lundi 6 octobre 2008

Désirs et délices bourgeois



Le contrôle de la sexualité ne correspond pas uniquement à des impératifs religieux mais aussi à la nécessité de garantir les liens de filiation et ce, pour des raisons économique, juridique et psychologique. Comme dans les autres domaines de la vie sociale, l’anarchie en matière de sexualité (la contraception médicalisée n’aura finalement apporté que des solutions bien imparfaites aux vicissitudes du sentiment et du désir) aurait en effet des effets désastreux : bouleversement sociétal, indifférenciation relationnelle, chaos structurel. On le devine, il serait insensé d’analyser l’érotisme, l’amour, le désir ou le plaisir dans les Belles Lettres et les arts en négligeant l’approche culturaliste ; et l’histoire – fut-elle littéraire ! – de la sexualité découle de celle du flirt, du couple, de l’éducation sentimentale, du maquillage, des costumes ou de l’habitat. L’idée que ce l’on se fait des incommodités ou du confort, par exemple, modifie profondément les rapports aux choses du sexe. Comment imaginer avec les dispositions culturelles d’aujourd’hui la sexualité des paysans bretons du Moyen Âge dont le lit clos accueille nuitamment toute la maisonnée ? Qu’en est-il au XVIIIe siècle durant lequel la plupart des logements d’artisans et d’ouvriers est encore constituée d’une simple pièce ? À la campagne du moins, les occasions sont nombreuses de se rouler dans les foins pour y faire, à l’écart, d’exquises cabrioles tout en gardant un œil sur le bétail (l’univers pastoral est aussi celui des plaisirs champêtres, des fantaisies bucoliques, des paillardises rustiques. Pierre Berthelot le confessait déjà : « J’ayme, dedans un bois, à trouver d’aventure,/ Dessus une bergere un berger culletant,/ Qui l’attaque si bien, et l’escarmouche tant,/ Qu’ils meurent à la fin au combat de nature »). En ville, en revanche, la promiscuité est bien plus fâcheuse. Au Grand Siècle, même le séjour des grands seigneurs et des riches bourgeois est continuellement encombré de caméristes et de valets leur ôtant tout intimité. Ce constant voisinage d’une domesticité méprisée et devant laquelle rien – ni corps ni ébats amoureux – n’a à être caché donne lieu à d’horribles (et délicieux !) péchés que les romans s’empressent de reproduire et d’amplifier. Longtemps, la pudeur semble un sentiment superfétatoire, et ce n’est qu’au cours des Lumières – au moment même où l’autobiographie s’impose comme un genre majeur – qu’elle étend son règne, l’histoire de l’érotisme devenant celle de l’implicite, de tout ce qui est sciemment soustrait aux regards d’autrui, dans la mesure du possible.
Au XIXe siècle, la pudeur s’impose donc comme une valeur prégnante du système axiologique en matière de sexualité, bouleversant irrémédiablement les thématiques et les enjeux de l’érotisme. Toutefois, seul l’intérieur bourgeois offre alors les conditions effectives de l’intimité. Au sein de ce prolétariat qui écœurent quantité d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels européens, « des familles de huit et dix personnes s’entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants en tas, se pourrissant les uns les autres, comme des fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l’instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités ». Partout, « des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites », « des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, […] pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d’une étreinte, sans qu’on sût au juste quel pouvait être le père ». En somme, « l’abjection humaine dans l’absolu dénuement » ( É. Zola, L’Argent [1891], Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. V, 1967, p.149-150). Plus âprement et plus longtemps encore que dans la réalité, dans l’imaginaire européen, les classes laborieuses, vivant dans l’insalubrité, resteront sexuellement désordonnées, à rebours du Bourgeois que caractérise la prophylaxie, l’hygiène (aujourd’hui étendue à la diététique) et une sexualité méticuleusement contrôlée. Mais, surtout, l’érotisme s’opposera à la hideur des prolétaires et des indigents, et, dans le système occidental des représentations comme pour Fraisier, préfet de la Seine en 1840, « les classes pauvres et vicieuses sont toujours, ont toujours été et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes sortes de malfaiteurs ; […elles sont] des classes dangereuses ». Parallèlement, s’est imposée l’idée que l’argent est aussi un agent esthétique. Plus encore que la beauté, qui est naturelle, l’érotisme qui, à l’instar de la séduction, est affaire d’entregent et d’urbanité, semble le privilège des individus fortunés. Le Bourgeois le sait bien qui goûte les garçonnières confortables, les jolis corps soigneusement préparés pour l’amour, les désirs plaisamment parfumés.

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