Comme l’indique son sous-titre, Les Cent vingt journées de Sodome, premier grand roman entamé par Sade en prison, représente bien une « école du libertinage » mettant en avant les principes d’une philosophie de la volupté. Le récit montre en effet comment et pourquoi le libertin se réfère à la nature, expliquant que le désir est bon et qu’il est humainement impossible d’éteindre ou de restreindre les passions. Ce qui constitue la dénonciation directe de toute règle en matière de mœurs, et aboutit à l’apologie d’une liberté sans freins. Enfin, l’intensité du plaisir diminuant avec les scrupules, l’inconstance et la duperie sont érigées en norme ; le lecteur attentif notant, de ce point de vue, que Les Cent vingt journées de Sodome empruntent bien des traits au Naufrage des Isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai (1753) dans lequel Etienne Gabriel Morelly imaginait une société où la passion serait libre, l’inceste encouragé, et où couples et postures varieraient au gré des fantaisies. Mais loin d’être une propédeutique à la félicité et au bonheur, le libertinage sadien ouvre sur le tourment, la torture et les crimes ; chaque nouvelle journée inaugurant une infamie nouvelle. C’est pourquoi le roman, scandé par un progrès inexorable de la cruauté et de la sauvagerie, est aussi, structurellement, proche du Décaméron, des Mille et une nuits et des digressions cervantines du Don Quichotte. De même, La Philosophie dans le boudoir sera formée de « dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles » qui, parodiant la carte du Tendre, graviront les degrés de la volupté, le boudoir se changeant peu à peu en salon de torture dans lequel Eugénie et ses précepteurs immoraux infligeront à Mme de Mistival coups et vexations, avant de la violer. Dans Les Cent vingt Journées de Sodome, les jeunes gens et jeunes filles étant littéralement réifiés et soumis aux ordres des libertins, les cryptes du château de Silling deviennent le théâtre de scènes frénétiques, au cours desquelles ces derniers tentent de réveiller leurs ardeurs en faisant couler le sang, en coupant des doigts et des oreilles, en arrachant des dents et des yeux, en soumettant leurs captifs au supplice de la roue, en les baignant dans l’huile bouillante, en les livrant à des animaux furieux, en plongeant les mains dans leurs viscères, voire en se repaissant de leur chair.
Mais – et c’est là une caractéristique non négligeable des supplices sadiens – les malheureux périssent en vain, car les effroyables tourments dont ils sont les victimes jamais n’assouvissent le duc de Blangis, pas plus que l’évêque son frère, le financier Durcet et le président Curval. Bien au contraire, l’égarement gagne ceux-ci et, progressivement, contamine l’ensemble du roman, de plus en plus livré à la frénésie et l’aliénation. A l’image du duc qui « fout une chèvre en levrette », « pendant qu’on le fouette avec un nerf de bœuf », et « fait un enfant à cette chèvre, qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre »1, l’outrance affecte alors toutes les actions des libertins. Il semble bien qu’à l’instar de l’esthétique du catalogue, de l’énumération, de l’amplification dont ils participent, les supplices aient précisément pour fonction d’enrayer l’illusion référentielle – fonction que remplissent plus généralement fessées et flagellations excessives dans les romans érotiques et pornographiques, où, paradoxalement, bien que stéréotypées, elles laissent libre cours à une imagination débridée et à une exaltation enthousiasmante qui bientôt n’occupe plus l’esprit des seuls libertins, mais également celui des lecteurs animés par leur ardeur. Cette mise à distance est au reste renforcée par le fait que ces romans, où s’enchevêtrent récit et discours, tendent systématiquement soit, comme Histoire d’O (d’abord attribué à Mandiargues, Robbe-Grillet et Paulhan), vers une certaine forme de mysticisme, soit, comme Emmanuelle, vers l’essai philosophique un peu mièvre, soit, comme ceux de Mac Orlan ou Jacques d’Icy, vers le traité didactique : « les verges les meilleures sont celles de genêt et de bruyère ; il faut les assouplir d’avance […] par un séjour d’une heure dans l’eau, et les bien égoutter. Le bouleau est un peu brutal ». « La fessée manuelle est toujours administrée avec le bras ployé et c’est la main seule qui est agitée de mouvements de haut en bas ; à peine l’avant bras a-t-il de légères oscillations »2.
On le devine, l’érotisme et la pornographie sont des catégories voisines et perméables l’une à l’autre qui constituent – dans des mesures assurément différentes – un même apprentissage de la liberté, du caractère relatif de la vertu et de ces trois principes : est permis tout ce qui est naturel, est naturel tout ce que la nature permet, la volupté étant aussi une affaire culturelle, une question de style. D’une part, en effet, l’enchevêtrement de ces deux registres pousse les artistes à expérimenter un art du transfert, du déplacement de codes d’un genre à l’autre et, ipso facto, du détournement, leur permettant notamment, dans un monde postmoderne marqué par l’acédie3, de tourner à leur profit la saturation des images et d’inventer une nouvelle forme d’humour, d’ironie, de légèreté. Cette alliance générique et tonale – qui n’est possible que parce que pornographie et érotisme ont en commun de mêler le plaisir de la fantaisie, de l’originalité aux charmes de la reconnaissance et de la répétition – excède de beaucoup la littérature. Qu’on pense pour s’en convaincre, dans le domaine de la danse, par exemple, à Jennifer Lacey et Nadia Lauro, qui, dans leur spectacle Shot (2000), ont volontairement mêlé les codes des vidéos pornographiques des années soixante et soixante-dix aux canons de l’art minimaliste pour mettre en scène, sur un sol en plastique gonflé d’un liquide laiteux qui chuinte au moindre mouvement, deux jeunes filles qui, en simple culotte, T-shirt et chaussettes, offrent aux spectateurs, sur fond de bruit de succion, une chorégraphie déclinant, avec la plus troublante indécence, les possibilités sexuelles. D’autre part, le mélange de ces deux registres fonde une dialectique particulièrement intéressante entre fragmentation (pornographique) et narration continue (érotique), entre nouveauté et immédiate reconnaissance intertextuelle. Car ce que représentent avec maestria fessées et flagellations, c’est combien pornographie et érotisme s’inscrivent dans une chaîne de références ; et l’excitation sexuelle se double chez qui lit bien du plaisir de savoir – le libertin, ce relais des regards et désirs du lecteur, étant aussi toujours un érudit et un esthète. Assurément, on profite mieux des voluptueux supplices de Mirbeau si l’on reconnaît derrière le personnage de Clara – qui jouit du spectacle des persécutions dont elle se repaît – les théories médicales sur l’hystérie de la fin du XIXe siècle, ou si l’on y voit un vibrant hommage au « legs de Caïn » de Sacher-Masoch, que l’auteur du Jardin des supplices (1899) avait bien connu lors de son séjour parisien en 1887. De même, Apollinaire – qui établissait une analogie entre l’acte sexuel et l’écriture – reprend dans Les onze mille verges (1906) nombre de lieux qui peu à peu avaient été érigés au rang de tópoï par les romans des siècles précédents. Bien sûr, les libertins du XVIIIe siècle – non seulement Sade, écroué en 1768 pour flagellation, mais aussi Duclos, Godard d’Aucour, La Morlière, Voisenon, Boyer d’Argens, Fougeret de Monbron, Chevrier, Dorat ou Andréa de Nerciat – que connaissait parfaitement Apollinaire, ont joué un rôle majeur dans la composition du roman. C’est également le cas, entre cent autres, de Sacher-Masoch. Le lecteur attentif note tout un jeu d’échos entre l’œuvre d’Apollinaire et les très nombreux récits et spicilèges de la flagellation du tournant des XIXe et XXe siècles, dont seuls quelques lettrés connaissent aujourd’hui le nom, mais qui remportaient alors un franc succès : les récits d’Hector France (Le beau Nègre, Les Dessous de la pudibonderie anglaise), de René-Michel Desergy (Sévère Éducation [1928], Le Vice d’une fouetteuse), de Max Des Vignons (Le Pacha sanguinaire, flagellation orientale [1912], Miss Dean ou Les bienfaits des verges [1914], Betty, petite fille [1922], La Voluptueuse souffrance : flagellation passionnelle [1924]), du prétendu Lord Dryalis (Les Délices du fouet, précédé d’un essai sur la flagellation et le masochisme par Jean de Villiot [1907]), de Victor Du Cheynier (A la baguette, impressions d’enfance et d’adolescence sur le fouet dans l’éducation [1909]) ou de Pierre Dumarchey (Lise fessée : roman sur la flagellation à l’école et dans le monde [1910], Quinze Ans. Roman sur la discipline familiale suivi de quelques lettres sur les châtiments corporels dans l’éducation des jeunes filles, Sonia ou la belle étudiante [1913], Les Belles clientes de M. Broze et du Maître d’école avec un choix de lettres concernant les faits curieux touchant la flagellation des misses et des femmes [1914], Douce Fille suivi de Lettres concernant la flagellation des femmes et des filles [1919], Miss : souvenirs d’un pensionnat de correction par une demoiselle de bonne famille, [1920]).
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