Les Schtroumpfs – qui parfois chantent, il est vrai, comme Le Cosmoschtroumpf ou Un Schtroumpf pas comme les autres, les louanges de la marginalité – proposent essentiellement une double morale de l’enracinement et de l’acceptation. Car rien n’est plus doux que de rester au village. Ce havre de paix est si bien situé – à ceci près qu’il est sans cesse, on l’a vu, à la merci des crus de la rivière – que, même lorsqu’il est menacé, il permet, à toutes petites foulées, de « schtroumpfer refuge dans la forêt ». Mais, celle-ci, comme la bourgade des nains, est conjointement un asile1 et le pays de tous les périls. Ainsi, il existe un Schtroumpf asocial, assez irresponsable pour se morfondre au village et rêver de « schtroumpfer de nouveaux horizons »2, de parcourir le monde, un baluchon à l’épaule3, et de découvrir les îles sous le vent4. Le Grand Schtroumpf a beau tenter de le dissuader – « C’est de la folie ! Pense à tous les dangers que tu schtroumpferas sur ton chemin »5 – rien n’y fait ! Après s’être réjoui : « A moi la grande aventure ! Je schtroumpferai jusqu’au sommet des montagnes, je traverserai les océans, les déserts ! Je schtroumpferai le tour du monde ! »6, il fait, dans la forêt, l’apprentissage de la brutalité du monde et regrette d’avoir quitté le village : « ce n’est pas schtroumpfant, la grande aventure… »7. La morale s’impose d’elle-même : « on ne peut être mieux qu’au schtroumpf de sa famille »8. De même, dans Le Bébé schtroumpf, le Schtroumpf Grognon découvre combien la nature, avec ses insectes, ses rivières et ses bourrasques peut être hostile aux lutins – la difficulté étant pour ces derniers de vivre dans un monde surdimensionné où les abeilles sont aussi grosses qu’eux, où le moindre bassin apparaît comme un océan et le plus petit ruisseau comme un fleuve extraordinaire. En cela, comme la série des Tintin ou celle des Astérix, et à l’instar des dessins animés de Tim Burton ou des studios Disney, l’œuvre de Peyo repose sur la difficile reconnaissance de l’altérité et des différences. Pourtant, qu’il s’agisse de la sexualité, d’autres tabous ou encore de la distinction du bien et du mal les albums de Peyo semblent invariablement proposer une moralité statique qui ne bouleverse pas l’ordre établi, mais, a contrario, en consolide les fondements, faisant, par l’exemple, l’apologie de valeurs stéréotypées dont il serait nécessaire d’assurer la sauvegarde contre le monde des humains qui « sont très grands et pas drôles »9.
Or cette valorisation de l’enfance – et, conformément aux convictions de la modernité occidentale, de la crédulité, de l’imagination et de la spontanéité – s’accompagne d’une nette tendance à la régression. En effet, la manière dont ces albums traitent les questions de la reproduction et de la génération correspond étroitement à ces théories sexuelles infantiles qui ne sont qu’une parade aux angoisses archaïques, une réponse de l’enfant – et, ensuite, de l’inconscient – sinon à la perte de soi, du moins à la destitution de son rang d’être unique et glorieux. Les aventures des Schtroumpfs reposent sur l’organisation psychique issue des théories sexuelles infantiles, sur lesquelles Freud fait reposer les pulsions d’investigation et de savoir (Wisstrieb)10 lesquelles partagent avec les mythes la grande énigme de l’origine des enfants. Une des particularités des aventures des Schtroumpfs et des Schlips – qui sont des Schtroumpfs des cavernes11 – est de s’en tenir à ces théories sexuelles infantiles – que des psychanalystes comme Sophie de Mijolla-Mellor préfèrent aujourd’hui nommer des mythes magico-sexuels – et de ne jamais les historiciser en les intégrant à la trame d’un roman familial. Car pas plus que l’univers de Disney – qui ne connaît ni père, ni mère, mais seulement des oncles (Picsou, Donald), des tantes (Daisy) et des neveux (Riri, Fifi, Loulou) – la série des Schtroumpfs ne relie sexualité et parentalité. Au contraire, cherchant à susciter chez le lecteur une intense régression, elle s’intéresse davantage à la question des origines qu’à celle de la différence des sexes, vaguement entrevue12. Il existe même, sur l’Internet13, un site qui, détaillant avec le plus grand sérieux la sexualité et la reproduction des schtroumpfs, tente de répondre à l’épineuse question que pose avec insistance le Schtroumpf à lunettes dans le douzième album de la série : « d’où viennent les schtroumpfs ? »14. Question à laquelle le grand Schtroumpf répond par un discours interminable et confus :
Lorsque la lune est bleue, il peut se schtroumpfer un événement extraordinaire comme par exemple, la venue d’un bébé Schtroumpf ! Nous pourrions en schtroumpfer toute la nuit, mais si je te dis que tout cela est en fait un grand mystère, je schtroumpfe que tu me comprends, non ?
Cette déclaration soulève à son tour quantité de questions : qui écrit la lettre anonyme informant les Schtroumpf de la venue d’un nourrisson de leur espèce15 ? Et si la cigogne a commis une erreur de livraison, comme y insiste l’album, n°12, à qui devait-elle remettre ce nouveau-né16 ? Existe-t-il donc d’autres villages schtroumpfs ? S’étonnant de ce que les schtroumpfs ne s’étonnent pas de ce que ce soit une cigogne qui livre les bébés17, certains exégètes – identifiant personne et personnage, nains fabuleux et humanité réelle – ont avancé différentes hypothèses : peut-être les schtroumpfs sont-ils hermaphrodites, peut-être connaissent-ils une alternance de générations sexuées et asexuées ; et un commentateur anonyme parvient, au terme d’une controverse byzantine, à cette conclusion singulière :
Là-bas, au loin, dans des montagnes reculées, vivent des schtroumpfs sexués, schtroumpfets mâles et schtroumpfettes femelles. Ces individus copulent, et ont des enfants, nombreux. Ces derniers sont de deux types : bébés sexués et bébés schtroumpfs, asexués. Les enfants sexués, relativement rares, sont gardés par leurs parents, pour être élevés dans les villages, au loin, dans les montagnes. Les bébés schtroumpfs, asexués, sont, quant à eux, éloignés très tôt de leurs parents (pour éviter tout conflit dû ) leurs grandes différences). Tous ces bébés asexués, nés au même moment, sont confiés à des cigognes, qui les mènent à des villages de schtroumpfs et les confient à la garde d’un schtroumpf asexué plus âgé qui devient leur grand Schtroumpf.
On trouve dans ce délire interprétatif qui confond absolument fiction et réalité toutes les caractéristiques des trois archétypes de théories sexuelles infantiles dégagés par Freud dès 190818. Ceux-ci se recoupent pour partie et répondent à la curiosité précoce de l’enfant quant à la différence des sexes et à l’origine des enfants. Dans le premier cas, liée à l’angoisse de castration, les jeunes enfants négligent, voire nient, la différence des sexes. Dans le deuxième, la théorie cloacale de la naissance, le nouveau-né est représenté comme un excrément mis au monde par l’anus et l’origine de la fécondation est attribuée à l’ingestion d’un produit inconnu et magique. Enfin, à partir de la perception accidentelle et incomplète qu’il a eu des rapports sexuels entre ses parents et en référence aux expériences de lutte érotisée qu’il connaît dans les rapports avec d’autres enfants, la troisième des théories sexuelles infantiles renvoie à une conception sadique du coït, le rapport sexuel étant conçu par le jeune enfant comme une action violente, une agression du père contre la mère. Freud souligne, en définitive, la résistance des jeunes enfants à l’information sexuelle : en dépit des explications fournies par l’adulte, les enfants restent fixés aux propres théories qu’ils se sont forgés ; cette résistance étant à mettre au compte du refoulement.
1 Ibid., p.22.
2 Un Schtroumpf pas comme les autres, p.46
3 Ibid.
4 Ibid., p.44.
5 Ibid., p.46.
6 Ibid., p.49.
7 Ibid., p.50.
8 Ibid., p.61.
9 Le Cosmoschtroumpf, p.29.
10 S. de Mijolla, Le Besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, Paris, Dunod, 2002.
11 Le Cosmoschtroumpf, p.27 sqq.
12 Le Bébé Schtroumpf, p.5 : « Au fait, je me demande qui est le père de ce bébé » ; « Allons, Avouez-le, Schtroumpfette ! Ce bébé est le votre bébé, non ? »
13 www.orphys.canalblog.com/archives/2005/05/20/514396.html.
14 Le Bébé Schtroumpf, p.8.
15 Ibid., p.11 & 22.
16 Ibid., p.11.
17 Ibid., p.3.
18 S. Freud, « Les Théories sexuelles infantiles » in La Vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p.14 sqq.
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