jeudi 5 mai 2011

Baudelaire et ses cervelles d´enfant 3




Rémi de Gourmont fait le point sur la légende des cervelles "à la Baudelaire", prolongeant les intuitions de Jules Vallès sur la psychologie sociale (le terme était apparu sous la plume de Gabriel Tarde) de l´artiste nouveau, à la fois soumis aux impératifs du régime de la publicité et à ceux du champ littéraire officiel qui le marginalise :

« Comme beaucoup de poètes, comme, par exemple, François Villon, Baudelaire mena une assez triste vie de pose et de mensonge ; son génie étant insuffisant à lui procurer la gloire et la fortune, ni ses vers n'étant lus, ni sa prose estimée, il souhaite d'attirer quand même sur lui l'attention des sots et il se fabriqua, lui-même, une légende : passer pour un exquis criminel accompli, pour un sadique méconnu, pour un tortureur de femmes et un mangeur d'enfants. Voilà ce qu'il voulut et il n'y réussit que trop bien.

Dites tout haut dans un restaurant, surtout si vous avez des yeux pervers et des cheveux de coupe inusitée : « Cette cervelle est quasi aussi bonne que de la cervelle de petit enfant... moins fondante... moins parfumée... les cervelles de nouveau-né au cary, quel régal ! » Dites cela d'un air détaché, comme si vous compariez tout simplement le pâté de pieds d'éléphant au confit de bosse de bison — et il se trouvera bien deux ou trois naïfs pour confier dans la soirée à leurs amis : « Mon cher, j'ai dîné à côté d'un poète... il tenait des propos... quel monstre ! Je ne comprends pas qu'on laisse ces individus-là vaguer en liberté... J'en verrais guillotiner quelques-uns avec plaisir ! »

Quinze jours après, votre réputation est faite et votre meilleur camarade, consulté sur votre anthropo..., ou plutôt, paidophagie, répondra : « Eh ! il en est bien capable ! »

Donc, après s'être remémoré de telles anecdotes, M. Brunetière a conclu : Elever un monument à Baudelaire, ce serait immoral» (La question Baudelaire 1892)

C´est donc assez logiquement que la légende qui intronise l´« artiste maudit » dans l´imaginaire collectif (Verlaine a publié son célèbre recueil six ans auparavant, en 1884) devient aussi celle qui repousse sa reconnaissance officielle. De fait le projet de statue commandé à Rodin (celui-ci avait déjà illustré les érotiques des Fleurs du Mal) est paralysé (il n´en restera que la tête que vous voyez ci-dessus) alors que Brunetière (qui avait lancé la vague d´indignation journalistique) est élu à l´Académie française.

Il faudra attendre encore une décennie pour qu´un monument soit érigé au cimetière Montparnasse par un inconnu spécialiste de l´art funéraire, José de Charmoy. Ce sera l´année de l´Immoraliste, de l´Hérésiarque et du Surmâle, écrit par celui qui, comme on sait, « monté sur le toit de sa maison, s'amusait un jour à « tirer » les pommes d'une voisine.
Elle poussa des cris !
- Arrêtez, misérable, vous allez tuer mes enfants !
Il lui répondit :
- Je vous en ferai d'autres, madame ! » (Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934).

L´artiste ogre avait bel et bien un avenir devant lui.

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