Les liens entre érotisme et violence sont étroits et même si l’on ne va pas jusque à suivre Julien Green pour lequel, suivant les leçons du divin marquis de Sade, « l’aboutissement normal de l’érotisme est l’assassinat »1, il est indubitable que tout érotisme est emportement, rage, effraction, violence. Ἔρως, en nous possèdant, nous met hors de nous.
C’est là ce qui explique l’importance du motif de l’enlèvement, si fréquent en matière érotique. Autre temps, autre mœurs ! Les tristes guerres d’aujourd’hui, on les doit à la voracité des magnas du pétrole, à la bêtise obstinée des terroristes, à la jobardise des mercenaires de Dieu. La guerre de Troie, les hommes de l’époque mycénienne la devait aux seins blancs d’Hélène, à ses étreintes brûlantes dont tous rêvaient, officiers et philosophes, rois et poètes. Parce qu’elle était très belle, il semblait naturel qu’elle fut souvent enlevée. Ainsi, quant elle eut douze ans – l’âge de la Lolita de Humbert Humbert – Thésée, aidé de son ami Pirithoos, qui s’était récemment, comme lui, trouvé veuf la ravit alors qu’elle dansait dans le temple d’Artémis. Plus tard alors qu’elle est devenue la femme de Ménélas, Pâris, ambassadeur de Troie à Sparte, la séduit, et, après avoir escamoté les coffres de Ménélas, il s’enfuit avec elle. Quelle histoire ! L’enlèvement des Sabines, sans être tout à fait aussi romanesque, rapproche aussi le désir et la violence. Avant d’être les maîtres du monde, les Romains furent un peuple d’esclaves en fuite, de criminels et de brigands. Or voilà cette belle troupe de coupe-jarret, dans cet endroit de rêve que forment les boucles du Tibre, sans femme aucune. Se rendant chez les Sabins leurs voisins, ils leur demandent tout de go des femmes (femmes-objets, encore une fois, dans une société odieusement patriarcale...) Comment les Sabins, qui étaient raffinés, eussent-ils pu acquiescer à une telle demande ? Encore une fois, il fallait que la ruse et la violence s’en mêlassent. La suite est connue : la bombance organisée par Romulus, l’ébriété des Sabins, l’amour du fils de Mars pour Réa, la jalousie de Dusia. Tout cela est anecdotique et fit les belles heures des collèges avant d’assurer, aujourd’hui, celle des premiers cycles universitaires, hantés par les textes prétendument fondateurs. On aurait bien tort de croire que toutes ces histoires sont le propre de la culture savante, d’Hérodote, d’Eschyle, d’Ovide, de Dion Chrysostome ou de Coluthus. D’un côté, dans la culture de masse de nos sociétés industrielles de consommation dirigée, l’association de la violence et du désir préside au genre hollywoodien de l’erotic thriller – pour ne rien dire des japanese rape cartoons où des samouraïs dévoyés kidnappent de charmantes lolycéennes qui, tout en faisant mine de se défendre et de s'effaroucher, trouvent vite de l’attrait aux violences dont elles sont l’objet. D’un autre côté, la culture populaire a fort longtemps goûté le thème des ourseries qui ont conservé une importance particulière dans les croyances des contrées septentrionales. On recense ainsi quantité de rites festifs et carnavalesques où des hommes-ours ou des façons d’ « ours-garous » se précipitent dans les villages et y ravissent, au double sens du terme, d’adorables jeunes filles. Ces fêtes populaires, qui n’ont rien du pince-fesses bourgeois, sont naturellement une coutume érotique, liée au folklore nuptial et, au-delà, à un rite de passage à la nubilité. Parallèlement, de nombreux contes populaires sont le récit de l’enlèvement d’une jeune femme par un féroce plantigrade sur le modèle « rapt-coït-fécondation-naissance d’un être hybride-héroïsation de l’enfant et inscription de celui-ci en tête d’une généalogie : autant d'éléments qui ne sauraient laisser indifférent celui qui pratique la grammaire mythologique des Grecs »2. Cette structure imaginaire est bien plus prégnante qu’on ne le pourrait croire d’entrée de jeu, au point qu’elle informe des textes de la culture savante, au premier rang desquels Lokis (1868) de Mérimée dont Michel Pastoureau écrit avec raison qu’elle est « une des plus belles nouvelles de la littérature française du XIXe siècle. Mais c’est aussi un conte cruel qui fait écho à tous les récits plus anciens mettant en scène un ours mâle pris d’un désir monstrueux pour une jeune femme »3. De tout ce qui précède, on pourrait, me semble-t-il, tirer déjà quelques conclusions. D’une part, « le message véhiculé par la pornographie fonctionne très différemment de celui de la peinture et la sculpture classique qui [...] ont constamment mis en scène et rendue esthétique/érotique la violence masculine, sous la forme du viol ou du rapt. Le contenu de certaines œuvres érotiques, en dépit de leur esthétisme, est plus violent que la pornographie »4. D’autre part, il est bel et bien un continuum « de l’Olympe au cybersexe », pour reprendre la belle expression de Pierre-Marc de Biasi. Cependant, même si un enchaînement de références unit de proche en proche Tite-Live à Jean de Bologne, Rubens à Poussin, Pierre de Cortone à Évariste-Vital Luminais, Richard Pottier à Wolfgang Petersen, c’est moins la quête des sources et des influences qui importe que la volonté de comprendre pourquoi règne cette entente inconvenante entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite. Pourquoi le rapt est-il presque invariablement figuré comme une liaison intime et l’enlèvement comme une manière de danse érotique ? Pourquoi cette série d’analogies entre mystère et émoi, espérance et fièvre, ravissement et violence, soumission et outrage, sensualité et brutalité, plaisir et outrance ? Pourquoi cette violence protéiforme conjointement force, pouvoir, pulsion, contrainte, oppression, transgression, agressivité, renversements et destruction, brutalité, jeu et spontanéité, colère, impatience, assouvissement du désir et exploration du monde des rêves ? La philosophie de Bataille répond pour partie à ces questions en associant, par le biais des notions de transgression et d’effraction, meurtre et désir. Dans le premier cas, le corps est rompu et profané ; dans le second, c’est une déchirure de l’intériorité qui émeut, effarouche et méduse les amants. Dans la violence de l’étreinte, le corps obéit à une rage où nul ne se reconnaît plus : ces valeurs bourgeoises que sont la rentabilité, la respectabilité, la raison s’effacent au profit de l’enivrement qui n’est rien d’autre qu’une fuite hors de soi5.
C’est là ce qui explique l’importance du motif de l’enlèvement, si fréquent en matière érotique. Autre temps, autre mœurs ! Les tristes guerres d’aujourd’hui, on les doit à la voracité des magnas du pétrole, à la bêtise obstinée des terroristes, à la jobardise des mercenaires de Dieu. La guerre de Troie, les hommes de l’époque mycénienne la devait aux seins blancs d’Hélène, à ses étreintes brûlantes dont tous rêvaient, officiers et philosophes, rois et poètes. Parce qu’elle était très belle, il semblait naturel qu’elle fut souvent enlevée. Ainsi, quant elle eut douze ans – l’âge de la Lolita de Humbert Humbert – Thésée, aidé de son ami Pirithoos, qui s’était récemment, comme lui, trouvé veuf la ravit alors qu’elle dansait dans le temple d’Artémis. Plus tard alors qu’elle est devenue la femme de Ménélas, Pâris, ambassadeur de Troie à Sparte, la séduit, et, après avoir escamoté les coffres de Ménélas, il s’enfuit avec elle. Quelle histoire ! L’enlèvement des Sabines, sans être tout à fait aussi romanesque, rapproche aussi le désir et la violence. Avant d’être les maîtres du monde, les Romains furent un peuple d’esclaves en fuite, de criminels et de brigands. Or voilà cette belle troupe de coupe-jarret, dans cet endroit de rêve que forment les boucles du Tibre, sans femme aucune. Se rendant chez les Sabins leurs voisins, ils leur demandent tout de go des femmes (femmes-objets, encore une fois, dans une société odieusement patriarcale...) Comment les Sabins, qui étaient raffinés, eussent-ils pu acquiescer à une telle demande ? Encore une fois, il fallait que la ruse et la violence s’en mêlassent. La suite est connue : la bombance organisée par Romulus, l’ébriété des Sabins, l’amour du fils de Mars pour Réa, la jalousie de Dusia. Tout cela est anecdotique et fit les belles heures des collèges avant d’assurer, aujourd’hui, celle des premiers cycles universitaires, hantés par les textes prétendument fondateurs. On aurait bien tort de croire que toutes ces histoires sont le propre de la culture savante, d’Hérodote, d’Eschyle, d’Ovide, de Dion Chrysostome ou de Coluthus. D’un côté, dans la culture de masse de nos sociétés industrielles de consommation dirigée, l’association de la violence et du désir préside au genre hollywoodien de l’erotic thriller – pour ne rien dire des japanese rape cartoons où des samouraïs dévoyés kidnappent de charmantes lolycéennes qui, tout en faisant mine de se défendre et de s'effaroucher, trouvent vite de l’attrait aux violences dont elles sont l’objet. D’un autre côté, la culture populaire a fort longtemps goûté le thème des ourseries qui ont conservé une importance particulière dans les croyances des contrées septentrionales. On recense ainsi quantité de rites festifs et carnavalesques où des hommes-ours ou des façons d’ « ours-garous » se précipitent dans les villages et y ravissent, au double sens du terme, d’adorables jeunes filles. Ces fêtes populaires, qui n’ont rien du pince-fesses bourgeois, sont naturellement une coutume érotique, liée au folklore nuptial et, au-delà, à un rite de passage à la nubilité. Parallèlement, de nombreux contes populaires sont le récit de l’enlèvement d’une jeune femme par un féroce plantigrade sur le modèle « rapt-coït-fécondation-naissance d’un être hybride-héroïsation de l’enfant et inscription de celui-ci en tête d’une généalogie : autant d'éléments qui ne sauraient laisser indifférent celui qui pratique la grammaire mythologique des Grecs »2. Cette structure imaginaire est bien plus prégnante qu’on ne le pourrait croire d’entrée de jeu, au point qu’elle informe des textes de la culture savante, au premier rang desquels Lokis (1868) de Mérimée dont Michel Pastoureau écrit avec raison qu’elle est « une des plus belles nouvelles de la littérature française du XIXe siècle. Mais c’est aussi un conte cruel qui fait écho à tous les récits plus anciens mettant en scène un ours mâle pris d’un désir monstrueux pour une jeune femme »3. De tout ce qui précède, on pourrait, me semble-t-il, tirer déjà quelques conclusions. D’une part, « le message véhiculé par la pornographie fonctionne très différemment de celui de la peinture et la sculpture classique qui [...] ont constamment mis en scène et rendue esthétique/érotique la violence masculine, sous la forme du viol ou du rapt. Le contenu de certaines œuvres érotiques, en dépit de leur esthétisme, est plus violent que la pornographie »4. D’autre part, il est bel et bien un continuum « de l’Olympe au cybersexe », pour reprendre la belle expression de Pierre-Marc de Biasi. Cependant, même si un enchaînement de références unit de proche en proche Tite-Live à Jean de Bologne, Rubens à Poussin, Pierre de Cortone à Évariste-Vital Luminais, Richard Pottier à Wolfgang Petersen, c’est moins la quête des sources et des influences qui importe que la volonté de comprendre pourquoi règne cette entente inconvenante entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite. Pourquoi le rapt est-il presque invariablement figuré comme une liaison intime et l’enlèvement comme une manière de danse érotique ? Pourquoi cette série d’analogies entre mystère et émoi, espérance et fièvre, ravissement et violence, soumission et outrage, sensualité et brutalité, plaisir et outrance ? Pourquoi cette violence protéiforme conjointement force, pouvoir, pulsion, contrainte, oppression, transgression, agressivité, renversements et destruction, brutalité, jeu et spontanéité, colère, impatience, assouvissement du désir et exploration du monde des rêves ? La philosophie de Bataille répond pour partie à ces questions en associant, par le biais des notions de transgression et d’effraction, meurtre et désir. Dans le premier cas, le corps est rompu et profané ; dans le second, c’est une déchirure de l’intériorité qui émeut, effarouche et méduse les amants. Dans la violence de l’étreinte, le corps obéit à une rage où nul ne se reconnaît plus : ces valeurs bourgeoises que sont la rentabilité, la respectabilité, la raison s’effacent au profit de l’enivrement qui n’est rien d’autre qu’une fuite hors de soi5.
1 J. Green, Le Bel aujourd’hui, Journal, 18 vol., t.VII, Paris, Plon, 1958, p.125.
2 Pierre Brulé, « De Brauron aux Pyrénées et retour : dans les pattes de l’ours » in Dialogue d’histoire ancienne, XVI, n°2, 1990, p.18.
3 Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2007, p.290.
4 Pascale Molinier, « La Pornographie “en situation” » in Cités, III, n°15, Paris, Puf, 2003, p.62.
5 On le devine à la lecture de ces lignes, on pourrait mener une étude bataillienne tout à fait passionnnante de l’histoire rocambolesque dont la suite 2806 du Sofitel de la 44e rue fut, l'an passé, le cadre à New York. Il n’est pas certain, hélas, qu’une telle analyse ferait autant recette que les récits croustillants immédiatement relatés par le New York Daily News. Décidément, haste makes waste...
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