lundi 6 février 2012

De l'animalité bataillienne aux sexy teddies 8




Dans un autre exemple, l’héroïne est inconnue, c’est l’ours qui est la star : Winnie the Pooh, lui-même, l’ours d’Alan Milne et d’Ernst Shepard rendu célèbre par Walt Disney dès avant-guerre. Est-ce dans la forêt des rêves bleus que la scène se déroule ? Ou bien dans la douce pinède où se tient le « camp » de la Pop Tart dont je viens de parler ? Las, on ne le saura jamais. On voit simplement, en gros plan, le placide ourson besogner, more canino, une fort jolie blonde qui, manifestement, prend grand plaisir aux entreprises sexuelles du grizzly de velours beige qui la fixe, from behind, de ses yeux espiègles. Cette affiche joue à tel point sur les codes enfantins qu’elle en paraît obscène, au sens où l’obscène est une « mise en scène de situations désavouées par une communauté, c’est-à-dire transgressives à l’égard des bienséances et de l’“ordre établi” »1. Cependant, conformément à la logique allocentrique de la postmodernité, où les égoïstes les plus acharnés et les plus grands voraces, jouent avec passion leur rôle d’altruiste, l’érotisation se trouve ici mise au service d’une cause – en l’occurrence la lutte contre le Sida. Car ne croyons pas trop hâtivement que Winnie défouraille sa blondinette à la peau dorée pour leur seul plaisir, fut-il partagé ! Ce serait par trop immoral ! Il faut un beau message, édifiant. Et follement clair : « Pour qu’une simple promenade en forêt, ne se transforme pas en cauchemar : protégez-vous ! » C’est peut-être bien là le pis de la postmodernité, que l’infantilisation se soit accompagnée d’une telle moralisation de la πόλις qu’elle nous empêche de jouir en toute liberté et en toute raison, comme le pouvaient faire avec bonheur les libertins des Lumières. Car il n’y a pas, hélas, qu’à l’Université que la pensée politiquement correcte s’impose : elle triomphe également dans les mass medias vidant de leur charge érotique les plus beaux corps et les situations les plus abracadabrantes. « Que reste-t-il de l’impertinence des libertins du XVIIIe siècle, des folies de la Belle-Époque ? » s’interrogeait récemment Hans-Jürgen Döpp. Très peu de choses, au vrai2. Je me garderai bien, cependant, de rejoindre le concert des tristes sires pour qui notre société de consommation n’aurait nulle beauté, nul attrait. Ces casse-pieds qui rêvent de nouvelles « dictatures du chagrin » sont tout aussi anérotiques que le consumérisme un peu niais qu’ils conspuent, sourds qu’ils sont aux charmes de la légèreté postmoderne. Pourtant, la longue époque qui court des fifties jusqu’à la destruction terroriste des twin towers a ses charmes, indéniables selon moi : extensibilité et multiplicité des désirs, ironie polissonne tenant à distance les discours indigestes de la tradition sentimentaliste, nouveau libertinage induit par cette « vie en séquence-flash » par laquelle « l’individu postmoderne cherche à se mettre à l’abri des turbulences qui frappent le monde dans lequel il vit »3, exploration des possibles singulièrement renforcée par la mode – surtout féminine – de la flexisexuality (qu’indique la multiplication des baisers lesbiens de stars pourtant reconnues comme des croqueuses d’hommes : Britney Spears et Madonna, Christina Aguliera et ladite Madonna, Scarlett Johanson et Sandra Bullock au Mtv Music Awards). Parallèlement, la société de consommation a ses bienfaits, et l’abondance des loisirs et des cultures, loin de nuire à la créativité, favorise l’inventivité, en l’occurrence en matière érotique. Faut-il vraiment, selon les mots de Jankélévitch, déplorer l’ennui « d’être trop riche ou trop heureux » — serait-il donc préférable « d’être pauvre et seul »4 ? Certes, la dictature de la bonne santé peut agacer, notamment les fumeurs et les soiffards – qui ne peuvent plus assouvir leur passion que dans une culpabilité source d’angoisse chronique. Faut-il pour autant regretter que l’apparence et la beauté soient valorisées ?
1 Agathe Simon, « Georges Bataille : l’obscène et l’obsédant » in La Voix du Regard, n°15, automne 2002, p.19.
2 Hans-Jürgen Döpp, Erotische Kunst, Zürich & New York, Stemmle, 2006.
3 Yves Boivert, Le Monde postmoderne : analyse du discours sur la postmodernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », p.96.
4 Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion,1964, p.54.

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