Contemporain du terme et des premiers mouvements d'avant-garde, le «dionysien» nietzschéen est avant tout «un désir d'unité, un dépassement de la personne, de la vie quotidienne, de la société, de la réalité, lequel est un abîme d'oubli; le débordement passionné et douloureux qui s'épanche dans des états plus obscurs, plus pleins, plus flottants; une affirmation extasiée de l'existence dans son ensemble, toujours égale à elle-même à travers tous les changements (...) La grande participation panthéiste à toute joie et à toute peine, qui, du fond d'une éternelle volonté de procréation, de fécondité, d'éternité, approuve et sanctifie même les qualités les plus effroyables et les plus énigmatiques de la vie: en tant que sentiment de l'union nécessaire entre la création et la destruction» (in Goedert, 1977: 372).
Dans cette «joie (Lust) du devenir lui-même, cette joie qui comporte la joie de l'anéantissement (Vernichten)»(EH, NT § 3), où Nietzsche s'autoproclame le «premier philosophe tragique), il joue à inventer ainsi une véritable «religion d'artiste» (Schaeffer,1992: 296), où la volonté de créer s'oppose sans cesse à la détresse de la volonté d'adorer: «nous voulons devenir ce que nous sommes - les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux qui se donnent leur propre loi, ceux qui se créent eux-mêmes»(GS, § 335).
C'est là un condensé des formules que l'on retrouve par la suite dans les manifestes, proclamations et programmes des différentes avant-gardes, dans une lignée qui va des formes hétérodoxes du symbolisme contemporaines de Nietzsche lui-même jusqu'au(x) surréalisme(s), en passant par des centaines de -ismes dont H. Meschonnic évoque, en un catalogue humoristique, la prolifération, de l'acméisme russe au zénitisme yougoslave (1988: 60).
mardi 23 décembre 2008
samedi 20 décembre 2008
L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes
Le terme d'«avant-garde»est d'abord une notion française née de la Révolution qui implique un mouvement, vers le progrès, en groupe; terme d'origine militaire sur lequel Baudelaire déjà ironise, préfigurant Nietzsche, dès 1864 : «Les littérateurs d'avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société» (in Meschonnic, 1988: 87).
Au niveau des mouvements organisés, l'origine est amplement discutée dans des querelles érudites: la logique de l'avant-garde (manifestes, contre salons, scandales et polémiques, réinvention de la tradition, etc...) est déjà acquise à l'époque symboliste. Plus précisément, pour L. Ferry «il semble que, dans le contexte français, ce soit le groupe des «Incohérents»(1882-1889) qui constitue la première avant-garde esthétique digne de ce nom» (Ferry, 1990: 275).
Le manifeste du Symbolisme publié par J. Moréas dans le Figaro du 18 septembre 1886 reste exemplaire, condensant les stratégies du processus de légitimation avant-gardiste. «Comme tous les arts, la littérature évolue: évolution cyclique avec des retours strictement déterminés (...) Il serait superflu de faire observer que chaque nouvelle phase évolutive de l'art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l'inéluctable fin de l'école immédiatement antérieure (...) d'imitation en imitation ce qui fut le neuf et le spontané devient le poncif et le lieu-commun (...). Une nouvelle manifestation d'art était donc attendue, nécessaire (...). Nous avons déjà proposé la dénomination de Symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement le tendance actuelle de l'esprit créateur en art (...) pour suivre l'exacte filiation de la nouvelle école il faudrait remonter jusques à Shakespeare, jusques aux mystiques, plus loin encore (...). Ainsi dédaigneux de la méthode puérile du naturalisme, le roman symbolique/impressionniste édifiera son oeuvre de déformation subjective» (Delevoy, 1982: 71).
Peu après le néologisme de l'«avant-garde» surgit un autre, adjectivation du nom d'un dieu grec insaisissable et méconnu. Le terme de «dionysiaque», né sous la plume de F. Nietzsche, marque une opération par laquelle le mythe de Dionysos est réinterrogé à l'intérieur du champ philologique puis philosophique, donnant lieu à une essentialisation qui, en tant que construction culturelle novatrice, deviendra une notion clé dans le répertoire de la modernité, problématisant l'articulation des rapports ambigus entre celle-ci et l'avant-garde. Le concept nietzschéen, à la fois central pour toute une modernité réticente à l'«avant-gardisme» et pour ce phénomène lui-même, permet d'interroger sous un angle novateur les rapports entre ces deux pôles.
mardi 2 décembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 6
En même temps que le concept nietzschéen de la danse dionysiaque influence la naissance de la danse moderne , il envahit les autres arts, notamment la peinture, très liée à l'expérience du mouvement des corps libérés dans l'espace, telle qu'elle s'inscrit dans une des œuvres clés de l'art moderne, La danse (1909) de Matisse. C'est notamment au sein du mouvement expressionniste, animée par de constantes confluences entre les arts plastiques et la danse, que ce phénomène est le plus remarquable.
Ainsi une des meilleures illustrations de la danse dionysiaque est celle, peinte par Emil Nolde, de la Danse autour du Veau d'or (1910), une des œuvres les plus importantes de l'expressionnisme. Le modèle, selon le titre une scène de l'Ancien Testament, demeure un simple prétexte pour représenter une sauvage scène d'orgie. Quatre jeunes femmes pratiquement nues, exécutent une danse extatique, troublant les sens, une épouvantable fête de la joie, pleine de couleurs brûlantes.
Curieusement, le peintre, qui participait avec les membres du Brücke à des camps nudistes et était un érudit pionnier du primitivisme, eut une grande influence sur Mary Wigman, qu'il poussa à s'orienter vers la danse, et avec qui il demeura très lié le restant de sa vie. Réciproquement, la danse fut une inspiration importante de son travail: «on retrouve chez les deux artistes, et plus généralement dans l'art expressionniste allemand, des corps aux lignes torturées, où l'ombre et la lumière, le bien et le mal, l'intérieur et l'extérieur forment des contrastes inquiétants»(Ginot, 1995: 96).
Au niveau de la poésie c'est encore l'expressionnisme qui marque les évocations les plus frappantes de la danse dionysiaque. Ainsi le poète roumain Lucian Blaga, sur qui la pensée de Nietzsche eut une grande influence, intitulé Je veux danser un poème de 1919, hanté par Zarathoustra (concrètement «Lire et écrire» repris en intertexte) et les Dithyrambes à Dionysos:
«Oh, je veux danser comme jamais je ne l'ai fait!/ Que Dieu ne se sente pas/ en moi/ comme un esclave lié par des menottes dans un cachot./ Ô Terre donne-moi des ailes./ Je veux être flèche pour fendre/ toute l'immensité,/ pour ne plus voir autour de moi que le ciel,/ (...) et -baigné dans le flot de lumière-/ danser/ mû par des élans inouïs/ pour que Dieu puisse respirer à l'aise en moi,/ et ne dise pas:/ «Je suis esclave dans un cachot»(in J. Brun, 1976: 23)
Comme pour l'ascension dansante nietzschéenne, «la frénésie s'étend à l'échelle cosmique et à une sorte de béatitude où le moi se fond intégralement avec la nature», exaltant «l'élévation de l'existence au rang de la chorégraphie»(id, ibid.); chorégraphie de la libération des corps «nouveaux» que découvre la danse moderne:
«Donnez-moi un corps,/ vous, montagnes,/ et mers;/ donnez-moi un autre corps pour décharger pleinement ma folie!/ ô Terre immense, sois mon tronc/ (...) Sois l'amphore de mon moi obstiné»(id, ibid.)
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