Une des sociétés la plus répressive en matière de sexualité est probablement celle de la bourgeoisie capitaliste. En effet, guidée par la haine de l’aristocratie, elle a assis son autorité grâce à la Révolution et se plaît à dénoncer les turpitudes de l’Ancien Régime, auquel elle oppose une pureté nouvelle. L’emblème des indignités passées est, bien sûr, Marie-Antoinette qui, prise de « fureur utérine », est réputée s’être livrée à tous les débordements, goûtant prétendument jusque dans la prison du Temple aux bonheurs de la chair : « j’ai été bien foutue et refoutue dans le cours de ma vie. Mais, je n’ai jamais eu tant de plaisir que cette nuit. Je l’ai passée tout entière entre les bras de Lafayette. Que le bougre est vigoureux ! Hercule lui-même ne m’aurait point procuré de plus vives sensations ». Celle qui fut Reine se ravise pourtant bientôt et s’essaie à d’autres plaisirs, plus intenses encore, avec le sieur Dubois, valet de chambre du Roi — il fallait bien que le laquais, allié objectif du bourgeois révolutionnaire, soit plus vigoureux que le marquis de Lafayette, le héros de la bataille de Brandywine ! Au fil du XIXe siècle (qui, sur ce point du moins, prolonge le rationalisme du siècle précédent), de nouveaux facteurs idéologiques viennent renforcer la pudibonderie bourgeoise et relancer ce combat immémorial entre la sexualité et la censure dont Malraux fera, en 1932, le cœur de sa préface à Lady Chatterley’s Lover de Lawrence.
D’une part, le scientisme médical fait de la maîtrise de la sexualité un précieux adjuvant à la créativité et à la réussite : la perte séminale est conçue comme une déplorable dilapidation de capital, et le Bourgeois, tout comme le puritain, est un homme chaste et besogneux qui abhorre le gaspillage. Ainsi, comme le remarque Alain Corbin, les ouvrages médicaux de l’époque sont de véritables « manuels de gestion spermatique. À chaque page, se retrouve le fantasme de la déperdition. La thermodynamique enseigne que la chaleur se transforme en énergie ; de la même manière, le plaisir créateur entraîne la perte de la vitalité […]. De là, ces interminables débats consacrés aux effets bénéfiques – ou aux méfaits – de la continence masculine, de là ces foudres brandies contre la débauche anténuptiale, de là ces anathèmes répétés à l’encontre des “fraudes conjugales” […] : coït interrompu, masturbation réciproque, qualifiée d’“ignoble service”, caresses bucco-génitales, coït anal. Le docteur Bergeret et quelques autres dénoncent, en outre, avec la même virulence, la copulation avec l’épouse stérile et avec la femme ménopausée : deux figures ravageuses, aux amours inutiles, tumultueuses, excessives, dont aucune crainte ne vient endiguer les débordements. Menaces pour la morale, ces Messalines conjugales aiment à “se livrer à des coïts effrénés”, explique Bergeret, qui épuisent leurs partenaires ».
D’autre part, le renforcement de la société industrielle soutient la croyance dans les vertus de la capitalisation et de la rentabilité, et des raisons économiques influent en profondeur sur la vie sexuelle du Bourgeois. Toutefois, les coutumes qui s’imposent alors étaient en germe depuis bien longtemps, et la raison impose que l’on souscrive pleinement à l’idée que « l’histoire de la sexualité, si on veut la centrer sur les mécanismes de répression, suppose deux ruptures. L’une au cours du XVIIe siècle : naissance des grandes prohibitions, valorisation de la seule sexualité adulte et matrimoniale, esquive obligatoire du corps, mise au silence et pudeurs excessives du langage », « développement des procédures de direction de conscience et d’examen de conscience ». La seconde, au XIXe siècle, constituant moins au fond « rupture […] qu’inflexion de la courbe ». Ainsi, à travers la domination exercée en Occident par la bourgeoisie, le XIXe siècle consoliderait un ordre moral qui, préparé dès longtemps, fait de la famille honnête un idéal, ce qui s’accompagne fatalement de l’endiguement des outrances sexuelles, de la maîtrise sociale des plaisirs individuels, de la condamnation de toutes les formes de dépravations. L’Angleterre victorienne – qui échappe pourtant à l’influence de l’Église romaine – érige cette morale en un idéal qu’il convient d’étendre à toutes les classes de la société. En réalité, en variant les perspectives et en s’attachant tour à tour à la prostitution, à la pudeur, à la violence, à la tendresse et au plaisir, on pourra mettre en évidence tantôt un mouvement croissant d’érotisation de la société au cours des siècles, tantôt une répression accrue de la sexualité, du XVIe au seuil du XIXe siècle, tantôt, à l’instar d’Edward Shorter, une véritable révolution sexuelle qui interviendrait à la fin des Lumières avec la naissance de la famille moderne : « in the traditional society the individuality was suppressed by rigorous social codes. Then came modernization and market capitalism which unshackled emotions and created romantic love. A sudden onrush of sentiment brought on the sexual revolution ». Ce qui ne dispense pas, au demeurant, de souligner que « le XIXe siècle hérite du XVIIIe », « deux points essentiels : rationalisme et littérature érotique. »
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