jeudi 9 octobre 2008



Pendant les Lumières, « les petits-maîtres se ressemblent tous dans leur manie vestimentaire, leurs mimiques et leur jargon. Ils affichent leur naissance, leur richesse, leur connaissance du monde. Les roués au contraire cultivent un style propre, ils jouent avec les limites de leur caste, risquent la grossièreté dans les mots et la violence dans les gestes. Ils ont le goût de la méchanceté morale. Même s’il oublie l’origine du terme qui le désigne et l’ombre de la roue qui le menace, le roué affectionne l’excès là où le petit-maître se contente d’obéir à la norme » (M. Delon, Le Savoir-vivre libertin, p.257-258). À bien des égards, le Bourgeois fin-de-siècle, tant honni de Gourmont et de Villiers, est l’héritier de ces petits-maîtres dont le Thémidore de Godard d’Aucour est le modèle. Le Décadent est celui du roué dont le Versac des Égarements du cœur et de l’esprit reste mutatis mutandis le prototype. On comprend mieux alors que l’érotisme décadent renvoie à une vaste entreprise de démolition des valeurs classiques, fondée sur l’excentricité et le scandale. En France, au tournant du siècle, la promulgation de lois émancipatrices favorise les entreprises libertaires, la Bohême parisienne, les clubs tapageurs réunissant de jeunes intellectuels nés aux environs de la publication des Fleurs du mal (1857). En ces temps où l’anarchie est en vogue, leurs conciliabules dans les cafés et les cabarets de la Rive gauche, leurs déclarations aigrelettes dans de minuscules revues éphémères, visent à épater le Bourgeois autant qu’à conspuer le système dans lequel celui-ci prospère. La déraison et la dérision, ces valeurs centrales de la Décadence, affectent aussi la représentation de la sexualité, l’érotisme rejoignant la vision pessimiste alors prépondérante et le rejet d’une civilisation matérialiste, positiviste, industrielle et mercantile. Parallèlement, la lassitude, les névroses, la neurasthénie gouvernent les représentations de la volupté, cette dernière étant systématiquement associée aux troubles, aux hallucinations, aux perversions, à la mysticité, à l’aliénation et au deuil. Pour le moins paradoxal, l’érotisme fin-de-siècle, qui témoigne de l’attirance qu’exercent le personnage de la jeune fille et son initiation au plaisir, est édifié sur la haine de la réalité, sur le culte du mensonge, du leurre et de l’artifice, sur l’exécration des femmes, sur l’aversion que suscite la nature chez les dandies, les esthètes et autres dilettantes. La sensualité décadente tend ainsi naturellement vers le pastiche, la parodie, voire le canular, la fumisterie, l’afféterie, l’ironie ludique, le mélange des tons et des couleurs. En matière de volupté aussi, le Décadent, « épouvanté par les froideurs suprêmes » (M. Rollinat, « À l’Insensible ») des regards féminins, est un être extravagant que caractérise son goût de l’anormalité. Évidemment « à la délicieuse corruption, aux détraquements exquis de l’âme […], une suave névrose de la langue devait correspondre » (Préface aux Déliquescences d’Adoré Floupette), et l’érotisme, hanté par les sombres théories de Cesare Lombroso et de Max Nordau, s’énonce alors en un style chatoyant, tissé de plaisanteries sinistres, d’élégances et d’obscénités, d’ennuyeuse lucidité et de démence enchanteresse.

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