mercredi 12 octobre 2011

Quand les princesses décapitaient leurs grenouilles 6





Le conte fonctionne alors comme un double inversé de l´imaginaire de la sorcellerie propre au discours savant (manipulations de la créature qui provoquent sa métamorphose), s´appuyant sur une ambivalence symbolique centrale des batraciens qui oppose fortement les grenouilles et les crapauds. Il est d´ailleurs étonnant que le texte français préfère « crapaud » au « der frosch » allemand original ou au « frog » anglais, mais les textes écossais eux-mêmes évoquent la formule ambivalente losgann, à la fois grenouille et crapaud. Le conte illustre pourtant l´imaginaire solaire de la première au détriment de celui, démoniaque, du second. Chtonien (face au caractère aquatique de sa rivale), le crapaud présente une peau pourvue de petites verrues et sans éclat qui le désigne comme figure de la laideur (alors que les illustrations pour enfants insistent sur la brillance symbolique de la couleur verte dont la grenouille est parée à des fins mimétiques, en devenant même l´incarnation). Mais c´est surtout sa toxicité qui en fait, anthropologiquement, une figure de l´abjection (et du coup aussi de la praxis magique, devenue sorcellerie). Les crapauds possèdent des petites glandes excrétrices parotoïdes en arrière de leurs yeux qui synthétisent et libèrent une substance laiteuse qui les protégent des prédateurs, bloquant le système nerveux de ceux-ci voire provoquant sa paralysie ou encore la mort. Sur les entrefaites de cette fascinante bivalence, nous ne pouvons que vivement conseiller la lecture de l´ouvrage de Valérie Boll Autour du couple ambigu crapaud-grenouille: recherches ethnozoologiques.

Une autre symbolique du crapaud qui a pu influencer le motif culturel du baiser provient de l´iconographie alchimique. Nous en trouvons l´illustration dans le classique L'Atalanta fugiens ou "Les nouveaux emblèmes chymiques des secrets de la nature" publié en 1617 par Michael Maier, physicien de l'empereur occultiste Rodolphe II. L´emblème V « Appone mulieri super mammas bufonem, ut ablactet eum, & moriatur mulier, sitque bufo grossus de lacte » est suivi de l´étrange imago érotique où, au milieu d´une rue praguoise où flânent les badauds, le rituel du don courtois se transforme en agression au sein alléchant de la belle ébahie.

Suit, selon l´usage, l´épigramme qui découple l´effet d´énigme produit par le symbolon:

« Sur le sein de la femme place un crapaud glacé
Pour que, tel un enfant, il s’abreuve de lait.
Tarissant la mamelle, qu’il s’enfle, énorme bosse,
Et la femme épuisée abandonne la vie.
Ainsi tu te feras un illustre remède
Qui chasse le poison du cœur, ôtant son mal »

Et enfin le « Discours » qui explique tout cela par une série de digressions caractéristiques de la raison baroque, faisant notamment appel à la philosophia naturalis :

« les philosophes disent qu’il faut placer sur le sein de la femme un crapaud, pour qu’elle le nourrisse de son lait, à la manière d’un enfant. C’est là chose déplorable et affreuse à contempler, disons même impie, que le lait destiné à un petit enfant soit présenté au crapaud, bête venimeuse et ennemie de la nature humaine. Nous avons entendu et lu des récits sur les serpents et les dragons qui tarissent les pis des vaches. Peut-être les crapauds auraient-ils la même convoitise si l’occasion s’en offrait à eux chez ces animaux. (…)le crapaud occupe non la bouche mais le sein de la femme, dont le lait le fait croître jusqu’à ce qu’il devienne d’une grandeur et d’une force considérables et que, de son côté, la femme, épuisée, dépérisse et meure. Car le venin, par les veines de la poitrine, se communique facilement au cœur qu’il empoisonne et éteint, comme le montre la mort de Cléopâtre : elle plaça des vipères sur son sein quand elle eut décidé d’être devancée par la mort, pour ne pas être tramée dans les mains et les triomphes de ses vainqueurs. Mais, afin que nul n’estime les philosophes assez cruels pour ordonner d’appliquer à la femme un serpent venimeux, on doit savoir que ce crapaud est le petit, le fils de cette même femme, issu d’un enfantement monstrueux. Il doit, en conséquence, selon le droit naturel, jouir et se nourrir du lait de sa mère. Il n’entre pas dans la volonté du fils que la mère meure. Car il n’a pu empoisonner sa mère, celui qui avait été formé dans ses entrailles et s’était augmenté, grâce à son sang »

Le récit digressif se complexifie et nous voici partis dans un jeu de labyrinthes dont affectionne l´âge baroque, car le crapaud de l´image n´est donc nul autre que le fils de la belle ( !). Et de cette « scène primordiale » quasi-freudienne nous passons à la minéralogie alchimique :

« Est-ce, en vérité, un prodige, que de voir un crapaud naître d’une femme ? Nous savons que cela s’est produit à une autre occasion. Guillaume de Newbridge, écrivain anglais, écrit dans ses Commentaires (avec quelle fidélité, que d’autres en décident !) que, tandis que l’on partageait une certaine grande pierre, dans une carrière située sur le territoire de l’évêque de Wilton, on trouva à l’intérieur un crapaud vivant muni d’une chaîne d’or. Sur l’ordre de l’évêque, il fut enfoui à la même place et plongé dans de perpétuelles ténèbres, de peur qu’il ne portât avec lui quelque mauvais sort. Tel est aussi ce crapaud, car il est rehaussé d’or. Ce n’est pas sans doute un or apparent et consistant en l’ouvrage artificiel, d´une chaîne, mais un or intérieur, naturel, celui de la pierre que d’autres nomment borax, chelonitis, batrachite, crapaudine ou garatron ».

Madone alchimique, la femme allaitant le crapaud en vient à illustrer donc une des modalités de la Grande Œuvre, opération délicate de la Matière Première pour obtenir la Pierre Philosophale... Comme l´explique Rafal T. Prinke :

“In the English alchemical tradition the Toad is a symbol of the First Matter of the Work, which is Saturnine in nature (which does not have to mean lead but any substance associated with Saturn). Sometimes it refers only the the phase of Putrefaction or Caput Corvi, on account of its Saturnine symbolism ("Regnum Saturni"), sometimes also to the Philosophers' Stone itself, as the "jewel" hidden in the Toad's head (i.e. in the First Matter). This kind of symbolism seems to have been continued by later alchemists in England, through continuous interest in the works of Ripley displayed by such authors as Elias Ashmole, Eirenaeus Philalates, or Samuel Norton, the grandchild of Ripley's supposed apprentice Thomas Norton” (The Hermetic Journal, 1991, 78-90)



De fait, comme Prinke le signale, l´épigramme de Meier reprend la symbolique du poème The Vision de George Ripley:

A Toad full Ruddy I saw, did drink the juice of Grapes so fast,
Till over-charged with the broth, his Bowels all to brast:
And after that, from poyson'd Bulk he cast his Venom fell,
For Grief and Pain whereof his Members all began to swell.

mais en l´infléchissant: « In this case the Toad drinks Virgin's Milk instead of Juice of Grapes, which may be just different terminology. However, it is the woman who dies, not the Toad. The sexual interpretation can also have been intended as a woman with a toad on her breast is identical with the symbol of debauchery or sexual attraction used by Bosch”. Ce passage “from physical alchemy of Ripley and his contemporaries (i.e. probably describing actual chemical processes) to the highly spiritualized (and possibly incorporating the sexual aspect) alchemy of the 17th century Rosicrucian Englightenment” retrouve donc, détourné, l´imaginaire saturnien et sinistre qui hantait les crapauds de la sorcellerie…


Il n´y a pas une préséance des mythes de la sorcellerie ou de l´alchimie sur la logique imaginaire du conte, mais sans doute une contiguïté de représentations par laquelle les usages rituels du crapaud et ses pouvoirs de transformation furent inversés axiologiquement dans la symbolique des grenouilles chère aux contes populaires. Figure bivalente dans le conte des Grimm elle passa du dégoût à l´acceptation non seulement à l´intérieur du récit mais aussi, historiquement, dans les différentes versions qui allèrent de la mise à mort transformatrice au baiser magique, geste à forte valeur anthropologique avant que d´être banalisé et dessubstantialisé dans quantité de productions culturelles.



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