mardi 3 mai 2011
Baudelaire et ses cervelles d´enfant 2
Le portrait de l´artiste en (plus tout jeune) cannibale s´étoffe et s´amplifie par d´autres anecdotes (à Bruxelles il se serait fait passer pour un parricide... anthropophage: "Oui, Monsieur, parce que j´ai assassiné mon père, et que je l´ai mangé, sans le faire bouillir", rapporte Henri Blaze de Bury) et se cristallise finalement sous la plume de Maxime Rude (pseud. Adolphe Perreau) dans une petite scénette à la Henri Monnier de ses Confidences d’un journaliste:
« Un soir, dans un restaurant où il était connu, Baudelaire commande un filet cuit à point, — tendre surtout. Le filet servi, — le patron lui- même, brave père de famille, monte voir si son client est satisfait.
— C'est bien le filet que je désirais, — répond celui-ci : if est tendre comme de la cervelle de petit enfant.
— Comme de la cervelle?...
— De petit enfant, — reprend le mystificateur en relevant la tête avec son regard le plus fixe et le plus aigu.
Le restaurateur descendit l'escalier en toute hâte pour garer ses enfants de ce client qui lui paraissait déjà un monomane féroce.
Baudelaire, du reste, n'aimait pas les enfants.
— Ça dérange les papiers, — disait-il, — et ça poisse les livres. » (1876, p. 168).
Une décennie plus tard l´anecdote est partout banalisée comme en témoignent les correspondances (« une autre fois il dit : « je viens de manger de la cervelle d’enfant, c’est fin comme des cerneaux », Lettre de Jules Troubat à Eugène Crépet, 16 août 1886). Et elle va, de fait, jouer un certain rôle dans la querelle journalistique qui entoure la polémique souscription lancée par La Plume en vue de l´érection d´une statue à la gloire du poète en 1892.
« Elever une statue à Baudelaire était à coup sûr l´idée la plus saugrenue qui se puisse concevoir", écrit Edouard Drumont. "L´homme éprouvait le besoin d´étonner par des originalités voulues, qui étaient parfois drôles. Chez Dinocheau [cabaret de la rue Bréda] il amenait avec lui une chatte qui mangeait des huîtres, et quand on lui demandait ce qu´il désirait, il déclarait qu´il avait envie de manger de la cervelle de petit enfant. On avait le temps, à cette époque, et l´on riait de tout cela"
Louis de Gonzague Privat évoque aussi l´anecdote dans sa diatribe :
« Baudelaire n´était pas sincère et goûtait une évidente satisfaction à voir courir le long des tables d´hôte des "restaurateurs de lettres" de son temps, ces mots soi-disant cruels qu´il affectionnait: "les noix fraîches ayant le goût de la cervelle d´un petit enfant" et tant d´autres balivernes qui le faisaient regarder comme un phénomène de corruption savante par les tout jeunes d´il y a trente ans » (13 septembre 1892).
Pour les défenseurs du projet il s´agit de renoncer à cette hagiographie du maudit : « Les harangues élogieuses que nous promet également l´inauguration feront justice définitive sans doute des racontars bébêtes, des légendes absurdes et des blagues injurieuses dont le grand poète fut toujours l´objet (...). Les anecdotes sur les noix, presque aussi bonnes à manger, lui faisait-on dire, que des cervelles de petit enfant; le citron pressuré sur les muqueuses de sa Malabaraise; d´autres raffinements sadiques, qu´on lui prêtait pêle-mêle avec des fumisteries de commis-voyageur, disparaîtront sous l´auréole de la glorification officielle (Lepelletier, 17 août 1892).
Anatole France illustre notamment cette tentative de récupération du poète qu´il dit avant tout « chrétien » : « M. Brunetière n'a vu dans l'auteur des Fleurs du mal qu'un extravagant et un fou. Il l'a dit avec sa franchise coutumière. Et ce jour-là, il a, par mégarde, offensé les muses, car Baudelaire est poète. Il a, je le reconnais, des manies odieuses; dans ses mauvais moments, il grimace comme un vieux macaque. Il affectait dans sa personne une sorte de dandysme satanique qui semble aujourd'hui assez ridicule. Il mettait sa joie à déplaire et son orgueil à paraître odieux. Cela est pitoyable et sa légende, faite par ses admirateurs et ses amis, abonde en traits de mauvais goût.
--Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant? disait-il un jour à un honnête fonctionnaire. Mangez-en; cela ressemble à des cerneaux et c'est excellent… » (Le Temps, 14 avril, 1889)
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