Toutefois, une seconde relation triangulaire – Lecter, Clarice, Buffalo Bill – se superpose bientôt à la première (Lecter, Clarice, Crawford). En effet, Buffalo Bill se présente clairement comme l'antithèse de Lecter, un être aux limites de l'humanité, un primitif vivant dans une cave qui, du reste, a tout d'une grotte. La véritable altérité pour l'agent Starling, c'est lui et non point Hannibal : il est le vrai monstre, sans identité, sans sexe, sans autre corps même que la cape qu'il coud avec les peaux de ses victimes. Tandis que Lecter ne s'en prend qu'à ceux qui le tourmentent et qui, d'une certaine façon, sont à sa mesure (le docteur Chilton ou les policiers chargés de sa surveillance), Buffalo Bill s'acharne sur les femmes, créatures qui, à l'exception de Clarice, sont présentées sinon comme faibles, du moins comme innocentes — « very gentle and kind » pour reprendre les termes de Mme le sénateur Martin parlant de sa fille Catherine1.
Mais si Lecter se caractérise, je l'ai dit, par sa maîtrise de lui-même, vertu cardinale des sociétés patriarcales, Buffalo Bill est un emblème des défauts que les cultures phallocentrées prêtent aux femmes : foucades, extravagances, psychasthénie, hystérie, narcissisme (la scène est fameuse et éloquante où, s'adressant à son reflet dans le miroir, Buffalo Bill sussure : « Would you fuck me? I'd fuck me. I'd fuck me hard. »). En somme, et pis que tout le reste, un efféminé, tout comme le docteur Chilton, le tendre ennemi de Lecter2. En somme, un de ces wimps honnis par l'ère Reagan3. La perméabilité des rôles masculin et féminin est du reste une constante des films terrifiants : d'un côté, lors de l'affrontement avec le tueur, la final girl est clairement masculinisée par une violence qu'elle excerce au demeurant au moyen d'une arme phallique, gourdin, couteau ou cognée. Carol Clover4 souligne qu'a contrario le méchant est presque toujours un homme dont la masculinité et la sexualité sont pour le moins problématiques : c'était le cas de Bates, ce sera encore celui de Billy et de Stu dans le film postmoderne de Wes Craven. S'inscrivant dans ce sillage, The Silence of the Lambs reprend bien la dichotomie de la bonne et de la mauvaise violences, tradition du cinéma hollywoodien, qui n'a eu de cesse de la questionner du western (Pale Rider), du rape and revenge (Death Wish), du film d'action (Lethal Weapon) en passant par le war movie (Rambo:the Mission).
1 De ce point de vue, il est indéniable que « The Silence of the Lambs deconstructs femininity as it has been constructed in four classic genres: the serial killer movie, the horror or monster movie, the 'pupil and mentor' movie and the 'psychiatrist and patient' movie. The Silence of the Lambs can be shown to deconstruct the generic amalgam of voyeurism, the 'male gaze' of the camera, castration anxiety and the confused and reinstated gender identities typical of the serial killer movie ». Voir Diane Dubois, « “Seeing the Female Body Differently”. Gender issues in the Silence of the Lambs », Journal of Gender Studies, vol. X, n°3, 2001, Londres, Routledge, p.297 sqq.
2 Julie Thorp, « The Travestite as Monster », Journal of Popular Films & Television, XIX, n°3, 1991, p.106 sqq.
3 Voir S. Jeffords, Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers Up, 1994.
4 Carol J. Clover, op.cit.
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