mercredi 12 octobre 2011
Quand les princesses décapitaient leurs grenouilles 1
1. Qu´il ne faut point embrasser les grenouilles...
Le rituel vaguement zoophilique d´embrasser les grenouilles pour qu´elles se transforment en princes est un exemple assez frappant du processus de domestication et sentimentalisation qu´ont connu les contes populaires dans le droit fil du "processus de civilisation" étudié jadis par Norbert Elias et l´acculturation des sociétés paysannes analysée par son disciple R. Muchembled.
Faussement attribué à des sources populaires, ce geste amoureux en est venu à constituer un des topoï identificateurs de la féerie elle-même, sans cesse véhiculé et parodié dans des productions qui vont du dysnéien The Princess and the Frog à la trilogie Shrek.
Par un effet de "mélecture" vivace on s´obstine à l´associer avec le conte des frères Grimm qui instaure la métamorphose du batracien en figure princière, « Der Froschkönig oder der eiserne Heinrich », « Le Roi Grenouille ou Henri de Fer », conte qui occupe symptomatiquement une position inaugurale dans le premier tome des célèbres Contes de l'enfance et du foyer (Kinder- und Hausmärchen, 1812).
Or il n´y est nulle question d´embrasser la répugnante créature, tout au contraire. Tenue de devenir sa compagne en échange de son aide pour récupérer sa balle d´or au fond d´une fontaine (étrange pacte pour une non moins étrange hiérogamie), la princesse doit subir les pressantes demandes de cet hôte malséant.
"Lorsqu’il eut mangé à sa faim, il dit : « Maintenant je suis fatigué et je veux aller dormir, porte-moi dans ta chambrette, prépare ton petit lit douillet et nous nous y étendrons ensemble ».
La fille du roi fut effrayée quand elle entendit cela, elle avait peur du crapaud et de son corps froid, elle n’osait pas le toucher et voilà qu’elle devrait partager son lit avec lui. Elle se mit à pleurer et refusa. Alors le roi se fâcha et lui ordonna, puisqu’elle s’y était engagée, de faire ce qu’elle avait promis. Rien n’y fit, elle dut faire ce que son père voulait, mais son cœur était rempli de colère. Elle prit le crapaud du bout des doigts et le monta dans sa chambre, elle se coucha sur son lit mais au lieu de le coucher à côté d’elle, elle le lança violemment contre le mur : « Et maintenant, laisse-moi tranquille, vilain crapaud ».
Le crapaud ne retomba pas mort sur le lit, mais c’est un joli prince qu’elle vit alors à son côté. Il devint son cher compagnon, elle l’aima et l’estima comme elle l’avait promis. Heureux d’être ensemble ils s’endormirent".
Voilà pour cette étrange métamorphose, éminemment sexuelle, qui se passe de sentimentalisations et relève de la pure abjection.
2... mais les décapiter
La réaction de la charmante princesse n´est rien comparée à celle de ses homologues dans les versions les plus anciennes du conte, qui dans la classification des contes-types d'Aarne et Thompson donne titre aux contes de type AT 440 (« Les Rois-Grenouilles »).
Ainsi dans Popular Rhymes of Scotland (1842), Robert Chambers réfère-t-il une version du conte que lui aurait raconté son ami Charles Kirkpatrick Sharpe qui l´aurait entendu de sa nourrice vers 1784 et où l´héroïne décapite carrément la bestiole.
"O ay," says the mother, "put the poor paddo to bed." And so she put the paddo to his bed. (Here let us abridge a little.) Then the paddo sang again:
Now fetch me an axe, my hinnie, my heart,
Now fetch me an axe, my ain true love;
Remember the promise that you and I made,
Down i' the meadow, where we twa met.
Well, the lassie chappit aff his head; and no sooner was that done, than he started up the bonniest young prince that ever was seen. And the twa lived happy a' the rest o' their days”.
Popular Rhymes of Scotland: New Edition (London and Edinburgh: W. and R. Chambers, 1870), pp. 87-89
Notons, fait symptomatique, l´escamotage (sous couvert d´économie narrative) du moment où l´amant-grenouille entre dans le lit nuptial, avant de demander à être décapité.
La scène est plus longuement évoquée dans Popular Rhymes and Nursery Tales: A Sequel to the Nursery Rhymes of England (1849) de James Orchard Halliwell-Phillipps, tout aussi régie par la décapitation transformatrice.
“That night, immediately supper was finished, the frog again exclaimed:
Go wi' me to bed, my hinny, my heart,
Go wi' me to bed, my own darling;
Remember the words you spoke to me,
In the meadow by the well-spring.
She again allowed the frog to share her couch, and in the morning, as soon as she was dressed, he jumped towards her, saying:
Chop off my head, my hinny, my heart,
Chop off my head, my own darling;
Remember the words you spoke to me,
In the meadow by the well-spring.
The maiden had no sooner accomplished this last request, than in the stead of the frog there stood by her side the handsomest prince in the world, who had long been transformed by a magician, and who could never have recovered his natural shape until a beautiful virgin had consented, of her own accord, to make him her bedfellow for two nights. The joy of all parties was complete; the girl and the prince were shortly afterwards married, and lived for many years in the enjoyment of every happiness”
Popular Rhymes and Nursery Tales: A Sequel to the Nursery Rhymes of England (London: John Russell Smith, 1849), pp. 43-47.
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