La philosophie de Bataille est une anthropologie culturelle qui tente d’expliquer comment s’associent ou se désunissent au fil du temps certaines représentations sociales : érotisme et mysticisme chez les baroques, littérature et excès à l’époque du marquis de Sade, volupté et potlatch dans les sociétés du labeur organisé. Mais cette méthode est aussi une sémiologie qui vise à comprendre les sociétés humaines et à savoir pourquoi l’on en est venu à penser comme on pense. Certes, il existe des signes politiques, religieux, diplomatiques, que sais-je ? Mais les signes essentiels que nous adressons à autrui sont d’abord – et essentiellement – corporels. Or, l’intérêt de la philosophie de Bataille tient d’abord à l’attention qu’elle a porté aux corps, en s’attachant, notamment, à la distinction de l’homme et de l’animal. La déclaration des Larmes d’Éros fut longtemps célèbre : « l’animal... Le singe, dont parfois la sensualité s’exaspère, ignore l’érotisme »1. Certes – et les environnementalistes tant en vogue aujourd’hui en font la pierre de touche de leur prétendue métaphysique –, d’un point de vue biologique, l’être humain est un animal. Pour autant, il est supérieur à tous les autres en ce qu’il connaît l’érotisme, cette « approbation de la vie jusque dans la mort »2. Au surplus, l’Homme (certains hommes, du moins, le sont) est capable d’objectiver son existence quotidienne, de la considérer avec quelque distance intellectuelle, avec un peu d’humour. En d’autres termes, le rapport érotique à la vie dépend de notre vie intérieure. En cela, l’érotisme ne serait rien d’autre que le signe des mouvements qui agitent nos âmes et notre entendement. Une première conséquence s’impose d’elle-même : la profondeur de pensée et la rapidité d’esprit n’étant pas égale entre les individus, ceux-ci ne sont pas tous pareillement doués pour l’érotisme – thèse susceptible de heurter, pour le moins, notre actuel political correctness qui, intrinsèquement égalitariste, rabotent et nivellent les rêves des pauvres et les cauchemars des riches. Mais, quel est donc, pour Bataille, l’obsession de la conscience humaine ? C’est « que nous vivons dans la sombre perspective de la mort », en foi de quoi « nous connaissons la violence exaspérée, la violence désespérée de l’érotisme »3. On comprend à lire cette phrase pourquoi les féminolâtres qui sont désormais légion dans les mass-médias et dans le champ politique détestent naturellement – quand elles la connaissent ! la pensée de Bataille. On saisit aussi la portée de l’érotisme à l’âge baroque – ou, plus exactement, aux ères baroques car notre postmodernité inquiète n’est rien d’autre qu’une résurgence du baroque, cette « pastorale de la peur », elle-même directement liée au thème théologique de la colère de Dieu4. C’est pourquoi, du reste, le roman postmoderne, comme le roman baroque, représente d’abord une exploration des possible dans lequel l’auteur, qui a tous les droits, multiplie les digressions et les citations non seulement pour faire rire et penser (Rabelais, Cervantès, Sterne, Diderot, M. Kundera) mais encore pour susciter l’angoisse et la nostalgie (Maurice Dantec, Michel Houellebecq). Ainsi, comme le baroque, l’esthétique postmoderne est certes noire et parananoïde, mais aussi ludique et parodique. Dans le cadre de l’érotisme, les photographies de Jan Saudek (The Saint, The Violin Lesson, Tango, Eine Tanzerin) ou de Sára Saudková (At Home Alone, Love Letters) montrent assez clairement, ce me semble, ce renouveau du bizarre anxiogène mêlant l’intimité au secret, à la jalousie, au voyeurisme, au fétichisme, à la transgression systématique des interdits, combinant le nu au vêtement, le masculin au féminin, l’adulte à l’enfant.
1 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 1961, p.22.
2 Georges Bataille, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p.21.
3 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, éd.cit., p.22.
4 Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1979 & Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983. Voir aussi Augustin Redondo (éd.), La Peur de la mort en Espagne au Siècle d’or, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1993.
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