Les mondes de nains sont invariablement, aux yeux de qui les découvrent, des microcosmes, des modèles réduits de son propre univers qu’ils imitent à la perfection. Et le petit « pays des Schtroumpfs »1 est fondé sur un ordre social et politique qui est en tout point semblable à celui qui régit le nôtre où règnent également complicités et détestations, nonchalance et corvée, probité et gloutonnerie. C’est pourquoi l’observation de ces mondes de nains – fils du brouillard de la mythologie scandinave, elfes capricieux, minuscules mais tout-puissants, gnomes difformes des cabalistes qui possédaient les secrets de la terre et animaient les plantes et les animaux, lutins espiègles et taquins, trolls et hulder qui sont les amis des fées, teuz, elfes, konigans, kornikaneds, korils et poulpikans, qui dansent au clair de lune, égarent les passants et gardent des trésors – est censée nous apprendre aux enfant beaucoup sur le monde des grands et aux adultes, beaucoup sur eux-mêmes. C’est la même valeur heuristique que le très sérieux magazine Scientific American mettait récemment en avant en présentant comme « la trouvaille paléo-anthropologique la plus spectaculaire du siècle dernier » la découverte par des archéologues des restes d’une espèce de nains vivant en Indonésie il y a plus de 18 000 ans et possédant toute une panoplie d’outils de petite taille, exactement semblables à ceux des humains ordinaires. Mais c’est surtout sur le fonctionnement de l’inconscient que les peuplades naines nous renseignent puisqu’elles représentent, dans leurs difformités et leur familière étrangeté, les manifestations incontrôlées du Ça cette instance primitive qui, selon la topique établie par Freud en 1923, est le réservoir de la libido, du désir de domination, de jouissance et de savoir. Et c’est précisément là ce que figurent les petites créatures de Peyo, avec leur plaisanteries dérisoires. Elles manifestent les meurtrissures les plus graves refoulées dans l’inconscient : l’absence, le manque, la reconnaissance essentielle et malheureuse de l’altérité, le désir et la mort. C’est au demeurant sur ce mélange de gravité et de puérilité que se fonde la récente publicité de l’Unicef qui reprend et détourne les stéréotypes du peuple schtroumpf : ses danses coutumières, métaphores de l’insouciance, voire de la frivolité, sont brutalement interrompues par des bombardiers qui laissent la schtroumpfette pour morte, le bébé schtroumpf orphelin, le village en ruine. Comme les compagnies de nains de la Renaissance – lesquels étaient regardés à la fois comme des curiosités et des animaux apprivoisés – les Schtroumpfs soulagent et structurent les inconscients individuels et collectif sur le mode de la kátharsis, non pas tant, naturellement, au sens qu’Aristote donnait à ce terme, qu’à celui qui fut précisé dans les années 1950 par Seymour Feschbach et ses disciples. Les Schtroumpfs sont initiés aux secrets – aux secrets de la Nature puisqu’ils savent, comme saint François d’Assise, parler aux oiseaux2 comme à ces énigmes qui touchent, dans l’inconscient, à la sexualité et dont on sait bien, depuis Freud, que les théoriciens sont en quête. Or, d’un point de vue inconscient, les albums de Peyo sont réglés par la double logique du clivage et de l’ambivalence. Ou, plus exactement, ils représentent le passage du premier à la seconde qui est une organisation psychique plus mature. D’une part, en effet, les « histoires de Schtroumpfs » sont fondées sur la division – du Moi et de l’objet – sur la coexistence, devant l’angoisse, d’attitudes incontestablement contradictoires, qui restent étrangères l’une à l’autre. Tout est mis en place pour que le lecteur, comme les Schtroumpfs eux-mêmes, perçoive l’altérité de manière partielle, et oscille entre l’idéalisation et l’humiliation, entre la satisfaction et la frustration, entre la bienveillance, mièvre, et la persécution, impitoyable. D’autre part, comme les gnomes bleus dont il suit les aventures, le lecteur fait l’apprentissage de la présence simultanée dans la relation à un même objet, de sentiments opposés, de la confusion de l’amour et de la haine. Cette « hainamoration », qui articule la tension agressive interne à l’amour à la tripartition lacanienne Réel/ Symbolique/ Imaginaire, est le premier pas à la fois vers l’apaisement de l’angoisse de séparation et vers la découverte de la problématique œdipienne Et qu’il soit enfant ou adulte, le lecteur de douter : ce charmant village de « petites maisons de poupées »3 est-il une belle utopie ou, à l’inverse, un parfait cauchemar où règne, comme partout où commande le désir d’inaction, l’indiscrétion et les rumeurs les plus folles4 ? Renvoie-il à des scénarios archaïques caractérisés par l’indifférenciation, ou à des schémas œdipiens marqués par l’altérité et la réflexion ?
1 Le Schtroumpfeur de pluie, Dupuis, 1970, p.43.
2 Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.25.
3 La Schtroumpfette, p.8.
4 Le Cosmoschtroumpf, p.7.
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