nivellement, vers un stade qui, en réalité, n’est pas au-delà, mais en-deça de l’individuation et de la différence entre les sexes ». Or, justement, l'indifférenciation sexuelle – qui, avec le syncrétisme idéologique et le néo-tribalisme, forme le socle de postmodernité – est au cœur de The Silence of the Lambs, qui peut être interprété comme symptôme de cette nouvelle guerre des sexes. Guerre passablement hystérisée, au sens où « hystériser, c'est mettre du désir, de la libido là où, au premier abord, il n'y a pas lieu d'en mettre », « c'est faire naître dans le corps de l'autre un foyer ardent de libido [...], c'est érotiser une expression humaine quelle qu'elle soit alors que par elle-même, intimement, elle n'était pas de nature sexuelle »4. Le même processus sert de moteur à quantité de thrillers ; notamment, bien sûr, au genre, si particulier, de l'erotic thriller à la manière de Basic Instinct (1992), Original Sin (2001), Unfaithful (2002) ou In the Cut (2003).
1 Susan R. Suleiman, « Le Récit exemplaire », Poétique, n°32, Paris, Seuil, 1977, p.487. Voir, du même auteur, Authoritarian Fictions. The Ideological Novel as a Literary Genre, New York, Columbia University Press, 1983.
2 Voir notamment Greg Garrett, « Objecting to Objectification. Re-Viewing the Feminine in The Silence of the Lambs », Journal of Popular Culture, XXVII, n°4, 1994, p.1-12.
3 Cf. Diane Negra, « Coveting the Femining: Victor Frankenstein, Norman Bates, and Buffalo Bill », Literature Film Quaterly, XXIV, n°2, 1996, p.193-200.
4 Juan-David Nasio, L'Hystérie, ou l'enfant magnifique de la psychanalyse, Paris, Payot, 2001.