vendredi 1 mai 2009





Le monde des schtroumpfs est marquée par la croyance en cette toute-puissance des pensées dont Freud a dégagé les lignes de force dans L’Homme aux rats (1909) et dans la troisième partie de Totem et tabou (1912-1913). La lecture des albums de Peyo réveille dans l’inconscient du lecteur cette foi et cet idéal d’omnipotence1 auquel est liée, depuis la toute la première enfance, la mégalomanie. D’où l’importance de la thématisation du narcissisme – le Moi idéal étant conçu comme un idéal narcissique fondée sur l’identification primaire à un être à la fois semblable et différent, et investi de la toute-puissance, à une image du père garantissant la loi morale et permettant seule de discriminer le bien du mal. Ce sentiment d’omnipotence – qui est également au cœur du Schtroumpfeur de pluie2 et qui pourrait paraître paradoxal chez des êtres miniatures de la dimension d’un bourdon, mais qui est liée, précisément, est liée à leur petite taille – motive leur foi à leur don d’ubiquité qui charpente le cinquième album de la série3. Les Schtroumpfs, comme la plupart des œuvres pour la jeunesse, s’inscrivent dans un processus de réparation qui, passant par un éloge de l’ordre, pallie, par l’exemple, les vicissitudes du réel. Reprenant les hypothèses de l’Ecole ritualiste, on dira qu’une des fonctions principales des Schtroumpfs est de proposer aux jeunes lecteurs des solutions imaginaires à des conflits réels, et ce même si les antagonismes, les tensions sociales, raciales, sexuelles ou politiques sont gommées par l’organisation même de l’espace qui, fondée sur de fortes oppositions entre ici et ailleurs, entre l’assimilation et l’exclusion, qui consacre in fine le triomphe de l’harmonie et de la sérénité.
C’est cette dimension conservatrice que les partisans des Women's studies – qui au demeurant contestent les théories freudiennes de la bisexualité imposée aux deux sexes, du monisme sexuel, de l’envie de pénis chez la fille, du complexe de castration et de la différenciation sexuelle tardive par perception soudaine du manque – n’ont eut de cesse de dénoncer dans des dessins animés comme Garfield et Les Schtroumpfs. Ces derniers seraient fondés sur ce que Katha Pollitt4 a défini comme le « principe de la Schtroumpfette » (Smurfette principle), lequel est construit autour des réactions – récompenses et sanctions – d’un groupe masculin confronté à une femelle isolée et stéréotypée. Ce schéma – cette manipulation – apprendrait aux enfants du plus jeune âge les premières règles du sexisme. Grosso modo : si les femelles sont toujours présentées comme des victimes fragiles qui doivent être protégées5, voire sauvées, et si la schtroumpfette, cette créature conçue par Gargamel6, n’existe que par son rapport au monde des schtroumpfs virils, c’est qu’il est normal que dans le monde réel les femmes n’existent que dans leur rapport aux hommes et qu’il est naturel que la féminité y soit dominée par la masculinité. De fait, des études érudites et rigoureuses7 ont montré combien les enfants, sensibles à ces stéréotypes féminins, reproduisaient en matière de genres, les structures et les attitudes que la culture de masse leur présente, à la télévision ou dans les bandes dessinées. Les traits de personnalité de la Schtroumpfette – ses angoisses, son don pour la cuisine8 et le tricot9, son amour du rose10, sa propension aux pleurnicheries11, son obsession à « se schtroumpfer une nouvelle petite robe »12, sa hantise de grossir13 – propageraient, à l’insu des jeunes lecteurs et téléspectateurs, des poncifs et croyances sexistes. Les jeunes lectrices, en particulier, percevraient comme la règle les attributs de la Schtroumpfette et les obligations qui pèsent au sein du village. Certes, le sex-appeal de la Schtroumpfette, cette « vraie petite poupée »14 qui cause « bien des ravages dans le cœur des Schtroumpf »15, est manifeste et, comme les gnomides et les elfes féminins, elle est adorablement belle. Mais elle l’est non par le fait de la nature, mais par l’artifice et par le pouvoir du Grand Schtroumpf qui l’a fait blonde, lui a agrandi les yeux, lui a appris, en un clin d’œil, la minauderie et les coquetteries16. Au surplus, le fait qu’aucune spécialité ne soit attachée à son nom comme pour les autres schtroumpfs – costaud, bricoleur, musicien – souligne son insignifiance, indiquant implicitement qu’elle n’est en somme qu’un luxe pour la communauté schtroumpf – communauté pour laquelle elle ne produit rien, sinon contrariétés, mécontentements et inquiétudes. Tout est mis en place pour signifier obliquement que féminité et altérité (le schtroumpf noir !) sont synonyme de zizanie17, de querelles18, de catastrophes19. Mais l’absence d’état, de fonction et de titre signifie surtout que le rôle de la Schtroumpfette, secondaire, est uniquement rassurant ou protecteur (aider à sauver un schtroumpf des griffes de Gargamel, ce maître ès métamorphoses20) et maternel (langer et distraire le bébé Schtroumpf). Priver d’emploi et de titre la Schtroumpfette avec ses « yeux célestes », sa « chevelure soyeuse » et son « nez adorable »21, reviendrait à signifier, par connotation que les femmes doivent avant tout consentir à exécuter les tâches ingrates et les basses besognes ; et au-delà, si l’on en croit les partisans des Women's studies, à obéir au désir masculin, jusqu’à satisfaire les fantasmes pervers que les hommes peuvent imaginer dans l’actuelle société phallocrate. Les tout jeunes lecteurs masculins des albums de Peyo seraient donc incités à considérer les femmes comme subalternes, et à rejeter dans le même temps les valeurs féminines. Il peuvent craindre, en effet, qu’en les adoptant ou en les respectant, de devenir aussi insignifiants que la Schtroumpfette, laquelle est une image de la « perte du pouvoir social »22. Et ils comprendraient confusément qu’à adopter les valeurs féminines, ils encourent le risque du schtroumpf coquet, ce nouveau Narcisse23 né de son propre reflet24 : devenir inconsistant, ridicule et marginal. Décidément, les schtroumpfs ne sont pas queer et ne remettent pas plus en cause les catégories d’identité de genre ou d’orientation sexuelle qu’ils ne combattent les relations de domination entre ces catégories.




1 Voir, par exemple, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.11-13.
2 Le Schtroumpfeur de pluie, p.44 & 46.
3 Un Schtroumpf pas comme les autres, p.53 & 60.
4 Voir Katha Pollitt, Reasonable Creatures. Essays on Women and Feminism, [s.l.], Knopf, 1994.
5 La Schtroumpfette, p.27.
6 La Schtroumpfette, p.5-6. La schtroumphette – les féministes apprécieront – est crée à partir de la formule gothique suivante : « un brin de coquetterie, une solide couche de parti pris, trois larmes crocodile, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonge cousu de fil blanc, bien sûr… Un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pinte d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination… Une chandelle brûlée par les deux bouts ».
7 Voir en particulier Emily S. Davidson, Amy Yasuna & Alan Tower, « The Effects of Television cartoons on Sex-Role Stereotyping in Young Girls » in Child Development, n°50, 1979 et Suzanne Pingree « The Effects of Nonsexist Television Commercials and Perception of Reality on Children’s Attitudes About Women » in Psychology of Women Quarterly, 1978.
8 Le Schtroumpf bricoleur, p.25 & La Schtroumpfette, p.14.
9 La Schtroumpfette, p.18.
10 La Peinture schtroumpf, p.33 & La Schtroumpfette, p.26.
11 Le Bébé schtroumpf, p.17 et Le Schtroumpf bricoleur, p.30.
12 Une Fête schtroumpfante, p.40.
13 La Schtroumpfette, p.19-20.
14 Ibid., p.5.
15 Ibid., p.9.
16 La Schtroumpfette, p.22-23.
17 Ibid., p.32-33.
18 Ibid., p.40.
19 Ibid., p.33-35.
20 L’Œuf et les Schtroumpfs, p.23.
21 Ibid., p.40.
22 Cf. Donald R. Rolandelli, « Children and Television : the Visual Superiority Effect Reconsidered » in Journal of Broadcasting and Electronic Media, n°33, 1989, p.69-81. Voir également D. R. Rolandelli, K. Iugihara & J C Wright, « Visual Processing of Televised Information by Japanese and American Children » in Journal of Cross Cultural Psychology, n°23, 1992, p.5-24.
23 Cf. Le Centième Schtroumpf, p.44.
24 Ibid., p.49, 57 & 59.

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