mercredi 16 mars 2011

Le silences des agneaux 1



Transposition de l'excellent roman de Thomas Harris qui, paru en 1988, reprenait le personnage du docteur Hannibal Lecter, le villain de Red Dragon (1981), qui sera lui-même adapté à l'écran en 2002 par Brett Ratner, The Silence of the Lambs de Jonathan Demme, sorti en 1991 sur les écrans, a très vite connu un immense succès et a obtenu cinq oscars, tous amplement mérités. Il s'inscrit naturellement dans la longue série des films de serial killer, dont certains sont, comme lui, d'authentiques chef-d'œuvres : Psycho (1960), Dirty Harry (1971), Copycat (1985) ou Henry: Portrait of a Serial Killer (1986). Il inspira, du reste, quantité de films : Basic Instinct (1992), Se7en (1995), American Psycho (2000), Zodiac (2007) ou Righteous Kill (2008) — pour ne rien dire de la remarquable série Profiler crée par Cynthia Saunders pour NBC au penchant du XXe siècle.
Cependant, ce film présente, ce me semble, quelques particularités remarquables. D'abord, il met en scène deux monstres, complémentaires et opposés – Lecter et Buffalo Bill. De ce point de vue, The Silence of the Lambs rompt avec les habitudes induites par le genre du slasher dont il reprend les tópoï pour les subvertir. Cette dimension parodique est d'ailleurs sensible dès le début du film. En effet, dans la scène initiale, Clarice, s'aguerrissant, en sueur, sur son parcours d'obstacle, est suivie, traquée, par la caméra sur un fond sonore pour le moins anxiogène qui évoque Hallowen ou Jaws. Mais ce n'est pas elle qui est pourchassée par un serial killer, elle s'entraîne au contraire, en tant qu'agent spécial du FBI à poursuivre les tueurs au mépris de la douleur, des tourments et de la souffrance (« Hurt, agony and pain : love it »). Qui est la proie, qui le prédateur ?, c'est la question inquiétante que ce film ne cesse de poser, et de retourner.
Ce curieux slasher movie est aussi, d'entrée de jeu, un Bildungsfilm, l'histoire d'un double accomplissement, personnel et professionnel. Or l'apprentissage de Clarice est précisément fondé sur les rapports, complexes, qu'elle entretient avec les deux faces de la sauvagerie ou, plutôt, de la cruauté qui, comme l'a bien montré Michel Erman a moins pour finalité de tuer que de profaner, de tuer deux fois1 en quelque sorte. Lecter – et, sur ce point aussi, les habitudes du spectateur sont renversées cul par dessus tête – est un affable dandy, un esthète avenant, un intellectuel d'une grande finesse, un docteur perspicace, courtois, cultivé (il cite Marc-Aurèle et admire les variations Goldberg de Bach, au clavecin), gourmet (« I ate his liver with some fava beans and a nice chianti ») et spirituel (« I'm having an old friend for dinner »). Il est à la fois un aristocrate à la manière du comte Dacrula, et un animal, une créature aussi féroce et endurante qu'un zombie. Il est aussi un parfait exégète, un herméneute achevé, un surhomme, omnipotent, une image du père imainaire, une incarnation de l'idéal de maîtrise, du savoir absolu, suscitant tout à tour l'amour et la haine. Ne parvient-il pas à contrôler jusqu'à son propre pouls pour faire croire à sa mort ? N'est-ce-pas grâce à lui qu'in fine l'énigme de l'identité de Buffalo Bill est résolue ? Enfin, dans le cadre du jeu, de plus en plus fréquent dans les films et séries de serial killers, du quid pro quo, pour reprendre l'expression qui sert de titre au quatrième épisode de la neuvième saison de Profiler, il est, pour Clarice, un Pygmalion, un nouveau guide qui vient se substituer à la figure de Crawford, le directeur des études du comportement au Bureau Fédéral d'Investigation, singulièrement antipathique. Civan Gürel a commenté cette première relation triangulaire sous l'angle de l'autoréflexivité et l'a interprétée « comme une parabole unissant les figures du producteur (Crawford), du réalisateur (Lecter) et de l'actrice (Clarice), le premier engageant la troisième qui est auditionnée, dirigée et lancée par le deuxième. Cette mise en abyme qui glorifie le créateur aux dépens du décisionnaire paraît aussi en résonance avec le système hollywoodien tel qu'il se met en place au milieu des années 1970, suite à la fin définitive de l'ère des studios, qui sont achetés par des multinationales. C'est dans ce milieu-là qu'évolue une nouvelle “espèce” de cinéastes, dite film school generation, issus d'école de cinéma ou de télévision, techniciens accomplis, cinéphiles jusqu'au bout des ongles, soucieux de s'établir à la fois comme hommes d'affaires et comme créateurs (Coppola, Spielberg, Scorsese, Lucas, Landis, etc.) »2. En somme, ce sont les conflits, les hésitations et les paradoxes du New Hollywood que figurerait, sur un mode implicite, The Silence of Lambs qui est loin d'être un simple « slasher pour yuppies – bien fait, bien joué, une version bien conçue de l'histoire parfaitement connue de la l'héroïne victime qui combat un persécuteur monstrueux et, pour finir, triomphe de lui, sans l'aide des hommes »3, comme dans Blue Steel (1989) ou Sleeping with the Enemy (1990). Cependant, comme ces films, le thriller de Jonathan Demme renverse bien les traditionels codes de genre (au sens de gender autant que de genre) et déstabilise les identifications – tantôt à l'habituelle position féminine (celle des victimes du psychokiller), tantôt à la position masculine (celle de la final girl qui fait sienne les attributs phalliques du tueur et finit par triompher de celui-ci). De ce point de vue, Clarice Starling, qui terrasse Buffalo Bill, qui n'est jamais qu'un nouveau Norman Bates, s'inscrit dans la lignée d'Ellen Ripley, de Laurie Strode, de Sally Hardesty, de Nancy Thompson et renforce l'idée, avancée par Linda Williams4, que la figure féminine dans le cinéma d'épouvante est souvent moins une victime du monstre que son double (voilà qui expliquerait, par parenthèse, que, dans le Dracula de Stocker comme dans ses adaptations cinématographiques, Mina soit aussi importante, affolante et inquiétante que le vampire lui-même5).


1 M. Erman, La Cruauté. Essai sur la passion du mal, Paris, Puf, 2009.
2 Civan Gürel, « Portrait de l'artiste en serial killer » in Projections. Actions cinéma/audiovisuel, Portraits d'artiste, n°22, décembre 2006, p.9 sqq. Jean-Marc Génuite & Civan Gürel, « Le Silence des agneaux : quand le loup devient gourou (“c'est pour mieux te guider mon enfant”) » in Tausend Augen, Lille, 2000 (www.tausendaugen.com/archives/ta19/dc6.pdf).
3 Carol J. Clover, Men, Women and Chain Saws. Gender in the Modern Horror Film, Princeton, Pup, 1993, p.232 : « slashers movies for yuppies – well-made, well-acted, and weel-conceived versions of the familiar story of a female victim-hero who squares off against, and finally blows away, without male help, a monstrous oppressor ».
4 Linda Williams, « When a Woman Looks » in Mary Ann Doane, Patricia Mellencamp & Linda Williams (éd.), Re-Vision: Essays in Feminist Criticism, American Film Institute, 1983, p.83-99. Voir aussi, du même auteur, Hardcore, éd.cit., p.208 sqq.
5 Cf. M. Picard, La Littérature et la mort, Paris, Puf, 1995, p.95 sqq.

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