vendredi 1 octobre 2010

La pension des délices 2




Ce type de pensionnat – lieu d’initiation à la suavité du plaisir – connaît quantité d’avatars, que les auteurs font varier à leur guise dans l’espace et le temps. Je n’en citerai qu’un seul exemple : le Didascalion de Pierre Louÿs, ce pensionnat sacré, placé dans l’Alexandrie du premier siècle, « où les petites filles apprenaient en sept classes la théorie et la méthode de tous les arts érotiques : le regard, l’étreinte, les mouvements du corps, les complications de la caresse, les procédés secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. » « L’intérieur du Didascalion, les sept classes [...] et le péristyle de la cour étaient ornés de quatre-vingt-douze fresques qui résumaient l’enseignement de l’amour. » « L’élève choisissait librement le jour de sa première expérience, parce que le désir est un ordre de la déesse [Aphrodite], qu’il ne faut pas contrarier ; on lui donnait ce jour-là l’une des maisons de la Terrasse ; et quelques-unes de ces enfants, qui n’étaient même pas nubiles, comptaient parmi les plus infatigables et les plus souvent réclamées. » « À la fin de chaque année, en présence de toutes les courtisanes réunies, un grand concours avait lieu »1, une manière de concours général, en somme, récompensant les écolières les plus brillantes en matière de sexualité.
Aussi, non seulement les liens entre académie, collège et volupté sont-ils très étroits (il suffit de songer au Professor of Desire [1977] de Philip Roth ou au Professeur [2001] de Christian Prigent), mais encore, le pensionnat est-il souvent présenté comme l’institution idéale pour un apprentissage approfondi du déchaînement sexuel, voire du vice, l’endroit où les demoiselles apprennent les choses du sexe et les mots pour les dire. Ainsi, dans Trois Filles de leur mère, Pierre Louÿs s’amuse de ce que la jeune Ricette « mise en pension jusqu’à treize ans et demi », « est sortie de là [...] ne sachant rien faire d’autre que de se branler et de faire minette : c’est tout ce qu’on lui avait appris à la pension »2. La même Ricette montrera, quelques chapitre plus tard, qu’elle y a aussi appris d’autres fines manœuvres : un français choisi et « assez de littérature pour donner à son bagout le tabarinesque ». Elle fait ainsi elle-même la réclame de ses mérites, selon tout ce qu’on lui a appris dans l’institution de jeunes filles dont elle vient de sortir : « écoutez, mesdames et monsieur, le programme de la séance. À la fin du spectacle, dépucelage solennel de Mauricette devant l’honorable assistance. La jeune sauvagesse se présentera en levrette [...]. Mais ceci n’est rien, mesdemoiselles [...]. Pour la première fois, la jeune sauvagesse va sucer publiquement un homme. Au lieu de le faire décharger en l’air, elle le laissera jouir dans sa bouche [et] avalera le foutre en se léchant les lèvres avec un gracieux sourire, pour avoir l’honneur de vous remercier »3.
Cependant, le pensionnat n’est pas toujours, loin s’en faut, une plaisante école de la frivolité et du ravissement, le « vert paradis des amours enfantines ». Au contraire, cette douceur, souvent, s’inverse, dans les fictions, en cruauté, l’ardeur devenant fureur et le désir brutalité. Du Pensionnat du fouet (1909) d’Aimé Van Rod aux Mœurs étranges au pensionnat de jeunes filles (2003) de Philip Larkin, les titres sont innombrables qui indiquent assez clairement que les petites demoiselles n’apprennent pas seulement dans les pensions et institutions – religieuses ou non – les langues mortes, les travaux de couture ou les règles du savoir-vivre. À bien des égards, le pensionnat, dans le cadre des romans érotiques ou pornographiques, est, moderne avatar du lupanar, un lieu de débauches où la jeunesse féminine fait, dans la douleur, l’apprentissage de supplices (qui, à la fin de siècle, peuvent, avec l’étude, s’avérer délicieux) et de perversions (que l’élève disciplinée finira par trouver douces). La question se pose de savoir s’il est possible de faire l’économie d’une étude du lien qui unit les châtiments des pensions et cette homosexualité masculine, décrite en France, depuis les dernière décennies du XIXe siècle, comme le « vice allemand »4. Die Verwirrungen des Zoglings Törleβ (1906) est bon exemple de ce modèle associant uranisme, violence et cruauté. Toutefois, me semble-t-il, ce n’est plus tant la logique du pensionnat qui se déploie que celle de la caserne puisque c’est d’une académie militaire réservée à l’aristocratie dont il est question dans le roman de Musil – académie derrière laquelle on devine sans peine celles d’Eisenstadt et de Märisch-Weisskirchen dont il fut lui-même l’élève. Il n’en demeure pas moins que cet imaginaire sadique ou masochiste ne concerne pas – loin de là ! les seuls lycées ou palestres virils. Car même sur le versant féminin des représentations fictionnelles du pensionnat, ce dernier ne favorise pas exclusivement l’apprentissage du tribadisme ou d’exaltations hétérosexuelles, certes assidues mais ordinaires et, finalement, itératives dans leurs formes coïtales. Quantité de fictions – de tous genres, j’y reviendrai – insiste sur la dépravation, la débauche, la perversion que font naître les pensions, ces lieux clos et secrets. Là encore, on pourrait croire à une singularité britannique, le fameux « vice anglais », cette flagellomanie dont les origines et les enjeux sont aujourd’hui assez bien connus, notamment grâce aux travaux d’Ian Gibson, de Thomas E. Murray et de Thomas R. Murrell5. Des typologies précises sont désormais établies qui distinguent clairement, dans leurs enjeux comme dans leurs représentations – victoriennes surtout –, la fessée (spanking), la bastonnade (caning) et la flagellation (whipping). En outre, comme l’a bien montré Piero Lorenzoni, « the two subjects which predominated in the domain of the English eros, from the end of the 18th century right up to the first half of our own century, were flagellation and the delowering of virgins; two themes which were to distinguish british eroticism from all that all other countries »6. Ces deux thèmes – perte de la virginité et flagellation – sont directement liés aux fictions du pensionnat, selon des figures variées. La fustigation peut, par exemple, constituer le châtiment infligée à une jeune fille qui, n’ayant pas su apaiser les ardeurs qui la consument, s’est livrée à quelque galant de passage ; ou, à l’inverse, la punition violente peut échauffer à tel point les sens d’une jeune élève qu’elle finit par se livrer à son bourreau (généralement, son professeur, son confesseur, ou son institutrice ; on en revient alors aux images d’assujettissement ou de tribadisme que j’évoquais précédemment). La fin de la démonstration de Piero Lorenzoni me semble cependant trop schématique pour être tout à fait exacte. Car, au vrai, ce motif bifrons que sont le tabou de la virginité et la flagellation fantasmée excède de loin le Royaume-Uni, irradiant l’ensemble des représentations de l’érotisme occidental7, aussi bien, du reste, dans la culture de masse que dans la culture savante8.



1Pierre Louÿs, Aphrodite (II, 1), Paris, Le Mercure de France, 1896, p.94 & 95.
2Pierre Louÿs, Trois Filles de leur mère in L’Œuvre érotique, Paris, Les Belles Lettres & Jean-Jacques Pauvert, 1994, (V), p.290.
3Ibid. (XII), p.385.
4Armand Dubary, Les Invertis. Vice allemand, Paris, Chamuel, 1898. On se reportera à l’analyse de Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculine à Paris (1870-1918), Paris, L’Harmattan, 2005. J’ajouterai que les choses sont un peu plus compliquées qu’il ne semble à première vue : l’homosexualité est toujours un vice étranger ; en France ce fut longtemps le vice italien (Ronsard, Du Bellay, D’Aubigné désignent ainsi les mœurs perverses de la cour d’Henri III), en Italie, c’est le vice allemand, en Allemagne et en Espagne, c’est le vice français. Je me permets de renvoyer à l’article que j’ai écrit sur cette question, portant sur la comparaison de Wilde, Proust, Joyce, Musil et Thomas Mann, « L’Androgyne décadent ou la prétention à l’identité homosexuelle chez quelques auteurs du “tournant du siècle” » in P. Mauriès (éd.), Actes du colloque organisé les 25 et 26 juin 1997 au Centre Georges Pompidou, Paris, Gallimard/ Le Promeneur, 1998.
5Ian Gibson, The English Vice. Beating, Sex and Sham in Victorian Britain and After, Londres, Duckworth, 1978. Thomas E. Murray & Thomas R. Murrell, The Language of Sadomasochism. A Glossary and Linguistic Analysis, Greenwood Press, 1989. Voir notamment les pages 23 et 24.
6Piero Lorenzoni, English Eroticism, Ware, 1984, p.64.
7Et, au vrai, au-delà de l’Occident. Quantité de rough hentai porn ou de bondage hentai ont pour cadre des établissements scolaires et, notamment, des pensionnats.
8On se reportera à l’article de Laurent Martin, « Jalons pour une histoire culturelle de la pornogaphie en Occident » in Le Temps des médias, n°1, automne 2003, p.10-30.

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