Les féministes qui militent pour l’abolition de la prostitution, et ipso facto de la pornographie1, font fi de l’intuition des surréalistes qui avaient vu en Mme de Saint-Ange et Juliette deux emblèmes de l’émancipation sexuelle des femmes, et rejettent en bloc l’œuvre de Sade qu’elles méprisent, tant comme romancier que comme ethnologue. Tout comme elles honnissent Histoire d’O (1954) dont l’héroïne, amenée au masochisme et pliée au choix de ses maîtres, accepte d’être livrée au viol, au fer rouge et à la masturbation publique, d’ailleurs décrite comme le pire outrage. Ce roman, aujourd’hui quelque peu négligé, fut pourtant une œuvre cruciale du siècle dernier suggérant, par la mise en scène de ce que Jean Paulhan appelle « le bonheur dans l’esclavage », que la lecture d’une scène érotique procure un plaisir d’autant plus intense qu’elle mêle félicité, angoisse, soumission et douleur. De même, les abolitionnistes abhorrent Le Lien (1993) de Vanessa Duriès où Leika, l’héroïne, revendique pourtant pleinement sa condition de masochiste à laquelle, contrairement à l’héroïne de Pauline Réage, elle ne fut jamais amenée contre son gré. Les culturalistes – qui omettent de préciser que cette violence, ludique, reste, excepté dans le cas très particulier du snuff movie, simulée et fictionnelle – s’intéressent exclusivement aux prétendus effets sociaux des brutalités et supplices. La pornographie – c’est là la position d’Andrea Dworkin ou de Susan Griffith – serait dès lors vicieuse par nature, du fait même qu’elle repose sur la transgression de tabous et la complaisante mise en scène « de cons, de culs, de fouterie, de gamahucherie et d’enculade »2 – représentations auxquelles s’ajoutent ordinairement celles de la bisexualité, de la cruauté, du dolorisme, du fétichisme et du travestisme féminin3 et, plus rarement, de la zoophilie, de l’urophilie et de la coprophilie. Ainsi, les tenantes des women’s studies – Helen Longino, Deborah Cameron, Elizabeth Frazer, Rae Langton, Jennifer Hornsby, Nadine Strossen ou Alison Assiter – considèrent la pornographie non pas tant comme un type de représentation de la sexualité que comme un phénomène social, et c’est précisément ce qui les amène à la différencier de l’obscénité et de l’érotisme4. Celle-là (obscenus signifiant jadis sinistre, puis impudique) ne distingue pas le spectacle sexuel de son exploitation commerciale et machiste5, tandis que celui-ci, si l’on en croit Gloria Steinem, serait « une forme d’expression sexuelle mutuellement satisfaisante entre des individus qui ont suffisamment de pouvoir pour être là de leur plein gré », qui « peut ou non éveiller un souvenir sensoriel chez la personne qui les regarde […] mais n’exige pas que celle-ci s’identifie à un dominateur ou une victime »6. A l’opposé de ces deux registres, la pornographie, qui caricaturerait la sexualité des femmes présentées à la fois comme insatiables et comme naturellement soumises aux fantasmes masculins7, serait ainsi une réification fondée sur l’exécration violente et inconsciente desdites femmes8 ; et corrections et fustigations ne seraient rien d’autre qu’un emblème de cette « dialectique du bourreau et de la victime » qu’évoque Jacques Serguine dans son Eloge de la fessée9. De fait, dans le cinéma hardcore, comme dans la littérature contemporaine qui, à l’instar des romans et manifestes de Virginie Despentes (Baise-moi [1994], King Kong théorie [2006]), aime à en reprendre les motifs et les formes, femmes et filles sont fréquemment bâillonnées, ligotées, attachées, voire mutilées, et le viol est présenté comme une source de satisfaction, tant pour le violeur que pour sa victime outragée : « O n’avait jamais compris, mais avait fini par reconnaître, pour une vérité indéniable, et importante, l’enchevêtrement contradictoire et constant de ses sentiments : elle aimait l’idée du supplice, quand elle le subissait elle aurait trahi le monde entier pour y échapper, quand il était fini elle était heureuse de l’avoir subi, d’autant plus heureuse qu’il avait été plus cruel et plus long »10. Enfin, depuis les dernières décennies du siècle passé, la prégnance des pratiques du spanking, de l’asphyxiophilie, de la strangulation – récurrente de L’Empire des sens (1976) à Ken Park (2003) – ou du bondage, lequel remonte indirectement à la règle de Tokugawa qui, en 1542, prescrivait, dans un Japon perturbé, les règles de l’art de la torture – ajoute à la confusion, savamment entretenue par certaines féministes, entre pornographie et violence. Mademoiselle M…, roman anonyme paru en 1962, était déjà tout entier construit autour de scènes de viol – « viol de Nadine » ou « viol de la mariée »11 – et de flagellation – fessée infligée à Monique par Claudie12 ou fouettement de la même Monique par Taï, « une petite Annamite [… qui avec ses] seins menus et durs semblait à peine pubère »13. Entre mille autres exemples, Le Journal de Jeanne (1965) de Mario Mercier, L’Ile d’Anne Lauris, La Bonne et son maître (1982) de Robert Coover ou Le Professeur14 (1999) de Christian Prigent s’articulent autour de scènes similaires. Celles-ci sont également centrales dans les œuvres de la culture de masse où se mêlent l’influence des récits du marquis de Sade et de ses imitateurs, les romans gothiques, les fictions des pulps et les satires des revues humoristiques aimant de longtemps à croquer Blanche Neige violée par les sept nains ou de chastes jeunes filles forcées par le Père Noël à se livrer à lui pour obtenir leurs étrennes.
Pour les études féministes, les supplices sur lesquels repose la pornographie renforcent la conviction que les femmes sont responsables des violences qu’elles subissent et qu’elles auraient provoquées, et la brutalité de ces odieuses caresses est au cœur du dispositif qui vise à leur domination économique, politique et sexuelle, les institutions patriarcales ne se maintenant que par la force, laquelle n’existe que parce que des valeurs sexistes déterminent les comportements humains fondés sur l’érotisation de la violence et la commercialisation de la sexualité. Mais ce discours qui s’insurge contre les discours normatifs ne tarde pas à devenir à son tour autoritaire et moralisateur ; et Wendy McEllroy ou Ruwen Ogien15 ont, entre autres, clairement établi la faiblesse de ces démonstrations, l’inconsistance des arguments et des preuves, la confusion des ordres de la psychologie et de l’idéologie, la réversibilité permanente des conclusions ou encore l’usage désolant de la théorie du complot sur lesquels repose l’analyse de la pornographie par les women’s studies. Il faut ajouter qu’outre leur dimension autoritaire que Guy Scarpetta a astucieusement dévoilée dans ses Variations sur l’érotisme16, et qui ouvre sur une intraitable censure, ces observations font fi d’objections pourtant essentiels. D’une part, elles nient toute corrélation entre diffusion de la pornographie et libération sexuelle – nombre de sociologues ont pourtant clairement indiqué que, entre 1965 et 1975, aux États-Unis, le fait, par exemple, que le nombre d’étudiantes sexuellement actives soit passé de 30 à 60% est directement lié au rajeunissement et à l’augmentation du public de films, revues et romans pornographiques attestée au même moment. D’autre part, elles repoussent les démonstrations de la psychanalyse et oublient que le masochisme – qui est au reste une composante essentielle de nombreuses névroses – est la tendance inconsciente non à s’appliquer à la souffrance, mais à en tirer du plaisir ; et que ce plaisir se fonde sur la satisfaction d’un désir inconscient de punition qui est lui-même une réaction à des désirs défendus du Moi. Ce n’est donc pas la souffrance en soi qui est désirée mais un élément qui, relié à l’idée même de supplice, évoque des événements anciens. La punition souhaitée avec ardeur serait une figure des corrections jadis infligées par le père et la mère ; et la douleur, la honte ou l’humiliation seraient perçues par la part inconsciente du lecteur qui réagit intuitivement aux structures fantasmatiques du texte qu’il traverse comme des signaux de régression – étant entendu que le retour à un stade archaïque du développement psychique peut s’accompagner d’un intense plaisir.
1 Voir A. Dworkin, Pornography: Men Possessing Women, New York, Perigee Books, 1979 & A. Garry, “Pornography and Respect for Women”, in S. Bishop et M. Weinzweig (éd.), Philosophy and Women, Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1979.
2 Andréa de Nerciat, Mon Noviciat, ou les joies de Lolotte, Paris, [s.e.], 1932, p. 165.
3 C. Griggs, S/he : Changing Sex and Changing Clothes, Oxford, Berg, 1998.
4 Gilles Mayné, Pornographie, violence obscène, érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2001.
5 Voir M. Caputi, Voluptuous Yearnings : a Feminist Theory of the Obscene, Lanham, Rowman & Littlefield, 1994.
6 G. Steinem, L’Envers de la nuit, [s.l.], éd. du Remue-ménage, 1983.
7 Cf. J. Benjamin, The Bonds of Love: Psychoanalysis, Feminism, and the Problem of Domination, New York, Pantheon Books, 1988 et G. G. Brame, Different Loving : an Exploration of the World of Sexual Dominance and Submission, New York, Villard Books, 1993.
8 Voir A. Assiter, 1988, “Autonomy and Pornography”, in M. Griffiths et M. Whitford (éd.), Feminist Perspectives in Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
9 J. Serguine, Eloge de la fessée, Paris, Gallimard, 1973 in A. Dupouy, op.cit., p.346.
10 Pauline Réage, Histoire d’O (1954) in A. Dupouy, op.cit., p.294.
11 Mademoiselle M…, Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », 2002, p.97 sqq. & p.117 sqq.
12 Ibid., p.59 sqq. & p.191 sqq.
13 Ibid., p.177.
14 C. Prigent, Le Professeur, Paris, éd. Al Dente, 1999. Voir en particulier les pages 63-64 de ce curieux récit pornographique sans ponctuation.
15 W. Mc Ellroy, A Woman’s Right to Pornography, New York, St Martin’s Press, 1995 et Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, Puf, 2003.
16 Voir notamment Guy Scarpetta, Variations sur l’érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2004, p.103 sqq. et 147 sqq. Voir aussi « Questions à Guy Scarpetta » in A. Domínguez Leiva & S. Hubier (éd.), Revue d’études culturelles, n°1, Erotisme et ordre moral, Dijon, Abell, 2005, p.19 sqq.
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