mardi 2 décembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 6



En même temps que le concept nietzschéen de la danse dionysiaque influence la naissance de la danse moderne , il envahit les autres arts, notamment la peinture, très liée à l'expérience du mouvement des corps libérés dans l'espace, telle qu'elle s'inscrit dans une des œuvres clés de l'art moderne, La danse (1909) de Matisse. C'est notamment au sein du mouvement expressionniste, animée par de constantes confluences entre les arts plastiques et la danse, que ce phénomène est le plus remarquable.

Ainsi une des meilleures illustrations de la danse dionysiaque est celle, peinte par Emil Nolde, de la Danse autour du Veau d'or (1910), une des œuvres les plus importantes de l'expressionnisme. Le modèle, selon le titre une scène de l'Ancien Testament, demeure un simple prétexte pour représenter une sauvage scène d'orgie. Quatre jeunes femmes pratiquement nues, exécutent une danse extatique, troublant les sens, une épouvantable fête de la joie, pleine de couleurs brûlantes.

Curieusement, le peintre, qui participait avec les membres du Brücke à des camps nudistes et était un érudit pionnier du primitivisme, eut une grande influence sur Mary Wigman, qu'il poussa à s'orienter vers la danse, et avec qui il demeura très lié le restant de sa vie. Réciproquement, la danse fut une inspiration importante de son travail: «on retrouve chez les deux artistes, et plus généralement dans l'art expressionniste allemand, des corps aux lignes torturées, où l'ombre et la lumière, le bien et le mal, l'intérieur et l'extérieur forment des contrastes inquiétants»(Ginot, 1995: 96).

Au niveau de la poésie c'est encore l'expressionnisme qui marque les évocations les plus frappantes de la danse dionysiaque. Ainsi le poète roumain Lucian Blaga, sur qui la pensée de Nietzsche eut une grande influence, intitulé Je veux danser un poème de 1919, hanté par Zarathoustra (concrètement «Lire et écrire» repris en intertexte) et les Dithyrambes à Dionysos:

«Oh, je veux danser comme jamais je ne l'ai fait!/ Que Dieu ne se sente pas/ en moi/ comme un esclave lié par des menottes dans un cachot./ Ô Terre donne-moi des ailes./ Je veux être flèche pour fendre/ toute l'immensité,/ pour ne plus voir autour de moi que le ciel,/ (...) et -baigné dans le flot de lumière-/ danser/ mû par des élans inouïs/ pour que Dieu puisse respirer à l'aise en moi,/ et ne dise pas:/ «Je suis esclave dans un cachot»(in J. Brun, 1976: 23)

Comme pour l'ascension dansante nietzschéenne, «la frénésie s'étend à l'échelle cosmique et à une sorte de béatitude où le moi se fond intégralement avec la nature», exaltant «l'élévation de l'existence au rang de la chorégraphie»(id, ibid.); chorégraphie de la libération des corps «nouveaux» que découvre la danse moderne:

«Donnez-moi un corps,/ vous, montagnes,/ et mers;/ donnez-moi un autre corps pour décharger pleinement ma folie!/ ô Terre immense, sois mon tronc/ (...) Sois l'amphore de mon moi obstiné»(id, ibid.)

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