Les formes morbides de la sexualité envoûtent toute cette fin de siècle gynéphobique ; et l’érotisme de la Décadence, qui reprend l’obsession médicale de la dégénérescence, est marqué par une mélancolie extrême, elle-même engendrée par la conscience accablée de l’insignifiance de l’existence, de l’inanité des sociétés modernes, des déterminismes de toutes sortes qui accablent les psychés et les corps humains. Le Décadent, ce détraqué à l’émotivité exaspérée, n’a plus qu’à chercher refuge dans son univers intérieur. Partisan d’un solipsisme radical, il est préoccupé par toutes les sensations qui l’assaillent et par ses pulsions inconscientes. Ce raffinement aigu de la sensibilité, qu’accompagne souvent une délicatesse dépravée, le contraint à trouver refuge dans l’imagination qui, continûment soutenue par les drogues et la fée verte, apparaît comme la seule possibilité de sublimation d’une réalité décevante. La sensualité fin-de-siècle, qui exacerbe le goût antérieur pour l’exotisme et les bizarreries, affectionne la dépravation, les dérèglements sexuels, la sophistication, les situations inhabituelles, étranges, et la fréquentation des filles au visage exsangue, au regard vicieux, ou des séductrices sublimes qui, comme dans le célèbre recueil Neurotica (1891) de ce poète majeur de la Jung Wien qu’est Felix Dörmann, sont autant d’idoles marmoréennes prématurément usées par la morphine. La volupté décadente ne se saurait concevoir que dans des boudoirs suffocants, tendus de soie et d’organsin, où dansent des femmes fatiguées aux yeux mauves, où reposent des femmes indolentes, tête renversée, chevelure déployée, comme la célèbre Dormeuse (1893) de Jean-Jacques Henner aujourd’hui exposée au musée d’Orsay. Aussi, alors qu’elle reprend à la topique romantique nombre de ses loci classici, la Décadence substitue-t-elle à l’image de la prostituée et des « filles crapuleuses » (Léon Bloy, La Femme pauvre, p.65) celle de la femme fatale, qui elle-même se superpose progressivement à la figure de la magicienne dont les aventures sont relatées dans les boucles d’un style coruscant. « Moderne Circé » (Rollinat), la créature voluptueuse est partout aux alentours de 1900. Au cœur de décors kitsch – celtiques ou byzantins –, elle figure aussi sur quantité de gravures et d’ex-libris (Franz von Bayros, puis Karel Šimůnek et Michel Fingensten), sur les façades, les pendules et les papiers peints. Goûtant au-delà de toute mesure les allégories – jolie Immoralité ou vilaine Vertu avec son lys blanc et ses yeux d’outre-tombe –, l’art 1900, jusque dans ses courbures, est un art féminin. Cette omniprésence de la féminité explique d’ailleurs que, dans la littérature, les badinages des « tribades », des « fricatrices », des « anandrynes » et des « belettes » soient perçus, à la Belle Époque, comme une forme privilégiée de l’érotisme. La peinture n’est pas en reste et Les Deux Amies – Paresse et Luxure (1866) de Courbet sont si célèbres et saisissantes que le tableau sera repris par Toulouse-Lautrec (1895), puis par André Lhote (1920), par Paul-Émile Bécat – l’illustrateur de l’Arétin, de Laclos et de Verlaine – par Picabia (1941), par Clovis Trouille (1952), par Luis Royo (2006), par Geneviève Van der Wielen (2007) — tableaux auxquels il faudrait ajouter les Deux femmes de Paul Delvaux, Les Jeunes Filles de Tamara de Lempicka, les très jolies lesbiennes de Kevin Townson ou Just a Couple of Girls de Wilson Watrous. Correspondant à une émancipation du plaisir hors des contrats de mariage et des impératifs procréateurs, la saphisme se manifeste par une exploration à la fois vitaliste, morbide et sensuelle des possibilités érotiques, débouchant sur d’autres figures relationnelles, le plus souvent sur fond de décor exotique, comme ce sera encore le cas d’Emmanuelle à Chargée de mission (1991).
samedi 11 octobre 2008
Délices fin-de-siècle
Les formes morbides de la sexualité envoûtent toute cette fin de siècle gynéphobique ; et l’érotisme de la Décadence, qui reprend l’obsession médicale de la dégénérescence, est marqué par une mélancolie extrême, elle-même engendrée par la conscience accablée de l’insignifiance de l’existence, de l’inanité des sociétés modernes, des déterminismes de toutes sortes qui accablent les psychés et les corps humains. Le Décadent, ce détraqué à l’émotivité exaspérée, n’a plus qu’à chercher refuge dans son univers intérieur. Partisan d’un solipsisme radical, il est préoccupé par toutes les sensations qui l’assaillent et par ses pulsions inconscientes. Ce raffinement aigu de la sensibilité, qu’accompagne souvent une délicatesse dépravée, le contraint à trouver refuge dans l’imagination qui, continûment soutenue par les drogues et la fée verte, apparaît comme la seule possibilité de sublimation d’une réalité décevante. La sensualité fin-de-siècle, qui exacerbe le goût antérieur pour l’exotisme et les bizarreries, affectionne la dépravation, les dérèglements sexuels, la sophistication, les situations inhabituelles, étranges, et la fréquentation des filles au visage exsangue, au regard vicieux, ou des séductrices sublimes qui, comme dans le célèbre recueil Neurotica (1891) de ce poète majeur de la Jung Wien qu’est Felix Dörmann, sont autant d’idoles marmoréennes prématurément usées par la morphine. La volupté décadente ne se saurait concevoir que dans des boudoirs suffocants, tendus de soie et d’organsin, où dansent des femmes fatiguées aux yeux mauves, où reposent des femmes indolentes, tête renversée, chevelure déployée, comme la célèbre Dormeuse (1893) de Jean-Jacques Henner aujourd’hui exposée au musée d’Orsay. Aussi, alors qu’elle reprend à la topique romantique nombre de ses loci classici, la Décadence substitue-t-elle à l’image de la prostituée et des « filles crapuleuses » (Léon Bloy, La Femme pauvre, p.65) celle de la femme fatale, qui elle-même se superpose progressivement à la figure de la magicienne dont les aventures sont relatées dans les boucles d’un style coruscant. « Moderne Circé » (Rollinat), la créature voluptueuse est partout aux alentours de 1900. Au cœur de décors kitsch – celtiques ou byzantins –, elle figure aussi sur quantité de gravures et d’ex-libris (Franz von Bayros, puis Karel Šimůnek et Michel Fingensten), sur les façades, les pendules et les papiers peints. Goûtant au-delà de toute mesure les allégories – jolie Immoralité ou vilaine Vertu avec son lys blanc et ses yeux d’outre-tombe –, l’art 1900, jusque dans ses courbures, est un art féminin. Cette omniprésence de la féminité explique d’ailleurs que, dans la littérature, les badinages des « tribades », des « fricatrices », des « anandrynes » et des « belettes » soient perçus, à la Belle Époque, comme une forme privilégiée de l’érotisme. La peinture n’est pas en reste et Les Deux Amies – Paresse et Luxure (1866) de Courbet sont si célèbres et saisissantes que le tableau sera repris par Toulouse-Lautrec (1895), puis par André Lhote (1920), par Paul-Émile Bécat – l’illustrateur de l’Arétin, de Laclos et de Verlaine – par Picabia (1941), par Clovis Trouille (1952), par Luis Royo (2006), par Geneviève Van der Wielen (2007) — tableaux auxquels il faudrait ajouter les Deux femmes de Paul Delvaux, Les Jeunes Filles de Tamara de Lempicka, les très jolies lesbiennes de Kevin Townson ou Just a Couple of Girls de Wilson Watrous. Correspondant à une émancipation du plaisir hors des contrats de mariage et des impératifs procréateurs, la saphisme se manifeste par une exploration à la fois vitaliste, morbide et sensuelle des possibilités érotiques, débouchant sur d’autres figures relationnelles, le plus souvent sur fond de décor exotique, comme ce sera encore le cas d’Emmanuelle à Chargée de mission (1991).
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