samedi 2 octobre 2010

La pension des délices 3




Dans La Liberté ou l’Amour ! (1927), Desnos consacre tout un chapitre à la flagellation au « pensionnat d’Humming-Bird Garden »1. Il situe tout naturellement l’action en Angleterre, dans le Kent, et se joue de stéréotypes dont un roman comme Country Retirement était tissé à l’époque victorienne2. Le lecteur, placé dans la situation éminemment perverse et jouissive du voyeur, observe, à la dérobée, le fouettement de deux jeunes pensionnaires, Dolly et Nancy — dont la faute demeure du reste inconnue La première partie de cette nouvelle est évidemment construite en miroir, deux parties se faisant directement écho – ce qui, au passage, indique que le plaisir de l’érotisme pas plus que celui de la pornographie de masse (car Guy Scarpetta a bien montré que, contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de « ligne de démarcation tranchée entre le “noble” [la sexualité poétisée, voilée, métaphorique] et l’“ignoble” [la représentation sexuelle directe, obscène, hard] »3) tient à la répétition non de l’identique, mais de mêmes éléments infiniment variés, modulés : « à l’une des fenêtres de la bâtisse un bruit clair retentit. Bruit de claques sonores, bruit de fouet. Un cri s’éleva, puis plusieurs qui se confondirent bientôt en un gémissement monotone. Dans une salle, une femme de trente-cinq ans, fort belle, brune à reflets roux, fouettait une fille de seize ans étendue en travers de ses genoux. Elle avait d’abord frappé avec la main. On distinguait encore l’empreinte rouge des cinq doigts sur la chair délicate. Le pantalon descendu emprisonnait de dentelles les genoux de la victime dont les cheveux dénoués voilaient le visage. La croupe frémissante se contractait spasmodiquement. Les empreintes de doigts disparaissaient peu à peu, remplacées par les zébrures rouges du martinet de cuir de la correctrice. Parfois, quand le cinglement avait meurtri particulièrement l’enfant, un bond la faisait sursauter davantage, les cuisses s’entrouvraient et c’était un spectacle sensuel qui émouvait une autre jeune fille, attendant dans un coin de la pièce son tour d’être châtiée ». « La maîtresse avait attiré à elle la seconde enfant, blonde et robuste, avec deux fossettes aux joues, fossettes identiques à celles que lorsque à son tour elle se trouva à plat ventre sur les genoux du bourreau, troussée et dénudée, révéla son cul blanc et cambré. Un instant, l’acharnée correctrice s’attarda à contempler ce spectacle troublant, chair blanche qu’elle allait ensanglanter et qui se perdait étrangement dans la masse des jupes, du jupon et de la chemise relevés. Elle dégrafa les jarretières et rabattit les bas jusqu’aux genoux : une jambe s’était dégagée du pantalon qui pendait au pied de l’autre. Puis l’adroite tortionnaire commença à claquer à partir des jarrets les cuisses rondes en remontant vers la taille. Elle embrasa au passage les deux superbes méplats, d’abord masses blanches, puis roses rougissantes, puis orange presque sanguines. Sous les coups, elles se contractèrent, réduisant la raie médiane en un très court sillon. Bientôt, la masse musclée fut prise de soubresauts, se contractant et se relâchant sans mesure, laissant entrevoir le fossé brun où une bouche charnue s’apercevait, plissée et ombragée par des poils. Parfois même, et comme pour sa compagne, un grand sursaut cambrait davantage les reins, écartait les cuisses et le sexe était dévoilé. Quand le sang courut rapidement sous la chair, l’exécutrice saisit le martinet qui, là aussi, zébra de sang la peau fine. Puis le fouet succéda, puis la cravache. L’exécution était presque terminée. Maintenant, les mains parachevaient l’œuvre. Elles meurtrissaient d’une tape sèche les rares endroits qu’avait épargnés le cuir. » Suivant une logique qui préside au discours érotique depuis les Lumières au moins, Desnos inscrit son récit dans un double mouvement de constitution et de déconstruction de topoï. Le lecteur identifie effectivement très rapidement certains stéréotypes, attachés à la représentation du pensionnat aussi bien qu’à la flagellation friponne : la mise en place d’une énigme (Qui feule ? Est-ce le « cri enfantin d’un viol nocturne »4 ? Quel est le motif de cette punition ?), le passage du cri de douleur au gémissement de plaisir, l’érotisation du châtiment tout entier – qui, devenant spectacle, était déjà un motif central des Memoiren einer Sängerin de Wilhelmine Schrœder-Devrient et de Guillaume Apollinaire5 –, et, enfin, la figuration de la maîtresse en dominatrice sexuelle (« Dolly et Nancy se mirent à genoux. Elles délacèrent les souliers de cuir jaune et, glissant leurs petites mains sous les jupes, elles détachèrent les jarretelles et amenèrent les bas. Debout, elles dégrafèrent minutieusement le corsage et la jupe. La femme apparut en pantalon de dentelle et soutien-gorge. Ces deux vêtements tombèrent à leur tour. Nue, les seins durs, la croupe cambrée, la femme dominait les deux fillettes qui, obéissant à un rite convenu, baisèrent la bouche méchante, le ventre rond, le cul robuste, avant de la revêtir d’une chemise fine et courte et de natter ses cheveux ardents. ») Le lecteur habitué des curiosa erotica n’aura pas manqué de noter que les portraits eux-mêmes sont parfaitement traditionnels, depuis la rousseur, voluptueuse et maligne, de l’ « adroite tortionnaire » jusques à la jeune beauté de ses adorables victimes, enfantines, roses, potelées et frémissantes. La situation décrite par Desnos est bien surdéterminée, tissée de schèmes collectifs de pensée, de représentations culturelles figées, de motifs qui, empruntés à la dóxa, sont transférés du domaine social ou idéologique au récit, sensualisé, de la flagellation – laquelle devient, du reste, une image, pour ne pas dire une allégorie, du pensionnat. Cependant, ainsi que je l’annonçais, Desnos ne se contente pas de reprendre à son compte ces stéréotypes, il s’emploie à faire apparaître leurs contradictions. En somme, à les placer au service conjoint de la cognition sociale et de la construction de soi tout en déjouant les attentes du lecteur rêvant d’un simple récit érotique. De ces détournements je ne prendrai que quelques exemples. D’abord, l’association, détaillée tout au long de la nouvelle, de la flagellation et de l’orage d’une part et, de l’autre, sous l’égide de la métaphore, de l’imagination et du désir : « Et voici que maintenant que l’éclair va paraître dans ce ciel évoqué, malgré sa noirceur, sur le papier blanc, je comprends pourquoi le tableau se composa de telle façon. La similitude de l’éclair et du coup de martinet sur la croupe blanche d’une pensionnaire de seize ans suscita seule la montée de la tempête dans l’impassible nuit qui recouvrait le pensionnat. Pensionnat d’Humming-Bird Garden, tu te dressais depuis longtemps sans doute dans mon imagination, maison de briques rouges entourée de calmes pelouses, avec les dortoirs où les vierges sentant passer les fils de la vierge de minuit se retournent voluptueusement, sans s’éveiller, dans leurs lits, avec la chambre de la directrice, femme autoritaire et son arsenal de fouets, de verges et de cravaches, avec les salles de classes où les chiffres blancs sympathisent du fond du tableau noir avec les mystérieux graphiques dessinés dans le ciel par les étoiles, mais tandis que tu restais immobile dans un paysage de leçon de choses, l’orage de toute éternité montait derrière ton toit d’ardoise pour éclater, lueur d’éclair, à l’instant précis où le martinet de la correctrice rayerait d’un sillon rouge les fesses d’une pensionnaire de seize ans et éclairerait douloureusement, tel un éclair, les mystérieuses arcanes de mon érotique imagination. N’ai-je écrit cette histoire que pour évoquer votre ressemblance, éclair, coup de fouet ! et dois-je dresser l’apparence de cette nuit d’orage, sombre femme mais belle, avec ses seins évocateurs des rochers pointus du rivage, ses profonds yeux noirs, les boucles noires de ses cheveux et le teint identique aux prunes d’été, qui, brandissant un fouet cruel d’un bras robuste, en dépit du désordre de sa robe sombre, désordre qui révèle ses admirables seins et sa cuisse musclée, poursuit une marche majestueuse et fait naître le respect. » Il me semble qu’il convient de noter ensuite qu’au rebours des usages du roman érotique, Desnos choisit de relancer le récit alors même que la fable sensuelle apparaissait achevée. En effet, l’irruption du Corsaire Sanglot au pensionnat d’Humming-Bird Garden amorce une nouvelle péripétie qui reproduit les thèmes et motifs de la première partie de la nouvelle (combinaison du mystère et de la soumission, rapprochement du supplice et de l’ivresse, poétisation de la scène érotique) et en amorce de nouveaux (le rêve et l’orgie, notamment) : « l’homme cramponné au balcon leva la fenêtre à guillotine et pénétra dans la pièce. Il sortit de sa poche un revolver noir et le posa sur la cheminée. Ramassant les bas de la femme qui le considérait sans bouger, il emprisonna dans l’un la tête de Dolly et dans l’autre celle de Nancy, enfin se retournant : “— Conduis-moi.” Elle précéda dans un couloir sombre, poussa une porte grinçante, pénétra dans un dortoir. Dans trente lits blancs dormaient ou, plutôt, feignaient de dormir, trente jeunes filles. Sous la clarté tremblante des veilleuses, leur chevelure, le plus souvent blonde et parfois rousse, semblait frémir. La maîtresse réveilla le dortoir. Sous trente couvertures blanches, trente corps palpitants s’agitèrent. Les yeux grands ouverts, les enfants contemplaient leur redoutable tyran et le Corsaire Sanglot, puisque c’était lui, personnage nouveau, terrible et délicieux comme leurs rêves. Elles se levèrent et leur théorie descendit l’escalier de sapin verni. La pluie avait cessé. Le jardin sentait comme tous les romanciers l’ont dit. Imaginez maintenant sur la pelouse verte trente jeunes filles à la chemise retroussée au-dessus de la croupe, à genoux. Et que fit le héros d’une si troublante aventure ? Les échos retentirent longtemps des corrections infligées à ces corps en émoi. Le petit jour levait son doigt au dessus de la forêt quand le Corsaire cessa de meurtrir ces cuisses tendres et ces hanches musclées. Après quoi, il y eut une étreinte entre lui et la terrible maîtresse qui avait assisté, sans mot dire, aux actions de son amant. » Enfin, au sortir de cette nuit sublime, tous les éléments, disparates, de celle-ci se trouvent agrégés et inscrits dans une structure initiatique : « Jusqu’à midi les trente-deux filles dormiront, étonnées au réveil de cette liberté accordée. Regardant le grand soleil de midi frapper leur lit étroit, elles se souviendront des événements de la nuit. L’amour et la jalousie ensemble tortureront leurs âmes. Il leur faudra se lever et reprendre le travail écolier. Quand il leur faudra subir le fouet de la maîtresse, elles seront prises d’un étrange émoi. Souvenir du séducteur cruel et charmant, haine de celle qui le posséda. Et tout se passe comme j’ai dit. Bientôt même et pour mieux évoquer ce matin tendre où elles rencontrèrent l’amour, elles entreprennent de se meurtrir elles-mêmes. Les récréations se passent maintenant derrière les buissons de prunelliers. Et, deux à deux, elles se fouettent mutuellement, bienheureuses quand le sang entoure leurs cuisses d’un mince et chaud reptile. Corsaire Sanglot poursuit sa marche solitaire, tandis qu’en souvenir de lui, dans une calme plaine environnée de bois du comté de Kent, trente jeunes filles se flagellent de jour et de nuit et comptent au matin, en faisant leur toilette, avec une indicible fierté, les cicatrices dont elles sont marquées. Le soir, la maîtresse, comme à l’ordinaire, choisit deux victimes et les emmène dans sa chambre. Et elle frappe ces cuisses qui ont souffert par lui, avec rage. Elle aurait aussi voulu souffrir comme elles et la haine amoureuse la dresse. Car elle n’a pas suffi au contentement du Corsaire. Il lui a fallu d’abord la possession barbare de ses élèves, et rien ne pourra désormais consoler ces âmes en peine. En dépit des années passant sur la pelouse unie et les allées et les arbres de la forêt proche. En dépit des années passant sur ces fronts soucieux, sur ces yeux amoureux des ténèbres, sur ces corps énervés. Et, quelque nuit, l’orage roulant sur la plaine et le marécage éclairera de nouveau la façade sévère et le marais aux feux follets. Mais plus jamais le Corsaire Sanglot ne reparaîtra dans le pensionnat où des cœurs sans défaillance l’attendirent, cœurs aujourd’hui séniles dans d’immondes anatomies de vieilles femmes. »



1Robert Desnos, « Le Pensionnat d’Humming-Bird Garden » in La Liberté ou l’amour ! suivi de Deuil pour deuil, Paris, Gallimard, 1962, p.102-109.
2J’invite le lecteur à consulter, dans la mesure du possible, les ouvrages suivants, devenus rares : E.D., Les Callipyges ou les délices de la verge, Bruxelles, Augustin Bracart, 1892 et, du même auteur, Jupes troussées, Amsterdam, Augustin Brancart, 1890. Il est intéressant de comparer ces fictions fin-de-siècle avec d’autres qui, pendant les Lumières, abordaient le même thème, notamment : Le Chérubin, gardien de l’innocence féminine, Londres, W. Locke, 1792 ; Etonensis (George Augustus Sala), Les Mystères de la villa de la Verveine, Londres, 1782.
3 G. Scarpetta, Variations sur l’érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2004, p.13-14.
4R. Desnos, Deuil pour deuil, éd.cit., p.142.
5Cf. W. Schrœder-Devrien, Mémoires d’une chanteuse allemande, Paris, Tchou, p.144-152.

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