C’est d’ailleurs en se fondant sur ces analyses et hypothèses que Marie Bonaparte a pu montrer, au grand dam des féministes, que "la volupté vaginale pour la femme adulte s’élève largement […] sur l’existence et l’acceptation plus ou moins inconsciente du grand fantasme de flagellation masochiste dans l’enfance. Dans le coït, la femme est en effet soumise à une sorte de flagellation par la verge de l’homme. Elle en reçoit les coups et souvent même aime leur violence […]. Le langage lui-même, tout chargé qu’il est toujours de “reflets de l’inconscient”, porte témoignage de l’ensemble de ces faits. Ne qualifie-t-il pas le pénis de “verge”, ne parle-t-il pas de ses “coups” ? La sagesse populaire sait d’ailleurs depuis longtemps que les femmes aiment “être battues”".
Au demeurant, c’est le refus de la métapsychologie freudienne qui explique que les abolitionnistes mésestiment à la fois la complexité des démonstrations selon lesquelles l’érotisation du fantasme de viol tient à la prégnance la vie durant de la culpabilité œdipienne, le lien entre fantasme de domination et fantasme de maîtrise et la double possibilité que la fiction de l’humiliation sadique soit une transgression valorisante des codes de la courtoisie et que la dramatisation de la souillure fasse du spectacle de la corruption de l’innocence un suprême plaisir. C’est également ce rejet qui les pousse à rattacher systématiquement la désinhibition induite par la pornographie à l’imitation et jamais à la kátharsis. Ainsi, Catharine MacKinnon affirmait dès la fin des années 1980 que la « pornographie est directement responsable de nombreuses agressions et que des viols sont commis par des hommes qui ont des brochures porno dans leur poche » et c’est ce qui a poussé Diana Scully à soutenir que « la propagation de […] la pornographie accroît la violence dans l’imaginaire masculin et en modifie la nature. En outre – du fait que les femmes semblent y jouir de la violence exercée à leur encontre – la pornographie banalise le viol […] et conduit les violeurs à croire que leur conduite correspond aux normes culturelles en vigueur ». Or c’est précisément ce passage de la représentation au monde réel qui est, avec justesse mis en doute par des universitaires comme Ann Gary ou Linda LeMoncheck, selon laquelle la pornographie ne revient « pas simplement à traiter une femme comme un objet », mais s’établit sur « une dialectique complexe ». Plus récemment, Judith Butler a montré combien sont compliquées les relations entre les images pornographiques et leurs référents, et rappelé qu’il convient d’envisager aussi la pornographie comme une propédeutique à l’affranchissement de la sexualité féminine et, plus généralement, à la libéralisation des mœurs.
Pourtant, au-delà des controverses entre adeptes des théories de la kátharsis et tenants de celles de l’imitation, il semble que ce soit du côté du jeu qu’il faille chercher l’intérêt de la pornographie en général et, plus spécifiquement, des représentations de charmants supplices tels que la fessée ou la flagellation – étant entendu, comme l’a démontré Jacques Henriot, que «la distance est la forme initiale du jeu », que « pour jouer, il faut savoir entrer dans le jeu » et que pour ce faire, il convient d’avoir une « compréhension préalable du sens du jeu » : tout le monde ne sait pas jouer, pas plus que tout le monde ne sait lire. Mais l’érotisme, qui au contraire de la pornographie est souvent connoté méliorativement, peut lui aussi obéir à des règles esthétiques conventionnelles et l’art n’y trouve pas toujours son compte ; de sorte que l’opposition établie au sein des études culturelles entre ces deux registres est souvent stratégique – ou démagogique –, fondée sur un prétendu clivage du désir sexuel : une inclinaison louable et émancipatrice d’une part, une tendance indigne et oppressive de l’autre. D’un côté, l’érotisme et l’écriture, de l’autre, la pornographie et la commercialisation de la jouissance présentée comme criminelle et despotique. Cette conception moralisatrice n’est d’ailleurs pas l’apanage des culturalistes anglo-américains, elle affecte aussi la France où une normalisation édifiante accompagne invariablement depuis quelques années l’étrange politisation d’un discours scientifique toujours davantage marqué par la superficialité des analyses et la méconnaissance tant de la culture de masse que de la manière dont les fantasmes circulent d’un pays à l’autre, selon un double processus de conservation des formes et d’altération des modèles.
En réalité, une réflexion avisée, étayée à la fois sur les théories de la lecture et sur l’histoire des idées et des textes, signale que l’alliance de violence et de sensualité est une constante occidentale, au moins depuis la Rome impériale où, comme l’a montré Pascal Quignard, étaient prisées toutes les formes de prædatio, et en particulier le ravissement brutal de nymphes ou de jeunes filles : variations sur le prétendu enlèvement d’Hélène par Pâris ou le rapt d’Orithye par Borée et surtout, enlèvement des Sabines, mythe fondateur de la nation romaine et de tout système prenant celle-ci pour modèle, encore central chez Poussin, Pierre de Cortone, Rubens ou Picasso. C’est l’union de la sauvagerie et de la félicité qui permet à l’érotisme et à la pornographie de se mêler, contribuant, par une subtile dialectique entre écart et stéréotypie, à un profond renouvellement des codes artistiques. Ainsi, comme l’a noté Guy Scarpetta à propos de l’Histoire de Juliette, Sade concilie fréquemment deux modèles romanesques parfois présentés, à tort, comme contradictoires : le picaresque et la Bildung – modèles auxquels il faudrait ajouter, entre autres, celui du roman héroïque, Sade visant évidemment bien plus à l’extraordinaire et aux bizarreries qu’au moralisme. Or la fustigation et, plus généralement, « la déréalisation des supplices par excès » jouent un rôle central dans cette hybridation générique caractéristique de l’esthétique du divin marquis – esthétique qui servira de référence jusqu’à la postmodernité. L’évocation dramatisée – et donc érotisée – de souffrances le conduit à expérimenter les possibilités des romans noirs et gothiques, et qui se présente comme une inversion du roman libertin, l’accablement dans la claustration se substituant âprement à la thématique du confinement voluptueux. En effet, le libertinage faisait ses délices des univers clos coupés de l’agitation du monde par des baldaquins aux rideaux tirés, des boudoirs et des alcôves où rien n’évoque la réalité quotidienne ni les soucis du negotium, des petites maisons meublées de profonds fauteuils favorables à la témérité comme à la complaisance. Genet s’en souviendra dans Le Balcon (1956), l’univers du libertin est essentiellement celui du rêve et de l’illusion, des ornements rococo, des miniatures à la manière de Boucher ou de Fragonard, des épaisses tentures, des dorures éblouissantes et des statues polissonnes, des miroirs qui réfractent l’image des corps qui s’enlacent. L’inquiétante forteresse des Cent Vingt Journées de Sodome, qui sert de décor à l’expérimentation méthodique des violences sexuelles, est précisément le revers de cette utopie libertine. Foin du doux intérieur des gravures libertines des Lumières et de celui, à venir, des lithographies pornographiques du Biedermeier ! Pour parvenir au château de Durcet, situé sur une terre peuplée de voleurs et de contrebandiers qui lui sont dévoués corps et âme, il faut passer le Rhin, s’enfoncer dans la Forêt-Noire « d’environ quinze lieues par une route difficile, tortueuse et absolument impraticable sans guide », gravir une montagne d’un abord très difficile, traverser une faille « de plus de trente toises » sur un pont de bois que l’on abat dès qu’est passé le dernier équipage. Puis, au milieu d’un petite plaine s’élève la citadelle entourée d’un mur de trente pieds de haut, d’un profond fossé rempli d’eau, d’une autre enceinte formant une galerie tournante. Les portes extérieures sont murées, de sorte qu’elles sont non seulement infranchissables, mais aussi invisibles : tout est prévu pour encelluler « le nombreux bétail » humain voué aux orgies et aux supplices. La représentation romanesque de ceux-ci favorise l’inversion systématique – ou, du moins, la parodie – non seulement des écrits licencieux antérieurs, mais aussi des loci classici des discours pudibonds déjà en vogue au XVIIIe siècle – dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, ce sermon intercalé entre le cinquième et le sixième dialogue de La Philosophie dans le boudoir, l’éloge paradoxal du vol, de la calomnie, de l’infidélité, du meurtre et de la luxure se mêlera au dénigrement de la pudeur, de l’honnêteté et de la chasteté présentées comme des vertus navrantes, à abolir de toute urgence. Depuis le marquis de Sade – dont la Justine est une parodie des héroïnes vertueuses de Florian et ipso facto une profanation des genres littéraires de la pastorale et de l’idylle dans le goût de Pétrarque, de Sannazar, de Garcilaso, de Camõens ou de Pope, dont les jeunes bergères offraient pourtant tant de beautés et de candeur qu’elles eussent pu appeler à une concupiscence profanatoire – l’outrage des demoiselles angéliques et l’asservissement sexuel des domestiques n’est plus guère considérés (dans le cadre de la fiction) comme contraires au bon goût, mais sont devenus une thématique centrale de l’érotisme et de la pornographie. Presque un stéréotype.
M. Bonaparte, La Sexualité de la femme, Paris, Puf, 1967, p.74-75.
C. MacKinnon, Feminism Unmodified: Discourses on Life and Law, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p.184.
D. Scully, Understanding Sexual Violence: A Study of Convicted Rapists, Londres, HarperCollins Academic, 1990, p.155.
L. LeMoncheck, Loose Women, Lecherous Men: A Feminist Philosophy of Sex, Oxford, Oup, 1997, p.134. Voir également N. Strossen, Defending Pornography: Free Speech, Sex, and the Fight for Women’s Rights, New York, Scribner, 1995.
Voir, entre autres, J. Butler, “The Force of Fantasy: Feminism, Mapplethorpe, and Discursive Excess”, in D. Cornell (éd.), Feminism and Pornography, Oxford, Oup, 2000.
J. Henriot, Le Jeu, Paris, Synonyme, 1983, p.79 & 83.
Voir M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.294 sqq.
H. Longino, “Pornography, Oppression, and Freedom: A Closer Look”, in Take Back the Night: Women on Pornography, L. Lederer (éd.), New York, William Morrow Company, 1980. D. Cameron et E. Frazer, “On the Question of Pornography and Sexual Violence: Moving Beyond Cause and Effect”, in D. Cornell (éd.), Feminism and Pornography, Oxford, Oup, 2000. Voir également R. Langton, “Speech Acts and Unspeakable Acts”, in S. Dwyer (éd.), The Problem of Pornography, Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1995. Et, dans le même volume, J. Hornsby, “Speech Acts and Pornography”.
Voir, en particulier, Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Liège, Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1994.
On se reportera aussi à R. Muchembled, L’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2005.
Cf. Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi [1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p.126 sqq.
G. Scarpetta, « Sade illisible » in V. Jouve (éd.), L’Illisible, La Lecture littéraire, n°3, Paris, Klincksieck,1999, p.146-147. Voir aussi, du même auteur, Pour le plaisir, Paris, Gallimard, 1998, p.241-305.
D.A.F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome in Œuvres, 3 vol., t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1990, p.54.
Ibid., p.57.