mardi 7 octobre 2008

Triste fin de siècle ?


Lorsque la littérature érotique – qui, par l’amplification du sentiment amoureux, vise à exciter le désir – figure l’attirance des riches pour les nécessiteuses, c’est sur le mode de la stupéfaction. Pour reprendre une image chère à Baudelaire et à Zola, le Bourgeois reste interloqué qu’une si belle plante ait pu jamais pousser sur un tel fumier, qu’une si jolie fille ait pu voir le jour dans l’obscure idiotie de la nuit prolétarienne. C’est alors souvent, ab irato, sur le mode de la furie, que les ouvrières et les pauvresses excitent au stupre les nantis : elles sont de celles qu’on rosse avec plaisir, qu’on force parce qu’elles aiment la violence jusqu’au vice. Mais, plus souvent encore, c’est à la perversité ou au caprice que correspond le désir du patricien fortuné ou du rentier honnête pour les miséreuses. Soit, suivant une réactualisation paradoxale du mythe de Don Juan, ils s’exclameront, en amateur : « cette fille est trop vilaine, il me la faut ! », soit, sur le mode d’un érotisme délirant et gâté, ils jouiront de se rouler dans l’ordure. C’est justement, je l’ai suggéré, cette morbidité et cette propension aux fantaisies pathologiques qui fascinent la fin du XIXe siècle.
La période de la Décadence voit l’Occident acquérir peu à peu le visage que nous lui connaissons aujourd’hui. En 1878, le traité de Berlin a déçu les attentes russes et créé dans la péninsule balkanique une zone de tensions qui sert directement la politique allemande, les rapports entre l’Europe et la Turquie, cet emblème de l’Orient, étant déjà pour le moins houleux. D’un autre côté, la triple Alliance irrite fort la France et la Russie qui se trouvent ipso facto rapprochées. Aux États-Unis, les investissements accélèrent le progrès économique, permettant la réalisation d’infrastructures coûteuses. L’afflux d’immigrés – très vite encadré de quotas –, le succès de l’expansion vers l’Ouest, la résolution certes brutale, mais définitive, du problème indien par le massacre de Wounded Knee, tout semble célébrer la gloire de l’Union. Pourtant la crise de 1893 – liée à la déflation, au déclin rural et à une baisse désastreuse de la consommation – aggrave brutalement les antagonismes sociaux qu’expriment les mouvements populistes aussi bien que la grève de Pullman soutenue par la Railways Union. Au même moment, l’Europe, où prolifèrent déjà les activistes, connaît d’importantes vagues de grèves, aux limites de l’insurrection. Certes, tout cela contribue fortement à renforcer l’idée d’un étiolement de la civilisation, d’une dégénérescence de ces valeurs qui, jusqu’alors, assuraient à l’Occident succès économique et stabilité idéologique — conditions sine qua non de toute prospérité individuelle. Néanmoins, pour bien saisir, dans le domaine de l’érotisme, les conséquences de cette disposition, mêlée d’angoisse, à la décadence, il n’est pas inutile de revenir un bon siècle en arrière — ne serait-ce qu’au sens où l’affliction fin-de-siècle apparaît comme une rechute du mal du siècle romantique.

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